Il ne peut pas rentrer encore…

Elle avait pris un livre, mais c’est vainement qu’elle essayait de s’y intéresser ou seulement d’y appliquer son attention. Sa pensée lui échappait. Elle se reportait, et avec quels regrets ! à ces temps heureux où son mari, sans autre soucis que ceux de sa profession, lui appartenait si entièrement. Alors il fallait un événement pour l’arracher, après le dîner, aux douceurs de son foyer. Et, s’il se trouvait contraint de sortir, elle savait où il allait et pour quelle cause. Alors il n’avait pas de secret pour elle, alors elle ne se sentait pas enlacée dans les fils de quelque mystérieuse intrigue…

Minuit sonna…

– Maintenant, murmura-t-elle, je ne dois plus avoir longtemps à attendre…

C’est avec une étrange netteté que se représentaient à son esprit tous les événements qui se succédaient depuis cette visite de M. de Maumussy et de M. De Combelaine, et en tout elle croyait reconnaître leur influence mystérieuse et fatale.

Ces passe-droits dont le général avait été victime ne provenaient-ils pas d’eux ? N’était-ce pas à cause d’eux qu’il avait eu l’idée de donner sa démission ?… Ah ! folle ! Ah ! imprudente !… pourquoi l’en avait-elle détourné !…

Mais il était une heure, et le général ne paraissait toujours pas.

Mme Delorge se leva, et après quelques tours dans le salon, alla s’accouder à la fenêtre, prêtant l’oreille…

Nul bruit ne troublait le morne silence de ce paisible quartier de Passy. Rien, on n’entendait rien, ni roulement de voiture, ni voix, ni pas… La nuit était sombre et froide ; un brouillard dense, qui par moments se résolvait en pluie, enveloppait tout comme d’un linceul.

Bientôt elle se sentit prise de frissons. Elle referma la fenêtre et vint se rasseoir près de la cheminée, dont elle raviva le feu.

Elle songeait que c’était une grande faute qu’ils avaient commise, son mari et elle, que de prendre une habitation si éloignée du centre de Paris… Passy, l’hiver, passé dix heures du soir, c’est le bout du monde, on ne trouve plus cochers qui consentent à y aller… Peut-être, en ce moment même, le général cherchait-il un fiacre… Peut-être avait-il été forcé de se mettre en route à pied.

– Donc, pensait-elle, il n’y a pas encore trop de temps de perdu… Pauvre Pierre ! ne devrais-je pas savoir qu’il souffre autant que moi !…

Elle disait cela, mais de moins en moins elle réussissait à se défendre de l’indéfinissable tristesse qui l’envahissait.

Quelle vie !… Est-ce que cela durerait encore longtemps !… En était-ce donc fait à tout jamais de son repos et de son bonheur !… Ah ! pourquoi aussi avait-elle été si faible et si réservée ! Pourquoi n’avait-elle pas arraché à son mari le secret de ses soucis poignants qu’elle avait lus sur son front !…

Deux heures !…

L’inquiétude la gagnait. Elle ne pouvait détacher les yeux de la pendule. Elle comptait les minutes. Elle se disait :

– Avant que la grande aiguille soit là, il sera près de moi.

Lentement, de son mouvement égal et imperceptible, la grande aiguille avançait, et dépassait le point fixé… Personne !

La malheureuse femme pensait maintenant à cette lettre qui était venue lui enlever la bonne soirée qu’elle se promettait. D’où venait-elle, cette lettre maudite ? En la recevant, le général s’était troublé. Que lui demandait-on donc, qu’il s’était écrié : « Non, mille fois non, jamais !… » Qui donc l’avait écrite ?…

La sonnerie de quatre heures lui sembla, dans le silence, comme un glas funèbre.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, que lui est-il arrivé ?

Pour la première fois, l’idée d’un accident se présentait à son esprit. Quel ? elle ne savait, mais terrible, à coup sûr !…

Incapable de demeurer en place, elle quitta le salon et gagna le vestibule, faiblement éclairé par une petite lampe qui agonisait dans son globe de verre dépoli.

Sur une des banquettes, Krauss était étendu. Mais il ne dormait pas. Au froissement léger du peignoir de Mme Delorge le long de la rampe de l’escalier, il se dressa d’un bond, et du ton dont il eût répondu présent :

– Madame !… fit-il.

