Pour ce qui est de ma fortune, tu peux en faire ton deuil… jamais tu n’en auras un centime.

Puis, se retournant vers le baron :

– Assurément, poursuivit-elle, les dignes parents d’Élisabeth ont le droit de consentir à son mariage… Mais je ne leur crois pas le pouvoir de m’imposer chez moi, dans ma maison, la présence du sieur Delorge… Je vous serai donc obligée d’aviser au moyen de me débarrasser le plus tôt possible de ma nièce.

Le baron s’inclina, et du ton le plus froid :

– Je prévoyais ce dénouement, prononça-t-il, et j’ai donné des ordres en conséquence.

C’est donc à Glorière que Pierre Delorge et Mlle de Lespéran passèrent toutes leurs après-midi, pendant les quelques semaines qui les séparaient de leur mariage.

Semaines divines, dont le radieux souvenir devait illuminer leur vie entière.

Chaque matin, après la manœuvre, – car c’était pour son régiment le temps des grandes manœuvres, – le chef d’escadron quittait Vendôme.

Jusqu’au pont, il maintenait son cheval au pas. Mais, dès qu’il l’avait dépassé et qu’il atteignait la grande route, il se lançait à toute vitesse, et en moins de dix minutes il arrivait en vue du château.

Au loin, sous les grands arbres, dont les cimes verdoyaient, il apercevait, comme une ombre blanche, Mlle de Lespéran.

Il sautait à terre, il lui offrait le bras, et, serrés l’un contre l’autre, palpitants, émus, recueillis en leur bonheur, ils gagnaient la maison.

Bientôt, une voix joyeuse les saluait :

– Arrivez donc, lambins ! Voici trois fois que mon pauvre François sonne le déjeuner.

C’était la voix amie du baron accourant à leur rencontre.

Il échangeait une large poignée de main avec le commandant et ils allaient se mettre à table dans la belle salle à manger de Glorière, une salle immense, tout entourée de dressoirs et de buffets, où s’étalaient toutes sortes de faïences et de porcelaines de tous les pays et de toutes les époques, acquises pièce à pièce par le digne collectionneur.

Le café pris, ils se hâtaient de sortir et ils erraient au hasard à travers le domaine de Glorière. Humble domaine et d’un revenu presque nul, mais ombragé d’arbres admirables, les plus vieux du pays, entrecoupé de vertes pelouses et de grandes roches moussues, et baigné par les eaux limpides du Loir.

Cependant M. de Glorière ne tardait pas à rentrer, sous prétexte d’un ordre oublié, de fatigue ou de soins urgents à donner à ses collections.

Restés seuls, les jeunes gens s’asseyaient sur quelque quartier de roche, et leurs heures s’écoulaient en douces rêveries et en projets d’avenir.

Qu’avaient-ils à redouter désormais ? Rien. Tout souriait à leurs modestes ambitions. L’éclat, le bruit, les fièvres de l’orgueil, les vanités de la fortune, les heurts de la passion… que leur importait !

Parfois, pourtant, le commandant voyait comme un nuage passer sur le front si pur de sa fiancée.

– Qu’avez-vous ?… lui disait-il. Avouez que vous pensez à mlle de la Rochecordeau ?

Il ne se trompait pas.

Ce n’est pas sans des larmes amères, sans de cruels déchirements que Mlle de Lespéran était sortie de cette triste maison de Vendôme, où elle avait été si malheureuse, mais où elle avait connu Pierre Delorge, et il lui restait au fond du cœur comme un vague remords d’en être sortie.

Les derniers adieux de Mlle de la Rochecordeau : « Vous ne serez jamais aussi malheureuse que je le souhaite ! » lui revenaient à l’esprit et l’agitaient de vagues appréhensions. C’était une tache à son soleil, un ombre à son bonheur.

– Que ne donnerais-je pas, disait-elle à Pierre Delorge, pour me réconcilier avec elle et obtenir qu’elle assiste à notre messe de mariage !

Ah ! s’il n’eût dépendu que du commandant que ces vœux fussent exaucés !

– Malheureusement, objectait-il fort justement à sa fiancée, votre tante a rendu toute démarche de notre part impossible, en nous accusant de convoiter sa fortune. Croyez-moi, oublions-la, comme sans doute elle nous oublie…

En cela, il s’abusait.

Ils étaient l’unique et constante préoccupation de la vieille demoiselle, et si elle ne donnait pas signe de vie, c’est qu’elle n’avait pas encore perdu tout espoir d’une revanche.

Elle savait que, d’après les lois qui régissent l’armée, un officier n’est autorisé à se marier qu’à condition expresse que sa future justifie d’un apport de vingt mille francs au moins…

– Or, se disait Mlle de la Rochecordeau, où mes amoureux prendront-ils cette somme ? Élisabeth n’a pas le sou, et tout l’avoir de son soudard se borne, il me l’a dit, à six mille francs, qui suffiront à peine aux dépenses de la corbeille, du trousseau et de la noce.

