Je n’ai rien et elle possède une grande fortune. Je suis brune et laide, et elle est blonde et jolie. Tout le monde me trouve revêche et bizarre (avec raison d’ailleurs !) et tout le monde la trouve douce et charmante (avec encore plus de raisons !). En résumé, c’est un ange et je suis… Essayez un peu de cette marmelade, Mr Hartright, et achevez vous-même ma phrase. Que vous dirais-je de Mr Fairlie ? Ma parole, je ne sais plus ! Il vous enverra certainement chercher après le déjeuner et vous en jugerez vous-même. Ce que je puis vous dire, c’est qu’il est le plus jeune frère de feu Mr Fairlie, qu’il est célibataire et qu’il est le tuteur de miss Fairlie. Je ne voudrais pas vivre sans elle, et elle ne peut vivre sans moi, c’est pourquoi je suis à Limmeridge House. Ma sœur et moi, nous nous adorons, ce qui est inexplicable, vu les circonstances. Vous devez, vous, plaire à toutes les deux, Mr Hartright, ou ne plaire à aucune ; ce qui est pire, c’est que vous allez être tout le temps dans notre compagnie. Mrs Vesey est une excellente personne ayant toutes les vertus cardinales et ne comptant pour rien. Quant à Mr Fairlie, il est trop infirme pour être un compagnon pour qui que ce soit. Nous attribuons tous son infirmité aux nerfs et, au fond, aucun de nous ne sait pourquoi. Je vous conseille toutefois de flatter ses petites manies quand vous le verrez. Admirez sa collection de pièces de monnaie et de gravures et vous gagnerez son cœur. Si vous pouvez vous contenter d’une existence calme, à la campagne, je ne vois pas pourquoi vous ne vous plairiez pas ici. Du déjeuner au lunch, les estampes de Mr Fairlie vous absorberont. Après le lunch, miss Fairlie et moi prendrons nos cahiers de croquis et irons, sous votre direction, étudier les beautés de la nature, et les déformer en ayant l’illusion de les représenter. Le dessin est son caprice favori, pas le mien. Les femmes ne savent pas dessiner ! Leur imagination est trop féconde et leurs yeux trop inattentifs.
» N’importe ! ma sœur l’aime, aussi, je gaspille couleurs et papier pour lui faire plaisir. Quant aux soirées, je crois que nous pourrons vous les rendre agréables. Miss Fairlie joue délicieusement du piano. Pour ma part, je ne distingue pas une note d’une autre, mais je puis vous battre aux échecs, au trictrac, à l’écarté et, par une anomalie toute féminine, même au billard.
» Que pensez-vous du programme ? Croyez-vous que vous pourrez vous adapter à notre vie tranquille et régulière ? Ou bien aurez-vous soif de changement et d’aventures ?
Elle avait débité tout cela d’un seul trait et d’un air quelque peu railleur. Mais, malgré le ton léger avec lequel elle l’avait prononcé, le mot « aventures » me donna l’impérieux désir de savoir quel avait été le lien de parenté, si toutefois elles avaient été parentes, entre Mrs Fairlie, ancienne maîtresse de Limmeridge House, et la fugitive sans nom de l’asile.
– Même si j’étais le plus changeant des hommes, répondis-je, il n’y aurait aucun danger que j’aie soif d’aventures pendant quelque temps, car la nuit qui précéda mon arrivée ici, j’en ai vécu une dont l’étrangeté et le mystère me poursuivront durant tout mon séjour à Limmeridge House, je vous le certifie, miss Halcombe.
– Vraiment ? Puis-je la connaître ?
– Vous y avez un certain droit. L’héroïne principale de cette aventure vous est sans doute aussi étrangère qu’à moi, miss Halcombe, mais elle a mentionné le nom de la dernière Mrs Fairlie en termes empreints de la plus sincère gratitude et du plus profond respect.
– Le nom de ma mère ! Vous m’intéressez au-delà de toute expression. Je vous en prie, continuez.
Je racontai les circonstances de ma rencontre avec la Dame en blanc et répétai mot par mot ce que celle-ci m’avait dit au sujet de Mrs Fairlie.
Les grands yeux honnêtes de miss Halcombe me fixaient avec ardeur tandis que je parlais. Son visage exprimait de l’intérêt et de l’étonnement, mais rien de plus. Il était évident qu’elle ne connaissait pas la femme dont je parlais.
– Êtes-vous tout à fait certain des paroles qu’elle a prononcées au sujet de ma mère ? demanda-t-elle.
– Absolument. Qui qu’elle puisse être, cette femme fut un jour élève à l’école du village de Limmeridge et y fut traitée avec une bonté spéciale par Mrs Fairlie. En souvenir de cette bonté, elle garde un intérêt affectueux à tous les survivants de la famille. Elle savait que Mrs Fairlie et son mari étaient morts et parlait de miss Fairlie comme si elle l’eût bien connue étant enfant.
– Vous avez dit, je pense, qu’elle niait avoir habité cette contrée ?
– En effet ; elle m’a dit qu’elle était originaire du Hampshire.
– Et vous n’êtes pas parvenu à connaître son nom ?
– Non.
– Étrange ! Je trouve que vous avez eu parfaitement raison de donner la liberté à cette pauvre créature, Mr Hartright, car elle ne semble pas avoir fait, en votre présence, quelque chose qui prouvât qu’elle ne fût pas capable d’en jouir.
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