À ceux-là, il en joignit une centaine encore, choisis surtout parmi les tableaux, les tapisseries et les armes.

Le reste, tous frais payés, produisit cent vingt-trois mille cinq cents francs.

– Et notez, mon commandant, disait à Pierre Delorge l’expert qu’il avait fait venir de Paris, notez que vous vous êtes réservé la crème, si j’ose m’exprimer ainsi, la fleur des collections. Ce que vous gardez vaut mieux et plus que tout ce que nous avons vendu. Rien que de quatre de vos tableaux, à mon choix, je suis prêt à vous compter, hic et nunc, trente mille francs.

Ce résultat fabuleux et les propos plus fabuleux de l’expert devaient produire à Vendôme une profonde impression.

On vit les gens qui avaient le plus raillé M. de Glorière se gratter l’oreille d’un air penaud :

– Diable ! disaient-ils, ce n’est décidément pas une si mauvaise spéculation que de ramasser des vieilleries !

Et c’est de ce jour que M. Pigorin, de la rue de l’Hôpital, prit l’habitude de faire chaque matin sa tournée chez tous les revendeurs de la ville, espérant y rencontrer de ces merveilles méconnues qu’on achète cent sous et qu’on revend dix ou quinze mille francs.

Mlle de la Rochecordeau, elle, s’était mise au lit, ainsi qu’il arrivait à chacune de ses grandes contrariétés.

– Qui jamais, gémissait-elle, se fût douté que ce vieil original de Glorière possédait une fortune !… Il n’y avait à le savoir que ma nièce et son soudard. Aussi, voyez comme ils ont chambré le bonhomme !… Ah ! ils doivent bien rire, maintenant…

Le commandant ne riait pas, mais son cœur bondissait de reconnaissance, au souvenir de l’homme excellent, de l’ami incomparable qu’il avait perdu.

Après lui avoir dû le bonheur de sa vie présente, voici qu’il allait encore lui devoir la sécurité de l’avenir.

– Vienne la guerre, se disait-il, une maladie, un accident, la mort… mon agonie ne sera pas torturée par cette idée désolante que je laisse sans pain ma femme et mon enfant !

Aussi est-ce avec une sorte d’attendrissement pieux que Mme Delorge et son mari suspendirent aux murs et dressèrent sur les cheminées et sur les consoles les tableaux et les bronzes de leur vieil ami.

Leur banal appartement meublé de Pontivy en recevait un lustre singulier, et prenait désormais, selon l’expression d’un capitaine connaisseur, un faux air de résidence royale.

Mais en dépit du bruit qui se répandit que M. et Mme Delorge venaient d’hériter d’un oncle millionnaire, le train de leur maison resta le même.

Train bien modeste, assurément, car deux petites servantes suffisaient à tout, aidées seulement pour les gros ouvrages par l’ordonnance du commandant.

C’était un vieil Alsacien, nommé Krauss, qui avait été le camarade de lit de son officier, quand celui-ci était entré au service, ce dont il n’était pas médiocrement fier, qui ne l’avait pas quitté vingt-quatre heures depuis vingt-quatre ans, et qui lui avait voué un de ces attachements aveugles qui font pâlir le fanatisme.

Et encore, depuis la naissance de Raymond, Krauss ne se rendait-il plus guère utile dans la maison. Les servantes, Mme Delorge, le commandant lui-même ne pouvaient plus rien obtenir de lui.

Le digne troupier s’était, de son autorité privée, constitué la bonne du petit garçon, et il le gardait avec des attentions maternelles, une jalousie d’amant et la soumission d’un caniche, lui inspirant des fantaisies et des caprices pour avoir le plaisir de s’y soumettre.

– Et même, il faut mettre ordre à cela, disait le commandant ; cet animal de Krauss finirait par faire de notre fils un être insupportable.

Ce fils avait un peu plus d’un an, lorsque son père fut nommé lieutenant-colonel.

En ce temps là, toutes les administrations, même, ou plutôt surtout celle de la guerre, considéraient la fortune comme un titre à l’avancement.

Elles se tenaient ce raisonnement qui ne manquait pas de justesse :

– Si nous mécontentons par trop un homme qui a de quoi vivre indépendant, il nous plantera là, et nous discréditera par ses clabauderies…

C’est pourquoi le lieutenant-colonel Delorge, qui passait pour avoir vingt mille livres de rentes, ne tarda pas à être fait colonel.