Illusion vaine ! Le commandant n’était pas homme à se lancer dans une expédition sans s’être efforcé d’en prévoir toutes les conséquences.

Sachant Élisabeth plus pauvre encore que lui, il avait, fort longtemps avant de se déclarer, pris toutes ses précautions.

Son père, après cinquante ans de travail et de privations, possédait près de Poitiers un petit domaine, les Moulineaux, loué quatre cent écus par an et estimé une soixantaine de mille francs.

Il avait donc écrit simplement à son père :

« J’aime une jeune fille, orpheline et pauvre, et je serais heureux de l’épouser. Le grand obstacle est qu’elle n’a pas la dot qu’exigent les règlements militaires : 20.000 francs. Consentirais-tu à les lui reconnaître, et à laisser, pour cela, prendre hypothèque sur les Moulineaux ? Ce ne serait, tu m’entends bien, qu’une formalité qui ne diminuerait pas d’un centime ton petit revenu. »

À quoi, non moins simplement, le vieux menuisier avait répondu :

« Qu’est-ce que tu me chantes avec ta formalité ? Les Moulineaux sont, fichtre ! bien à toi, puisqu’ils sont à moi, et tu es libre d’en disposer à ta guise. Ensuite, tu sauras que mon revenu n’est pas petit, puisque j’en économise tous les ans le tiers, que je place à ton intention. Embrasse ta future pour moi, et annonce-lui de ma part une paire de boucles d’oreilles en diamant, dignes de la femme d’un chef d’escadron. »

Voilà comment, le 23 mai 1840, par la plus belle journée du monde, fut célébré le mariage de Pierre Delorge et de Mlle Élisabeth de Lespéran…

La veille, Mlle de la Rochecordeau avait pris le lit.

– Plus d’espoir, disait-elle à une de ses amies ; je connais Élisabeth… Son mari la battrait, qu’elle ne ferait pas encore mauvais ménage.

II

Mais le commandant Delorge ne battit pas sa femme…

Du jour de leur mariage, ils goûtèrent, dans sa plénitude, ce bonheur qu’ils rêvaient sous les ombrages de Glorière.

Par exemple, le commandant, qui s’attendait d’un jour à l’autre à être nommé lieutenant-colonel, vit lui passer sur le corps, selon l’expression consacrée, deux ou trois chefs d’escadron qui n’avaient d’autre mérite que leur parenté, d’autres droits que la protection.

Puis, en moins d’un an, contrairement à toutes les habitudes et sans qu’on sût pourquoi, son régiment fut changé deux fois de garnison, envoyé de Vendôme à Tarbes au mois de septembre, et de Tarbes à Pontivy, au mois de mars suivant.

– Bast ! qu’importe ! disait gaiement Mme Delorge, quand elle voyait son mari tout près de se mettre en colère, qu’importe ! puisque nous nous aimons ?

Et d’autre fois :

– Eh bien ! je les bénis, moi, ces contrariétés, et j’en souhaiterais presque de plus sérieuses… Nous sommes trop heureux, ce n’est pas naturel… cela me fait peur !

C’est surtout pendant les premiers mois de son mariage que Mme Delorge trahissait ainsi le secret des vagues appréhensions qui tressaillaient en elle.

– Tu as la joie inquiète ! lui disait en plaisantant son mari.

Rien de si exact.

Il faut en quelque sorte un apprentissage à des félicités inespérées. Les malheureux deviennent sceptiques, à la longue. Accoutumés aux rigueurs de la destinée, ils s’étonnent et se défient de la moindre de ses faveurs. La vie leur a ménagé tant et de si cruelles déceptions, qu’ils n’osent plus s’endormir en pleine sécurité, de crainte de quelque terrible réveil.

La pauvre Élisabeth de Lespéran avait trop souffert pour que la fortunée Mme Delorge se sentît si vite rassurée.

Souvent, lorsqu’elle était seule, elle comparait sa situation passée à sa position actuelle, et, au souvenir de certaines privations qu’elle avait endurées et de toutes le humiliations qu’elle avait subies, elle sentait sa poitrine se gonfler de sanglots et elle fondait en larmes.

Plusieurs fois son mari la surprit ainsi, et, ému, effrayé :

– Qu’as-tu ? mon Dieu ! lui demandait-il.

Mais elle se levait déjà souriante, et se jetant à son cou :

– Rien, répondit-elle, je n’ai rien, je t’aime.

Peu à peu, cependant, cette sensibilité exagérée s’émoussa, ses nerfs se détendirent, l’odieux passé se voila de brumes, et elle s’affermit dans son bonheur.

