La pierre tumulaire avait été déplacée, et on
discernait l’ouverture d’un étroit caveau.
Les ouvriers avaient dû y travailler dans la
journée, et même, circonstance singulière, ils y avaient laissé
leurs outils.
– Et maintenant… commença le docteur.
– Maintenant… dit rudement l’homme, vous
allez me faire l’amitié de vous taire et de ne plus bouger…
Après avoir tant accepté, ce n’était plus le
lieu ni l’instant de discuter. Les deux jeunes gens se turent et
attendirent, troublés, anxieux, se demandant s’ils veillaient ou
s’ils étaient le jouet d’un cauchemar ; si c’était bien vrai
qu’ils étaient là, en pleine nuit, dans ce cimetière, où ils
avaient été introduits ils ne savaient comment, par cet inconnu,
rencontré dans un bal public, et encore vêtu de sa livrée de
carnaval…
Mais cet inconnu, tout à coup, eut un
tressaillement et une exclamation sourde :
– Silence ! fit-il d’une voix qui,
pour la première fois, trahit une émotion ; le mur, regardez
le mur…
Au-dessus de ce mur, lentement,
méthodiquement, une forme humaine s’élevait… C’était bien un homme,
et il faisait assez clair pour reconnaître qu’il était coiffé d’une
casquette et vêtu d’une longue blouse de couleur sombre.
Ayant atteint le chaperon du mur, il s’y mit à
cheval, et se penchant du côté de la rue, il attira à lui une
échelle qu’il fit basculer avec précaution et glisser ensuite du
côté du cimetière.
Épouvantés cette fois, Raymond et le docteur
se rapprochèrent de leur guide pour l’interroger. Mais lui, leur
prenant les poignets et les étreignant :
– Chut ! donc, tonnerre du
ciel ! fit-il. Ceci n’est encore rien.
En effet, sur le chaperon du mur, un second
personnage se glissait, vêtu comme le premier. Ils semblèrent tenir
conseil puis descendant dans le cimetière, ils se mirent à rôder de
ci et de là, prêtant l’oreille…
Rassurés par leur inspection, ils revinrent à
l’échelle et firent probablement un signal convenu, car presque
aussitôt un troisième individu apparut.
Ce dernier, autant qu’on en pouvait juger
d’après ses vêtements et ses façons, devait appartenir aux plus
hautes sphères sociales.
Il était, en tout cas, le maître des deux
autres, on en était certain rien qu’à son attitude et à la leur. Il
les interrogeait, c’était visible, et satisfait sans doute de leur
réponse, il fit un signe du côté de la rue.
Trois secondes après, la silhouette d’une
femme se dressait au-dessus du mur.
– Ah ! tonnerre ! gronda
l’homme de la Reine-Blanche, elle a de l’aplomb,
celle-là !…
Elle était vêtue de noir et portait un voile
si épais que, même en plein jour, on n’eût pas distingué ses
traits.
L’homme au vêtement élégant lui ayant tendu la
main pour l’aider à passer le mur, elle l’écarta, traversa seule et
se laissa légèrement glisser dans le cimetière…
Aussitôt ces quatre complices s’approchèrent
jusqu’à la tombe en réparation, si près de la cachette du docteur
et de Raymond, qu’on y entendait distinctement leurs moindres
paroles.
– C’est ici ! fit l’homme qui
semblait diriger cette expédition.
– Eh bien ! dit la femme d’un ton
impérieux, faisons vite…
Comme s’ils n’eussent attendu que cet ordre,
les deux hommes en blouse ramassèrent à terre un levier oublié, et
en un instant, sans bruit, achevèrent de desceller les pierres du
caveau…
Cela fait, ils se baissèrent ensemble vers le
trou béant, et réunissant leurs forces, ils remontèrent à fleur du
sol un cercueil…
Debout, près de la femme voilée, l’homme qui
les commandait avait suivi leur travail :
– Maintenant, madame la duchesse,
prononça-t-il, vous allez voir si je vous ai trompée. Allez, vous
autres…
Avec une rare dextérité, les deux hommes
introduisirent entre les planches le bout de leur levier, et,
pesant ensemble, ils firent sauter le couvercle, qui éclata avec un
bruit sinistre…
Aussitôt, cette femme que les autres
appelaient Mme la duchesse, bondit jusqu’au
cercueil, se pencha au-dessus, y plongea le bras avec une
précipitation folle ; puis d’un accent de joie
délirante :
– Vide !… s’écria-t-elle, son
cercueil est bien vide !…
Immobiles derrière le rideau de cyprès qui les
cachait, le docteur et Raymond Delorge attendaient un mot qui leur
révélât le sens de cette scène inouïe, un mot qui leur apprît à
quelles sources d’intérêt et de passion puisaient leur audace ces
gens qui osaient ainsi en plein Paris escalader les clôtures
sacrées d’un cimetière et violer le secret d’un tombeau…
Ce mot ne fut pas prononcé…
C’est sans échanger une parole que l’homme aux
vêtements élégants et la femme en noir, la duchesse, regagnèrent
l’échelle et disparurent de l’autre côté du mur.