Pourquoi ne dormait-il pas, lui qui d’ordinaire tombait de sommeil sitôt la nuit venue ? Était-il donc inquiet, lui aussi ? Avait-il des raisons d’être inquiet ?

Voilà ce que se dit la pauvre femme. Et tout aussitôt :

– Krauss, demanda-t-elle, savez-vous où est allé le général ?

– Non, madame.

– Vous ne l’avez donc pas accompagné jusqu’au fiacre ?

– Si, madame, je portais son manteau.

– Et vous n’avez pas entendu l’adresse qu’il donnait au cocher ?

– Non, madame.

Et vivement :

– Mais il ne peut être rien arrivé au général, madame… Il a son épée, et quand il a son épée…

– Merci, Krauss, interrompit Mme Delorge.

Elle remonta. Maintenant, elle ne doutait plus. Maintenant elle était sûre d’un grand malheur… Elle passa par la chambre de son fils, qui dormait de ce bon sommeil de l’enfance, et, le baisant au front :

– Pauvre Raymond ! murmura-t-elle. Dieu te garde à ton réveil !…

Le jour venait, cependant, blafard et livide, lorsqu’un coup de cloche retentit à la porte de la villa.

– Lui ! s’écria la malheureuse femme, c’est lui !…

Elle croyait reconnaître sa manière de sonner, elle voulait s’élancer à sa rencontre… Mais cette immense joie après de si cruelles souffrances achevant de la briser, ses forces trahirent sa volonté et elle retomba sur son fauteuil…

Cependant elle percevait nettement tous les bruits de la maison.

Elle entendit Krauss ouvrir la porte du vestibule, elle entendit grincer sur ses gonds rouillés la grille de la villa… Elle distingua le murmure de plusieurs voix, puis des pas sous lesquels criait le sable du jardin…

– C’est singulier, pensa-t-elle, Pierre ne rentre-t-il donc pas seul ?…

Déjà, ces même pas retentissaient dans le vestibule, et bientôt elle les entendit dans les escaliers et sur le palier même, pesants, embarrassés comme les pas de gens qui portent un fardeau et mêlés à des chuchotements étouffés…

Folle de terreur, cette fois, elle réussit à se lever… Mais au même instant, la porte du salon s’ouvrit, et deux hommes entrèrent qu’elle ne connaissait pas, suivis de Krauss plus blanc que le plâtre du mur contre lequel il s’appuyait…

– Mon mari !… s’écria-t-elle, mon mari !…

Un des deux hommes, pâle et tremblant d’émotion, s’avança :

– Du courage, madame, commença-t-il, du courage !…

Elle comprit, la malheureuse, et d’une voix à peine distincte :

– Mort ! balbutia-t-elle ; il est mort !…

Elle chancelait sous ce coup horrible, ses yeux se fermaient, et Krauss étendait les bras pour la soutenir…

Mais elle le repoussa, et se redressant, par un prodige d’énergie :

– Conduisez-moi près de lui, s’écria-t-elle, je veux le voir ; où est-il ?

L’homme qui avait parlé désigna du doigt une porte et répondit :

– Là !…

D’un élan éperdu, Mme Delorge se précipita contre cette porte, et si rude fut le choc que les battants cédèrent…

Alors apparut la chambre à coucher, à peine éclairée par les lueurs tremblantes d’une seule bougie.

Sur le lit, dont l’édredon avait été retiré et jeté dans un coin, gisait le corps déjà roide et glacé du général Delorge.

Ses yeux grands ouverts et sa face convulsée gardaient encore une terrible expression de haine et de mépris…

Une écume sanglante frangeait ses lèvres violacées…

Son habit, souillé de terre, était déboutonné, et une de ses épaulettes manquait.

Sur une chaise, près du lit, étaient déposés le grand manteau du général, son chapeau, dont la pluie avait fripé les plumes, et son épée nue…

À ce spectacle affreux, la malheureuse femme demeura comme clouée sur le seuil, la pupille dilatée, les bras tendus en avant comme pour repousser quelque terrifiante vision. Elle ne pouvait croire, elle ne pouvait se résigner à cette soudaine survenue du néant…

Ce ne fut qu’une seconde…

Elle s’avança en trébuchant et s’abattit sur le lit, serrant entre ses bras d’une étreinte convulsive ce corps inanimé, collant ses lèvres contre ces lèvres glacées et muettes pour toujours… Comme si, dans la démence de sa douleur, elle eût espéré qu’à la chaleur de ses embrassements allait se réchauffer et battre de nouveau ce cœur qui, pendant tant d’années, n’avait battu que pour elle…

Pauvre femme !… murmura un des inconnus, assez haut pour être entendu de Krauss, pauvre femme !…

Déjà elle s’était redressée, et d’un air égaré, d’un accent indicible d’épouvante et d’horreur :

– Du sang ! s’écria-t-elle, du sang ! voyez !…

Elle étendait le bras en disant cela, et sa main en effet était rouge de sang, et même quelques caillots avaient éclaboussé la dentelle de ses manches.