C’est en Afrique, à Oran, que tenait garnison le régiment dont Pierre Delorge était appelé à prendre le commandement, et sa lettre de service lui notifiait de le rejoindre dans le plus bref délai.

Cette circonstance troublait quelque peu sa joie au milieu des félicitations qu’il recevait de toutes parts, et l’agitait de graves perplexités.

Devait-il emmener sa femme et son enfant et les exposer aux fatigues d’un long voyage et à tous les périls d’un climat brûlant, au plus fort de l’été ?

Mais au premier mot qu’il dit de ses incertitudes à Mme Delorge :

– Je savais ce que je faisais en t’épousant, interrompit-elle, de ce ton qui annonce une inébranlable résolution. Je suis la femme d’un soldat. Partout où on enverra mon mari, j’irai.

Ils partirent donc ensemble, et quinze jours plus tard, tant ils avaient précipité leur voyage, ils arrivaient à Oran, et ils s’installaient dans une des maisons charmantes dont les jardins ombrageux s’étagent en terrasses le long de pentes du ravin de Santa-Cruz.

Déjà le nouveau colonel connaissait les raisons qui avaient fait hâter son départ. Il les avait apprises en mettant le pied sur les quais d’Alger.

Notre colonie était en feu.

Partout, en Algérie et dans le Maroc, on prêchait la guerre sainte et on soulevait les populations. Une formidable expédition s’organisait dans le but de rejeter les Français à la mer et de rétablir les gloires et la puissance de l’islamisme.

Le fils de l’empereur du Maroc était le chef de cette croisade.

Il campait sur les bords de l’Isly, occupant avec ses troupes un espace de plus de deux lieues. Chaque jour des contingents nouveaux ajoutaient à ses forces et à son orgueil.

Et il se croyait si sûr de la victoire, que déjà il avait choisi parmi ses chefs ceux qui commanderaient en son nom à Tlemcen, à Oran et à Mascara.

Seulement il comptait sans le héros « à la casquette », le maréchal, ou plutôt, comme on disait alors, « le père Bugeaud ».

Reconnaissant le danger de rester plus longtemps sur la défensive, sentant bien que notre inaction exaltait les espérances et le fanatisme des tribus, le maréchal venait de se décider à attaquer.

Ayant rallié la division Bedeau, il se hâtait de réunir tout ce qu’il avait de troupes à sa portée.

Si bien que le colonel Delorge n’était pas à Oran depuis tout à fait quarante-huit heures, lorsqu’il reçut du « père Bugeaud » l’ordre de lui amener sur-le-champ son régiment.

C’est à quatre heures du soir que cet ordre lui arriva, et il dut se hâter de rentre chez lui pour prendre ses dernières dispositions.

Intérieurement, il se félicitait d’être arrivé à temps pour marcher à l’ennemi, ce qui n’empêche que le cœur lui battait un peu, au moment d’annoncer à sa jeune femme cette grave nouvelle.

– Le régiment part à minuit ! lui dit-il de l’air le plus gai qu’il put prendre.

Il s’attendait à une émotion terrible, à des larmes, à une scène déchirante peut-être… Point.

Elle pâlit, ses beaux yeux se voilèrent, mais c’est d’un ton ferme qu’elle répondit simplement :

– C’est bien.

Et tout aussitôt, sans réflexions vaines, sans inutiles questions, elle se mit à s’occuper de ce que son mari emporterait, veillant autant qu’il était en elle à ce qu’il ne manquât de rien, quoi qu’il pût arriver, lui préparant de la charpie et des bandes, et tout ce qu’il faut pour un pansement provisoire sur le champ de bataille.

Plus ému de ce sang-froid qu’il ne l’eût été par des larmes, il s’efforçait de la rassurer.

– Bast ! lui disait-il, est-ce que j’aurai besoin de tout cela ! Laisse donc faire Krauss, c’est un vieil Africain, qui connaît son affaire…

Les vingt mille habitants d’Oran étaient sur pied cette nuit-là, et une immense acclamation salua le régiment lorsqu’il sortit de la ville, étendard déployé et trompettes sonnant.

Mme Delorge avait été stoïque…

Dominant l’émotion terrible qui l’écrasait, c’est avec un bon sourire aux lèvres qu’elle embrassa son mari, qui avait déjà le pied à l’étrier.

Sa voix d’un timbre si pur ne trembla pas, lorsqu’elle dit à son fils :

– Embrasse ton père et dis-lui : Au revoir !