Les complices subalternes, les deux hommes en
blouse, restaient seuls dans le cimetière.
Rapidement ils rajustèrent les planches du
cercueil et le redescendirent dans le caveau, après quoi, tant bien
que mal, ils remirent en place les pierres qu’ils avaient
descellées, effaçant vaille que vaille toute trace
d’effraction…
Cette besogne terminée, le plus tranquillement
du monde, ils regagnèrent le mur, retirèrent leur échelle et
disparurent…
De la scène dont le docteur et Raymond
venaient d’être témoins, nul vestige ne restait plus qui leur en
attestât la réalité… Tout s’était évanoui comme une de ces visions
qu’enfantent les ténèbres et que dissipe le jour…
Il était d’ailleurs temps que tout finît.
Raymond n’en eût pu supporter davantage, tant depuis un moment
toutes ses facultés s’exaltaient jusqu’à un degré presque
insoutenable.
Saisissant par le bras, rudement, l’homme de
la Reine-Blanche :
– Maintenant, lui dit-il, tu vas nous
expliquer pourquoi tu nous as fait assister à cet abominable
sacrilège. Qui sont ces gens qui violent les tombeaux ?
Qu’est-ce que ce cercueil qui est vide ? Que veut-on de
moi ? Parle ! Des faits, des noms, et vite…
Tranquillement, l’homme s’était dégagé.
– Vous vous trompez d’adresse, bourgeois,
répondit-il de son accent d’insouciance narquoise. Les gens qui
m’ont payé pour vous amener ici ne m’ont pas dit leurs secrets. Je
ne sais rien… Mais j’ai idée que tout ce que vous demandez doit
être écrit sur la pierre tombale…
Le docteur et Raymond eurent le même
mouvement :
– C’est pourtant vrai !…
Et abandonnant l’homme, ils bondirent jusqu’à
la pierre.
Elle était petite et humble, comme si elle eût
été marchandée sou à sou au marbrier funèbre. Au milieu, on
lisait :
MARIE SIDONIE
MORTE À VINGT-SEPT ANS
Priez pour elle !
– Eh bien ? demanda le docteur.
Raymond semblait abasourdi.
– Pas de nom de famille !
murmurait-il, et ce nom de Sidonie n’éveille en moi aucun souvenir…
J’ai beau chercher, rien !…
Le docteur, par bonheur, gardait presque son
sang-froid accoutumé.
– Ce n’est pas la peine, mon cher,
prononça-t-il, de vous creuser la cervelle. Retournons rejoindre
notre guide.
Mais quand ils revinrent au banc vermoulu,
derrière les cyprès, l’homme au mac-farlane n’y était plus.
Ils appelèrent… pas de réponse. Ils
écoutèrent… nul bruit. Ils cherchèrent aux alentours… rien.
– Nous sommes joués ! fit le
docteur, d’un ton qui annonçait plus de colère que de surprise,
joués comme des enfants !
– Mais cet homme…
– Il doit être dehors à cette heure… Mais
soyez tranquille, nous le retrouverons, je le veux… Seulement il
faudrait pouvoir sortir d’ici à l’instant.
– Oui, mais comment ? En escaladant
le mur ? C’était à peine praticable, et en tout cas, bien
imprudent.
– Si encore ils avaient eu l’idée du
moyen employé par leur guide pour les introduire dans le
cimetière !
– N’importe ! s’écria le docteur,
j’ai un plan, et précisément parce qu’il est hardi, il doit
réussir. Regagnons la porte.
Le malheur est qu’ils ne connaissaient pas le
cimetière, qu’ils ne savaient même pas dans quelle partie ils se
trouvaient. Longtemps ils errèrent à travers le dédale des tombes.
