Les
officiers généraux actuels ne suffisent plus. Bedeau, Bugeaud,
Lamoricière, Changarnier et les autres, deviennent gênants. Il en
faut de nouveaux, très vite, parmi lesquels probablement on
choisira le ministre de la guerre. Et comme on les voudrait
glorieux et populaires, nous allons, à leur intention, entreprendre
une grande expédition en Kabylie, contre les Beni-Sliman et les
Oustani…
Mme Delorge pâlit au souvenir
de ses transes nouvelles lors de la bataille d’Isly, et d’une voix
un peu tremblante :
– Ainsi, tu vas partir, Pierre ?…
commença-t-elle.
– Si j’en reçois l’ordre… évidemment.
Mais rassure-toi, l’ordre ne viendra pas. Je n’ai aucune des
qualités requises. Ainsi, je ne crois pas que, d’ici longtemps, tu
sois madame la générale Delorge… si tu l’es jamais, toutefois, – ce
qui, depuis ce matin, est devenu diablement problématique.
Sur quoi, roulant sa serviette, il la jeta
violemment sur une chaise et sortit en sifflant.
– Signe d’orage ! grommela
Krauss.
Ce n’était absolument rien que cette scène, et
dans quatre-vingt-quinze ménages sur cent, elle eût passé
inaperçue. Mais de même qu’il suffit d’un grain de sable qui tombe
pour ternir le pur cristal d’une source, une seule parole violente
devait troubler étrangement la paisible harmonie de cet heureux
intérieur.
– Il n’y a pas à en douter, pensait
Mme Delorge, il est arrivé quelque chose à Pierre,
quelque chose de très grave… et cela, du fait de ces deux
chevaliers d’industrie…
Mais c’est en vain qu’elle s’épuisait à
imaginer une relation admissible entre le vicomte de Maumussy ou
M. de Combelaine et le loyal colonel Delorge…
Cependant, ces honorables associés n’en
étaient plus à leur isolement des premiers jours. Ils avaient
réussi à se constituer une société. Le vicomte de Maumussy se
faisait une réputation d’homme politique.
M. de Combelaine, invité à un assaut d’armes, y avait
fait merveille. M. Coutanceau jouait et perdait le plus
galamment du monde. Deux ou trois officiers supérieurs des environs
ne les quittaient pour ainsi dire plus. Ils donnaient des dîners où
on buvait sec, en choquant les verres, et qui étaient suivis de
soirées où l’on absorbait d’immenses quantités de punch.
Jusqu’à ce qu’enfin, un beau matin, ils
partirent tout à coup, comme ils étaient arrivés.
Mme Delorge respira. Elle
avait compris que ces trois hommes ne pouvaient être que des
émissaires politiques.
– Maintenant, pensa-t-elle, Pierre va
redevenir lui-même…
Point. Le colonel, au contraire, devenait plus
soucieux de jour en jour. Cette expédition de Kabylie dont il avait
parlé se préparait, et il semblait se préoccuper prodigieusement de
savoir si son régiment en ferait ou non partie.
C’était, du reste, la grande et unique affaire
de tous ses officiers, et il ne se passait pas de jour sans qu’on
lui demandât vingt fois :
– Eh bien ! mon colonel, en
sommes-nous ?
Ils n’en furent pas, et ce leur fut une grande
mortification. Jamais, en aucune occasion, on n’avait fait autant
mousser une expédition. Jamais campagne heureuse ne donna lieu à de
plus nombreuses promotions.
– Ah çà ! pensèrent-ils, est-ce que
notre colonel serait en disgrâce ?…
Ils n’en doutèrent plus lorsqu’ils virent lui
« passer sur le corps » plusieurs colonels qui n’avaient
ni ses services, ni ses blessures, ni surtout sa haute valeur.
Cependant, on comprit sans doute qu’il serait
impolitique de sacrifier ouvertement un homme de cette valeur, aimé
et estimé dans l’armée comme pas un.
Et, dans les premiers jours de 1851, et au
moment où, certes, il ne s’y attendait aucunement, le colonel
Delorge reçut sa nomination au grade de général, et l’ordre de
venir à Paris se mettre à la disposition du ministre de la
guerre…
Mais cet avancement, qui eût dû combler ses
vœux, l’irrita. Tout le monde remarqua de quel sourire contraint il
accueillait les félicitations qui lui arrivaient de toutes
parts.