– Au revoir, papa ! bégaya l’enfant…

Il est vrai que, rentrée chez elle, elle s’évanouit…

– Sois sans crainte, lui avait dit Pierre Delorge, avant la fin du mois nous serons de retour, ayant ôté pour longtemps aux Arabes l’envie de recommencer.

Pour cette fois, il devait avoir raison car, à huit jours de là, le « père Bugeaud » gagnait, avec dix mille hommes contre trente mille, la bataille d’Isly.

Lancé avec ses quatre escadrons de guerre contre une masse de dix ou douze mille cavaliers marocains, le colonel Delorge n’avait pas peu contribué au succès de la journée.

Un instant, son régiment avait disparu, comme englouti au milieu du plus effroyable tourbillon.

Mais commandés par un tel chef, les soldats français sont tous des héros. Les siens se battirent en désespérés, laissant le temps aux spahis de Jussuf et aux fantassins de Bedeau de se reformer et de venir les dégager.

Lui-même devait en être quitte à assez bon marché.

À très bon marché même, affirmait Krauss, pour un homme qui étrenne ses épaulettes d’une pareille façon !

Lancé au plus épais de la mêlée, le colonel Delorge avait eu deux chevaux tués sous lui. Ses habits n’étaient plus qu’une loque, tant ils avaient été hachés littéralement de coups de yatagan. Mais il n’avait reçu qu’une blessure au bras droit.

– Va ! j’étais bien sûre que tu me reviendrais, lui dit sa femme, lorsque le régiment rentra à Oran… Est-ce que si tu avais été tué là-bas, je ne l’aurais pas senti, moi, ici !…

Cependant sa blessure, que plusieurs jours de fatigue et de chaleurs excessives avaient envenimée, fut longue à guérir…

Et encore lui laissa-t-elle pour toujours une roideur gênante dans le bras, lui rendant difficiles certains mouvements, comme celui de mettre le sabre en main, qui exige un renversement du coude et une torsion du poignet.

En revanche, il fut une fois de plus porté à l’ordre du jour de l’armée, et investi d’un grand commandement, où éclatèrent ses rares aptitudes et ses qualités d’organisateur.

C’est en parlant de lui que le ministre de la guerre disait, en 1847, à la Chambre des députés : « Avec des officiers de cette trempe, je répondrais de la colonisation parfaite de l’Algérie en dix ans ! »

Sa réputation de soldat et d’administrateur n’avait donc plus rien à gagner, lorsque arriva la révolution de 1848… S’il s’en préoccupa, ce fut pour bénir la destinée, qui l’éloignait de Paris en une année où la guerre civile y fit couler des flots de sang.

Mais il ne s’en préoccupa guère, distrait par un souci meilleur.

Sa femme venait de lui donner une fille qui reçut le nom de Pauline.

Alors Mme Delorge n’avait plus aucune de ces vagues appréhensions des premiers mois de son mariage… Accoutumée à son bonheur, elle s’y endormait en sécurité profonde, entre son mari et ses enfants.

Pauvre femme !… Le malheur est un créancier impitoyable qui vient toujours… Il venait.

III

On arrivait à la fin de mars 1849, le prince Louis-Napoléon Bonaparte était président de la République française, lorsque les cercles militaires d’Oran commencèrent à se préoccuper de trois « pékins » arrivés depuis peu de France, et descendus à l’Hôtel de la Paix.

L’un était un homme jeune encore, et d’un extérieur « avantageux », portant toute sa barbe, et qui se faisait appeler M. le vicomte de Maumussy.

L’autre était plus âgé. Déjà ses moustaches, fort longues et outrageusement cirées, grisonnaient. Attitude, démarche, coupe de vêtements, tout en lui trahissait, ou plutôt affectait cet on ne sait quoi qui distingue les officiers en bourgeois. Il était inscrit à l’hôtel sous le nom de Victor de Combelaine.

Ces deux messieurs étaient décorés.

Le troisième, plus humble, était aussi plus indéchiffrable.

Il était gros et court, fort rouge, très chauve, et d’une vulgarité que rehaussaient encore les énormes chaînes de montre qui battaient sa bedaine et les bagues qui cerclaient ses doigts noueux.

Les autres l’appelaient, encore qu’il ne parût pas très âgé, le père Coutanceau.

Tous trois venaient en Afrique, disaient-ils partout, à tout propos et très haut, pour obtenir des concessions et faire de l’agriculture en grand.

C’était fort possible, après tout.

Seulement, leurs agissements démentaient leurs assertions.

Ce n’était pas des colons qu’ils recherchaient, ni des fermiers, mais presque exclusivement des militaires.