Femme, elle tenait toutes les promesses de la jeune fille, réalisant avec une touchante simplicité le type achevé de la compagne d’un homme d’action.

Aussi, n’eut-elle qu’à paraître au régiment pour que sa supériorité fût admise même par la femme du colonel, qui ne péchait pas cependant par excès de modestie.

Pas une voix ne s’éleva, non pour la critiquer, mais seulement pour la discuter.

Véritable miracle ! car un régiment n’est en somme qu’un village qui se déplace avec son clocher : le drapeau.

Village médisant et cancanier par excellence, qui traîne avec ses bagages, d’un bout de la France à l’autre, ses passions et ses intérêts, ses rancunes, ses convoitises et ses rivalités de femmes qui, chaudement épousées, deviennent de belles et bonnes haines d’hommes.

Il y avait quatre mois que le régiment tenait garnison à Pontivy, quand, pour la plus grande joie de son mari, Mme Delorge accoucha d’un gros garçon.

Depuis longtemps le nom de ce premier-né était irrévocablement choisi.

Ni le chef d’escadron ni sa femme n’avaient oublié tout ce qu’ils devaient de reconnaissance au baron de Glorière, et ils avaient décidé que leur fils, quand il leur en naîtrait un, s’appellerait comme lui : Raymond.

Même en cette occasion, le vieux collectionneur fit le voyage de Bretagne, et il resta près d’un mois à Pontivy, ayant découvert aux environs une véritable mine de curiosités.

Il apportait des nouvelles de Mlle de la Rochecordeau.

La rancunière vieille fille n’avait jamais consenti à le revoir, ne lui pardonnant pas, disait-elle, d’avoir bassement suborné sa nièce et prêté les mains à une mésalliance abominable.

Elle devenait plus dévote de jour en jour, changeait de servante deux fois par semaine, et se portait comme un charme.

– Vous verrez, assurait le baron, qu’elle nous enterrera tous !

Il était singulièrement ému le jour de son départ, qu’il avait sous divers prétextes retardé plusieurs fois, et au moment de monter en voiture, il fit jurer au commandant et à sa femme de venir chaque année passer quinze jours à Glorière.

– Si ce n’est pas pour vous ou pour moi, disait-il, que ce soit pour mon filleul Raymond, qui prendra des forces à jouer au grand air, à se rouler dans les foins et à se tremper dans les eaux fraîches du Loir.

Élisabeth et son mari trouvèrent leur maison bien vide, le soir de cette séparation. Qu’eût-ce donc été, si on leur eût appris que c’était la dernière fois qu’ils voyaient cet homme excellent.

C’était ainsi, pourtant.

À deux mois de là, un matin qu’il était monté sur une haute échelle pour épousseter un tableau, il tomba.

Il avait cessé de vivre quand François, son vieux domestique, accouru au bruit de la chute, le releva.

C’est le ciel qui se venge ! soupira pieusement Mlle de la Rochecordeau, en apprenant la mort de M. de Glorière. Dieu ait son âme ! C’est un grand coquin de moins.

Ce coquin, par un testament déposé chez un notaire de Vendôme, instituait sa légataire universelle Mme Pierre Delorge, née Élisabeth de Lespéran, sa petite-nièce.

À son testament était jointe, à l’adresse du commandant et de sa femme, une lettre où il se révélait tout entier.

« Je dormirai plus tranquille, mes chers enfants, écrivait-il, quand j’aurai pris mes dernières dispositions. On ne sait ce qui peut arriver. Je me fais vieux. Ma vue et mon jugement baissent, si bien que l’autre jour, j’ai acheté une croûte ridicule pour un Breughel de Velours.

« Donc, comme vous êtes ce que j’aime le mieux au monde, je vous lègue, en toute propriété, meubles et immeubles, tout ce que je possède :

« 1° Trois mille deux cents francs de rentes, en un titre trois pour cent.

« 2° Mon château de Glorière, tel qu’il se poursuit et comporte, avec les quelques arpents qui l’entourent et les collections qu’il renferme.

« Ne me remerciez pas, c’est de ma part un trait de savant égoïsme d’outre-tombe. Je sais que vous ne vous déferez jamais de Glorière. Vous ne sauriez oublier que ses vieux ormes ont ombragé vos premières amours. Ce vous serait un deuil de savoir foulés par des indifférents ces sentiers aimés où vous vous êtes promenés appuyés l’un sur l’autre pour la première fois.

« J’escompte votre sensibilité. Moi aussi je souffrais de cette idée que Glorière appartiendrait à des étrangers. Si on le mettait en vente, je suis sûr que Pigorin, l’ancien mercier de la rue de l’Hôpital, l’achèterait et s’y installerait. Et les ricanements stupides de ses quatre filles en chasseraient mon ombre.