– Ah ! mon mari a été lâchement assassiné ! cria-t-elle encore.

Celui des deux étrangers qui avait déjà parlé, le plus jeune, hochait la tête :

– Non, madame, prononça-t-il, non ! ce surcroît de douleur, du moins, vous est épargné. Le général Delorge a succombé en duel…

Et après un combat loyal, ajouta l’autre.

Elle les regardait sans paraître comprendre, et c’est comme des mots vides de sens qu’elle répétait :

– Un duel !… un combat loyal !…

Mais depuis un moment déjà les deux inconnus se consultaient et se concertaient du coin de l’œil… Le plus jeune s’avança, et s’inclinant profondément :

– Nous étions chargés, madame, dit-il, d’une douloureuse et pénible mission… Nous l’avons remplie… Et, à moins que vous n’ayez des ordres à nous donner, à moins que nous ne puissions vous être utiles en quelque chose, nous vous demandons la permission de nous retirer…

Il attendit respectueusement une réponse… Cette réponse ne venant pas :

– Pour mon compte, madame, ajouta-t-il, je serai toujours à votre disposition ; voici ma carte…

Il déposa, en effet, une carte de visite sur la cheminée, fit un signe à son compagnon, et tous deux se retirèrent sur la pointe du pied, sans que personne songeât à les retenir…

Mme Delorge s’était agenouillée près du lit, le front appuyé sur une des mains glacées du mort, et d’une voix haletante :

– Pierre, disait-elle, Pierre, pardonne-moi !… C’est par moi, qui t’aimais tant, que tu meurs… Oui, c’est moi qui te tue, ô mon unique ami !… Cette mort horrible, tu la prévoyais peut-être, le jour où tu voulais te retirer à Glorière… Et c’est moi, insensée, qui n’ai pas voulu, c’est moi, misérable, qui ai abusé de l’indulgence de ton amour, pour t’amener ici, contre ton gré, contre toute raison, au milieu de tes ennemis !…

Si déchirante était l’expression de son désespoir, que Krauss, demeuré jusque-là hébété de douleur près de la porte, eut peur et s’approcha…

– Madame, fit-il en lui touchant l’épaule, madame !…

Elle ne tourna seulement pas la tête. Suffoquant sous l’abondance de ses souvenirs, elle continuait :

– À Glorière, c’était le bonheur qui nous attendait… Ici c’était la mort terrible, soudaine… Mais je sais mon devoir, ô mon bien aimé !… Dans la mort comme dans la vie, je t’appartiens uniquement, je suis à toi !… Est-ce que je pourrais te survivre, alors même que je le voudrais !…

Le bon, l’honnête Krauss sanglotait…

– Mon Dieu, se disait-il, elle devient folle, elle veut se tuer. Qu’allons-nous devenir les enfants et moi ?…

Et il demandait au ciel une inspiration, quand un cri, lamentable, désespéré, retentit…

Frémissant, il se retourna…

Raymond, enfin réveillé par les allées et venues, accourait à peine vêtu…

Il avait tout compris, le malheureux enfant, et il se jeta au cou de sa mère en s’écriant :

– Mort !… mon pauvre père est mort !…

Peut-être fut-ce le salut de cette femme si cruellement éprouvée ! L’étreinte de son fils, les larmes chaudes dont il inondait son visage, la rappelèrent à elle-même, à la raison, à la vie…

Elle songea que si elle était épouse, elle était mère aussi, qu’elle ne s’appartenait pas, qu’elle n’avait pas le droit de mourir, qu’elle se devait à ses enfants…

Elle se releva donc, s’affaissa sur un fauteuil, et attira Raymond contre sa poitrine, en murmurant :

– Oh ! mon enfant, nous sommes bien malheureux !… Oh ! oui, bien malheureux !…

Ainsi, ils restèrent longtemps serrés l’un contre l’autre, mêlant leurs larmes, jusqu’à ce qu’enfin Mme Delorge se redressa, puisant dans le sentiment de ses devoirs une sombre énergie.