Souvent, à la nuit tombante, on voyait se glisser chez eux, et non sans précautions pour n’être point vus, des officiers des districts cantonnés au loin, à Mers-el-Kébir, à Arzew, à Sidi-bel-Abbès.

De leur côté, ils étaient toujours par voies et par chemins, tantôt à pied et tantôt en voiture, visitant les postes militaires, et parfois demeurant des deux et trois jours à Mostaganem ou à Mascara.

L’argent ne paraissait pas leur manquer.

Les poches de M. Coutanceau, des poches immenses, où il avait toujours les mains plongées jusqu’au coude, sonnaient comme un clocher de village.

Et ils faisaient grande chère, prenant leurs repas à part et ne ménageant ni le vin de Bordeaux des grands crus, ni le vin de Champagne.

– Positivement, ces gaillards-là nous inquiètent, disait un soir à sa femme le colonel Delorge. On dirait des agents de recrutement. Mais qui viendraient-ils recruter dans la colonie ? Pour qui ? pour quoi ?

– Que ne vous mettez-vous en quête de renseignements ! répondait simplement Mme Delorge.

On s’enquit, et on en obtint d’un sous-lieutenant, qui avait été longtemps employé au ministère des finances, et qui savait son Paris sur le bout du doigt.

M. le vicomte de Maumussy s’appelait de son vrai nom Chingrot, et il eût été bien habile celui qui eût su dire où se trouvait sa vicomté.

C’était un de ces viveurs de troisième ordre qui font cortège aux fils de famille en train de dévorer leur légitime, et qui sans un sou vaillant affichent tous les dehors du luxe, jouent gros jeu et roulent voiture.

L’enlèvement d’une pauvre jeune femme qu’il avait ensuite ruinée, un duel heureux et une nuit de veine au baccarat avaient marqué l’apogée de l’honorable carrière de M. Chingrot de Maumussy.

Depuis, il n’avait fait que déchoir. Il se noyait, selon l’expression consacrée, buvant une gorgée plus amère et coulant plus profondément à chacune de ses tentatives pour remonter à la surface.

Et Dieu sait s’il en avait risqué de ces tentatives, en finances, en industrie, en journalisme et en politique !…

Car il était dévoré d’ambitions, de convoitises et de rancunes, et se croyait apte à tout.

Et, de fait, il ne manquait ni d’intelligence, ni d’esprit, ni de savoir-faire. Causeur facile et agréable, il était rompu à toutes les intrigues et avait cette imperturbable audace de l’homme qui n’a plus rien à perdre.

Accusé d’un bonheur trop constant au jeu, perdu de dettes, traqué par des créanciers qui le menaçaient non plus de Clichy mais de la police correctionnelle, exclu de tous les cercles, exécuté en dernier lieu à la Bourse, où il carottait des différences, M. Chingrot de Maumussy avait fait un plongeon définitif et disparu du boulevard lors des journées de février 1848.

Non moins mouvementée devait avoir été l’existence de son compagnon, M. Victor de Combelaine, dans une sphère inférieure, toutefois.

Et il faut dire : devait, au conditionnel, parce que nul ne savait rien au juste des parents, ni même du pays de cet honorable… gentilhomme.

D’aucuns soutenaient que nulle part jamais n’exista un M. de Combelaine père. Sa mère était, assurait-on, une noble demoiselle hongroise, que la sensibilité de son cœur avait perdue.

Le positif, c’est que le Combelaine avait été militaire.

Des gens l’avaient connu lorsqu’il venait de s’engager dans un régiment de hussards, et les fournisseurs de toutes les villes où il avait tenu garnison gardaient de lui de cuisants souvenirs et des liasses de billets protestés.

En dépit de tout, et si piètre serviteur qu’il pût être, il avait dû à de mystérieuses influences un avancement scandaleusement rapide.

Il était capitaine, et se plaignait de moisir en ce grade, quand, à la suite d’une aventure dont le secret fut bien gardé, il essaya de se suicider.

S’étant manqué, il reprit goût à la vie, mais il donna sa démission, volontairement, prétendaient les uns ; parce qu’il ne pouvait faire autrement, assuraient les autres.

Comment vivre, cependant ? Il s’improvisa voyageur en parfumerie. Une querelle avec son patron l’ayant rejeté sur le pavé, il entreprit de fonder une salle d’armes. Tireur de premier ordre, il réussissait, il gagnait de l’argent… Une légèreté le contraignit à fermer boutique. Un de ses élèves étant menacé d’un duel sérieux, il avait, moyennant finance, pris le duel à son compte et tué l’adversaire.