Et le soir, lorsqu’il fut seul avec sa
femme :
– Sais-tu, lui dit-il, ce que je ferais,
si j’étais sage ! Je donnerais ma démission et nous irions
vivre à Glorière… Nous avons huit mille livres de rentes…
Elle ne le laissa pas poursuivre :
– Ah ! ce serait un acte de folie,
s’écria-t-elle, et que tu ne feras pas, si j’ai quelque influence
sur toi !…
Toute puissante était l’influence de
Mme Delorge sur son mari.
Et la preuve, c’est qu’elle obtint de lui
qu’il renonçât, au moins pour le moment, à sa détermination, déjà
presque arrêtée, de quitter le service.
C’était grave, ce qu’elle faisait là, c’était
assumer pour l’avenir une terrible responsabilité, elle ne se le
dissimulait pas.
Mais forte de sa conscience de mère et
d’épouse, croyant avoir un devoir à remplir, elle le
remplissait.
Nulle ambition, aucune considération
personnelle ne la guidaient. Loin de là. Cette retraite à Glorière,
cette perspective de la plus paisible des existences la
séduisaient, et c’est de ses séductions mêmes qu’elle se
défiait.
Ne semblait-elle pas d’ailleurs obéir à toutes
les règles de la prudence humaine, ne paraissait-elle pas avoir
raison mille fois quand elle disait :
– Patiente, Pierre, réfléchis ! Ne
cède pas à un mouvement d’humeur ou de découragement dont tu aurais
regret. Ne sera-t-il pas toujours temps de donner ta
démission !…
Ah ! s’il lui eût dit la vérité !…
Mais non, il se tut. Et ils quittèrent Oran, suivis du dévoué
Krauss.
C’était à Paris même qu’on réservait un emploi
au général Delorge. Il l’apprit lorsqu’il se présenta au ministère
de la guerre.
Dès lors, ils n’avaient plus, sa femme et lui,
qu’à prendre toutes leurs dispositions pour un assez long
séjour.
Après bien des recherches et des courses, ils
s’installèrent à Passy, rue Sainte-Claire, dans une jolie villa
entourée d’un grand jardin. Le prix en était peut-être excessif, eu
égard à leur peu de fortune, mais ils avaient été décidés par les
avantages que le jardin offrait à leurs enfants, à Raymond, qui
allait avoir dix ans, et à la petite Pauline.
Hélas ! ils n’y étaient pas depuis un
mois encore, que déjà Mme Delorge se repentait
amèrement d’avoir combattu les résolutions de son mari.
Certes, ils restait toujours le même pour
elle, affectueux et tendre, mais elle sentait qu’il lui échappait
en quelque sorte.
Le général ne s’était jamais occupé de
politique, et même il professait cette opinion qu’un pays est bien
malade quand ses généraux se mêlent aux luttes des partis, quittent
l’épée pour la plume, descendent de cheval pour monter à la
tribune, et livrent au public le secret de leurs rivalités et de
leurs rancunes.
Cependant il lui était bien difficile, avec sa
situation, de se désintéresser des affaires publiques, en cette
fatale année de 1851, et à un moment où tant d’ambitions
insoucieuses de la France se disputaient le pouvoir.
Les incertitudes et les menaces de l’avenir
troublaient alors profondément Paris. Chaque jour, quelque bruit
étrange circulait, justifié par l’arrivée aux affaires des
personnages les plus inquiétants. De tous côtés surgissaient, comme
pour une curée, tous les faillis de la vie, les fruits secs de
toutes les carrières, les ambitieux, les incapables, les
coquins…
M. le vicomte de Maumussy, au retour
d’une mission diplomatique en Allemagne, avait été nommé à un poste
important.
Un journal avait mis en avant, pour une
préfecture, M. Coutanceau.
M. le comte de Combelaine – car il était
comte désormais – occupait une situation toute de confiance près du
prince Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République
française.
Quel parti prit le général Delorge dans cette
mêlée d’égoïstes intérêts ; en prit-il même un ?