– Maintenant, Krauss, commença-t-elle, je veux tout savoir… Je suis forte. Je puis tout entendre… parlez.

Une immense stupeur se peignit sur le visage du vieux et dévoué soldat.

– Qu’est-ce que madame veut que je lui dise ? balbutia-t-il.

– Comment le général est mort, Krauss. Où a eu lieu ce duel, à quel sujet, avec qui ?

– Hélas, madame, je ne le sais pas…

– Quoi ! ces hommes, qui étaient sans doute les témoins du général, ne vous ont rien appris ?

– Rien…

Elle crut qu’il la trompait, qu’il pensait en se taisant ménager sa sensibilité, et d’un ton sec :

– Je vous ordonne de parler, Krauss ! commanda-t-elle.

Le pauvre soldat semblait désespéré.

– Sur mon honneur, madame, répondit-il, je ne sais rien… J’étais si troublé que je n’ai pas adressé une seule question… Au surplus, madame va comprendre. Quand on a sonné, je me suis hâté d’aller ouvrir, car sans savoir pourquoi, j’étais dans une inquiétude mortelle. Devant la grille était une voiture. Deux hommes en sont descendus, qui m’ont demandé s’ils étaient bien à la maison du général Delorge. Naturellement, j’ai répondu : « Oui. » Alors, ils ont voulu savoir à qui ils parlaient. Et quand je leur ai appris que je suis au service du général et son ordonnance : « Alors, se sont-ils écriés, on peut tout vous dire… Un grand malheur est arrivé… le général vient d’être tué en duel !… » Moi, naturellement, ça m’a fait l’effet d’un coup de crosse sur la tête, et j’ai répondu : « Ce n’est pas possible ! » Ils ont haussé les épaules et ils ont repris : « C’est tellement possible que son corps est là dans la voiture, et que vous allez nous aider à le porter sur son lit. » Ensuite, ils m’ont demandé si le général était marié. J’ai répondu que oui. Ils m’ont demandé si madame était couchée. J’ai répondu que madame attendait le général et qu’elle était debout. Alors, ils ont dit que cela peut-être valait mieux ainsi, que nous monterions le corps le plus doucement possible, et qu’après je les conduirais auprès de madame… C’est ce qui a été fait, et madame sait le reste.

Pendant que parlait Krauss, l’indignation empourprait la joue pâle de Mme Delorge…

– C’est bien tout ? interrogea-t-elle.

– Absolument tout, madame !

L’infortunée eut un geste d’amère ironie, et d’une voix vibrante :

– Voilà donc le monde ! s’écria-t-elle. Un homme se bat, il succombe, et ses amis, ses témoins, ceux peut-être qui l’ont poussé sur le terrain, croient avoir tout fait lorsqu’ils ont reporté le corps du malheureux à sa maison… Ils arrivent au petit jour, ils tirent le cadavre du fiacre et ils le jettent à la veuve, en lui disant : « Voici votre mari… Notre mission est remplie… le reste ne nous regarde plus !… »

Si l’honnête Krauss était digne de comprendre l’immense douleur de Mme Delorge, il était incapable de s’expliquer son indignation.

Selon son jugement de vieux soldat, un duel malheureux rentrait dans la catégorie des accidents familiers et prévus, tels qu’une chute de cheval ou un boulet de canon. Et qu’on mourût sur le terrain, sur le champ de bataille ou dans son lit, au milieu des siens, il n’y voyait pas de différence appréciable, ni de raison de se plus ou moins désoler.

Quant à la conduite des deux inconnus qui avaient rapporté le corps du général, et qu’il supposait avoir été ses témoins, il l’estimait si naturelle qu’il prit leur défense.

– Excusez-moi, madame, fit-il, ces deux messieurs, avant de se retirer, vous ont demandé s’ils pouvaient vous être utiles.

Elle ne discuta pas. Elle ne se souvenait de rien.

– C’est possible, fit-elle.

– Même, continua le digne troupier, l’un d’eux a laissé sa carte, et si madame veut le voir…

– Oui, donnez-la-moi…

Il la lui remit, et elle lut à haute voix : Le docteur J. Buiron, rue des Saussayes.

Ainsi, un médecin avait assisté au combat, ou tout au moins avait été mandé immédiatement après.