Obligé de fuir, il s’était réfugié en Belgique, s’était fait comédien, et avait, pendant dix mois, essuyé les sifflets de Bruxelles.

Remercié par son directeur, il s’était lancé dans la politique, avait conspiré, en avait vécu, et finalement s’était trouvé englobé dans un procès où son attitude lui avait attiré de la part de ses coaccusés l’épithète de mouchard…

C’était d’ailleurs, selon son expression, un « noceur » féroce, dévoré de convoitises malsaines et d’appétits honteux, sans foi, sans loi, sans mœurs, brave peut-être, mais ayant, à coup sûr, moins de bravoure que de confiance en son adresse de spadassin, prêt à tout pour de l’argent, capable, selon son intérêt, de tuer un homme pour une vétille ou de digérer un soufflet sans sourciller.

Comparé à ces deux honorables personnages, leur compagnon, M. Coutanceau, pouvait passer pour un petit saint.

Ce dernier n’était, à vrai dire, qu’un vulgaire faiseur, qui depuis quinze ans naviguait sur les récifs du Code, toujours entre le bagne et la maison centrale.

Pris la main dans le sac, il en avait été quitte pour treize mois de prison, mais il s’était vu du même coup contraint de prendre sa retraite.

Il ne s’en consolait pas, encore bien qu’il eût la prudence de se garder pour la soif une poire de quatre-vingt mille livres de rentes. Avec ses apparences de bonhomie et de rondeur, il était vaniteux follement et ambitieux plus encore. Parce qu’il s’était adroitement tiré de quelques tripotages, il se croyait l’étoffe d’un financier de génie, et était, ma foi ! prêt à risquer tout ce qu’il possédait pour le prouver.

Enfin, il était avéré que ces trois associés s’étaient trouvés mêlés à toutes les agitations inspirées par une société bonapartiste qui est restée célèbre sous le nom de Club des culottes de peau.

C’est dire la surprise de Mme Delorge quand, un matin, elle aperçut dans la cour M. le vicomte de Maumussy et M. de Combelaine. Ils demandaient à parler au colonel Delorge quand on les conduisit près de lui…

Que voulaient-ils ? Mme Delorge ne se le demanda même pas. Elle s’occupait de tout autre chose, quand son attention fut attirée par de grands éclats de voix.

Elle prêta l’oreille : c’était son mari qui jurait, en proie, à ce qu’il lui parut, à une terrible colère…

Presque aussitôt, des pas rapides retentirent dans l’escalier… Évidemment, les deux visiteurs se retiraient beaucoup plus vite qu’ils n’étaient venus.

Mais le colonel descendait sur leurs talons, et quand il arriva dans la cour :

– Krauss, cria-t-il à son ordonnance, regarde bien ces deux individus, et souviens-toi que si jamais ils viennent me demander, je n’y suis pas…

La colère du colonel Delorge avait dû être des plus violentes, car son visage en gardait encore les traces, une heure après, lorsqu’il se mit à table pour déjeuner.

Et cependant, il était visible qu’il faisait les plus grands efforts pour reprendre son sang-froid et écarter de son esprit quelque pensée importune.

Il parlait plus que de coutume, et avec une certaine véhémence, encore qu’il ne parlât que de choses indifférentes. Il s’emporta contre son fils à propos d’une niaiserie, et sa fille, la petite Pauline, étant venue à pleurer, il s’écria en jurant qu’il était insupportable d’entendre continuellement crier des enfants.

C’est avec un étonnement profond que sa femme le considérait. Jamais elle ne l’avait vu ainsi. Et, cependant, elle n’osait l’interroger en présence des domestiques, qui allaient et venaient pour le service.

Mais lui, dès qu’on eût servi le café :

– Te serait-il bien agréable, demanda-t-il à sa femme, d’être madame la générale ?…

Ainsi que toutes les femmes qui aiment, Mme Delorge était très ambitieuse pour son mari, n’apercevant personne qui pût lui être comparé.

Croyant à quelque bonne nouvelle, elle eut un mouvement de joie, et très vivement :

– Oui, certes ! répondit-elle. Mais pourquoi cette question ?

– C’est qu’on cherche des généraux.

– Qui ?

– Les deux estimables personnages que j’ai vus ce matin, parbleu !

Et sans laisser à sa femme le temps de revenir de sa surprise :

– C’est comme cela, poursuivit-il.