« Mes collections aussi me sont chères. Elles ont été l’occupation et le charme de ma vie. Cependant, je vous ordonne de les vendre.

« Votre existence vagabonde vous interdit de les garder près de vous, et, laissées au château, sous la seule garde de François, elles se détérioreraient.

« Attendez, pourtant !

« J’ai choisi et je désigne par leurs numéros, dans mon testament, une soixantaine de pièces, les plus remarquables parmi mes tableaux et mes bronzes, dont je vous prie de vous charger en souvenir de notre amitié.

« J’ai calculé que tout tiendrait aisément dans une douzaine de grandes caisses que vous mettrez au roulage, quand vous changerez de garnison.

« Ce sera un souci, mais de cette façon vous aurez, en quelque sorte, un intérieur à vous au milieu des meubles banals des appartements que vous êtes forcés d’habiter.

« Quant à ce qui est du reste, vendez-le dans le plus bref délai.

« Et si vous tenez à honorer ma mémoire, vendez-le au plus haut prix possible. Il ne faut pas qu’on puisse dire que ma collection n’était qu’une boutique à vingt-neuf sous.

« Si vous m’en croyez, vous ferez la vente à Tours, où mes collections étaient bien connues, et où habitent une vingtaine d’amateurs, tant du pays que d’Angleterre.

« Ayez soin de faire poser des affiches à Blois, à Orléans et au Mans, et n’épargnez pas les annonces dans les journaux…

« Est-ce bien tout ? Oui. Alors, chers enfants, adieu… Parlez quelquefois à votre petit Raymond de votre vieux et bien affectionné ami

RAYMOND D’ARCÈS, BARON DE GLORIÈRE.

« P. S. – Je souhaite que, jusqu’à sa mort, mon vieux et fidèle serviteur François reste à Glorière. Une rente viagère de quatre cents francs lui suffira. »

Le commandant Delorge avait les yeux pleins de larmes lorsqu’il acheva cette lettre où éclataient tant d’exquise sensibilité et la plus ingénieuse des délicatesses.

– Voilà, dit-il à sa femme, qui sanglotait près de lui, depuis notre mariage le premier malheur : un tel ami ne se remplace pas…

Pour cela même, il devait leur répugner étrangement de se conformer à ses instructions.

Pourtant, ils ne pouvaient faire autrement, il leur fallut bien le reconnaître.

Et après bien des perplexités et de longues délibérations, le commandant Delorge prit un congé de quinze jours et partit pour Vendôme.

Déjà, le baron y était presque oublié. Il s’y trouvait des gens qui étaient bien aises de n’avoir plus à éviter son petit œil perspicace ou à subir son persiflage familier.

Mais son souvenir se réveilla avec une vivacité singulière, le matin où les désœuvrés aperçurent, s’étalant sur les murs, d’immenses affiches jaunes où on lisait en gros caractères :

VENTE

AUX ENCHÈRES PUBLIQUES

Des Meubles anciens, Tableaux, Statues, Gravures, Bronzes, Faïences, Tapisseries, Armes, Livres, etc.,

AYANT COMPOSÉ LES COLLECTIONS DE

M. LE BARON DE GLORIÈRE.

L’idée de cette vente, annoncée comme devant avoir lieu à Tours, à la fin du mois, faisait sourire les bourgeois positifs.

– Ah ! çà ! disaient-ils, les héritiers de ce vieil original s’imaginent donc sérieusement qu’il a entassé des trésors dans sa masure de Glorière !

À quoi d’autres, hochant la tête, répondaient :

– Bast ! on tirera toujours un millier d’écus de ces antiquailles… Seulement, il fallait les vendre ici. Les frais d’affiches et de transport absorberont le produit…

Ce n’était pas l’avis du commandant Delorge.

Sans être ce qu’on appelle un connaisseur, il avait été souvent frappé de la beauté de certains objets. Il avait de plus trop confiance en l’intelligence de M. de Glorière pour admettre qu’il se fût si longtemps et si étrangement abusé sur la valeur de ce qu’il possédait.

Du reste, s’il se préoccupait du résultat probable de la vente, c’était beaucoup moins pour lui que pour la mémoire de son vieil ami.

– Plus le chiffre en sera élevé, pensait-il, plus seront confondus les imbéciles qui ne voulaient voir en M. de Glorière qu’un manique ridicule.

Son seul tort fut d’exprimer ces sentiments devant des gens incapables de le comprendre, et qui se disaient, dès qu’il avait tourné les talons :

– En vérité, ce brave commandant devrait bien se dispenser de cet étalage de désintéressement ! Il nous croit par trop simples !…

Lui, cependant, et avant toutes choses, avait mis de côté les numéros désignés par le testament du baron.