C’est ce que Mme Delorge ne
sut jamais.
Le temps n’était plus où elle était la
confidente des plus secrètes pensées de son mari. Il ne lui disait
rien de ses occupations ni de ses projets. Et si elle
l’interrogeait, il n’avait que des réponses vagues, lorsqu’il ne
détournait pas la conversation.
Le connaissant comme elle le connaissait, elle
observait en lui comme une constante préoccupation de ne la pas
inquiéter qui redoublait ses angoisses.
Le positif, c’est qu’il sortait beaucoup, et
qu’il recevait un assez grand nombre de visiteurs, parmi lesquels
quatre ou cinq députés…
Enfin, dans le courant d’octobre, il
consentit, à deux reprises, à recevoir un des hommes qu’il avait
autrefois honteusement chassés… M. de Combelaine…
Enfin, on peut dire que
Mme Delorge s’attendait vaguement à quelque
catastrophe, lorsqu’arriva le 30 novembre…
Journée fatale, dont les moindres
circonstances devaient rester ineffaçablement gravées dans la
mémoire de la malheureuse femme…
C’était un dimanche.
Le général s’était levé beaucoup plus gai que
d’ordinaire et, après le déjeuner, malgré le froid et la brume, il
était descendu avec son fils, pour tirer quelques balles à un tir
qu’il avait fait établir au bout du jardin.
En remontant, Raymond avait dit à sa
mère :
– Je n’ai manqué le carton que six fois,
mais papa ne l’a pas manqué, lui, quoiqu’il ait été obligé de tirer
de la main gauche.
– Il est de fait, avait ajouté le
général, que mon maudit bras droit me fait terriblement souffrir
aujourd’hui… c’est à peine si je peux le remuer.
Sur quoi, s’étant assis près du feu, il avait
proposé à sa femme de la conduire au spectacle le soir, et ils en
étaient à choisir un théâtre, lorsque Krauss était entré tenant une
lettre qu’on venait d’apporter.
À la seule vue de l’adresse, le général avait
froncé les sourcils. Il l’avait lue d’un coup d’œil, puis la
froissant violemment, il l’avait jetée dans la cheminée en
s’écriant :
– Non ! mille fois non !…
Cependant, il avait paru réfléchir. Puis au
bout d’un moment :
– Tu n’auras pas, ma pauvre Élisabeth,
avait-il dit à Mme Delorge, le plaisir que je te
promettais… Me voici forcé de me rendre à un rendez-vous que me
demande, ou plutôt que m’impose cette lettre…
Puis, sonnant Krauss, il lui avait
dit :
– Prépare pour ce soir ma grande tenue…
Je m’habillerai à huit heures et demie…
Mais c’en était fait de la gaîté du
général.
Il n’avait pas tardé à regagner son cabinet,
et il y était resté enfermé jusqu’au dîner…
À neuf heures, cependant, il était prêt, et il
avait envoyé Krauss lui chercher une voiture… Embrassant alors sa
femme :
– Je rentrerai de bonne heure, lui
avait-il dit ; sois sans inquiétude…
Et il était parti.
IV
C’était encore une soirée que
Mme Delorge allait passer, comme tant d’autres,
hélas ! depuis quelques mois, seule entre ses deux enfants,
entre sa fille, la petite Pauline, qui ne tardait pas à s’endormir,
et Raymond, qui achevait ses devoirs pour la classe du
lendemain.
Deux circonstances pourtant la
rassuraient.
Au lieu de sortir en bourgeois, comme
d’ordinaire, le général s’était mis en tenue, ce qui semblait
annoncer qu’il se rendait à quelque réunion officielle.
Et il lui avait promis de rentrer de bonne
heure.
N’importe ! Ainsi qu’il arrive toujours
lorsqu’on sent devant soi de longues heures d’attente, elle
cherchait à s’occuper, s’efforçant de tromper son impatience et de
perdre la notion du temps.
Raymond ayant achevé sa tâche, elle fit avec
lui cinq ou six parties de dames, avant de l’envoyer coucher…
Jusqu’à ce qu’enfin, onze heures sonnant, elle
demeura seule dans le salon.
– Onze heures ! se dit-elle.
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