La peur, par moments, les prenait presque…
– Si on nous trouvait ici, disait
Raymond, comment expliquer notre présence !
Enfin le docteur crut reconnaître l’allée
prise la première par leur guide. Il ne se trompait pas. Bientôt
ils aperçurent le rond-point et la maisonnette du gardien.
– Maintenant, dit le docteur, à la grâce
de Dieu !
Et il alla frapper au carreau de la
maisonnette.
– Qui va là ? dit une voix de
l’intérieur.
– Nous, parbleu ! répondit le
docteur, nous voudrions sortir.
– Déjà ! votre camarade qui vient de
partir m’avait dit que vous resteriez jusqu’à l’ouverture…
– Nous avons réfléchi.
– Alors, attendez une minute, et je suis
à vous, dit le gardien.
Il ne fut pas long à paraître, en effet, et
ayant ouvert la porte, il mit les deux jeunes gens dehors, en leur
disant :
– À une autre fois !…
Le docteur se frotta les mains.
– Eh ! eh ! fit-il, quand la
porte fut fermée, peut-être tenons-nous notre homme !
III
C’est sur une circonstance bien futile en
apparence, et qui avait totalement échappé à Raymond, que
reposaient toutes les espérances du docteur Legris.
Pressé de questions, leur guide leur avait
répondu avec un accent de regret dont il n’y avait pas à suspecter
la sincérité :
« Ah çà ! croyez-vous donc que c’est
pour mon plaisir que j’ai quitté le bal au plus beau moment, et
juste comme je venais de faire une connaissance
charmante ?… »
– Donc, concluait le docteur, il y a dix
à parier contre un que cet ami de la gaîté est allé reprendre son
quadrille interrompu.
– À moins qu’il ne se défie, objecta
Raymond.
– Et de qui, s’il vous plaît ? De
nous ? Impossible ! Ne nous croit-il pas pris dans le
cimetière comme dans un piège pour le reste de la nuit ? Moi,
je ne crains qu’une chose : c’est que le bal ne soit fini.
Il ne l’était pas. En arrivant à l’allée
boueuse de la Reine-Blanche, les jeunes gens aperçurent au
fond les reflets de l’illumination de la salle.
– Entrons ! fit Raymond.
Mais le docteur l’arrêtant :
– Plaisantez-vous ? dit-il.
Oubliez-vous que si nous avons intérêt à rejoindre cet homme, il a
un intérêt non moindre à nous éviter ?
– Ah ! si je le tenais,
docteur !…
– Vous l’avez tenu, mon cher ami, et il
n’a pas parlé. Croyez-moi, pas de violence. Laissez-moi agir, moi
qui suis de sang-froid. Attendez ici, pendant que j’entrerai seul
en prenant mes précautions pour n’être pas reconnu.
Ces précautions étaient indiquées par les
circonstances mêmes.
À la Reine-Blanche, comme à tous les
bals publics, est établi pendant le carnaval un magasin où on loue
des costumes.
C’est là que se rendit tout droit le docteur.
En moyennant trois francs dix sous, une vieille femme, qui avait un
faux air de sorcière, mit à sa disposition une longue souquenille
de lustrine noire, qu’elle décorait du nom de domino.
C’était puant, malpropre, répugnant, et à tout
autre moment le docteur eût reculé devant cette loque. Mais le
temps pressait. Il l’endossa, rabattit, non sans dégoût, le
capuchon sur son visage, et se glissa dans la salle de bal.
Elle était vide, ou autant dire. De la cohue
de la soirée, c’est à peine si soixante ou quatre-vingt enragés
restaient, les uns achevant de se griser autour des tables
poisseuses, les autres se ruant avec des gestes épileptiques en une
sorte de galop échevelé.
Mais qu’importait au docteur Legris !
Il venait de reconnaître, assis à une des
tables de l’estrade, devant un bol immense de vin à la française,
l’homme au mac-farlane. Près de lui, vêtue d’un costume de
bayadère, bien trop large et beaucoup trop court, buvait une
surprenante créature, d’une laideur et d’une maigreur
invraisemblables.
– Allons, la chance est pour nous !
pensa le docteur.
En jugeant inutile un plus long séjour dans ce
bal, il courut se débarrasser de son domino, et rejoignant
Raymond :
– Il ne s’agit plus, lui dit-il, que de
savoir où demeure ce gaillard, ce qu’il fait et comment il
s’appelle. Et pour y arriver, voici le programme : nous allons
monter dans une voiture, d’où nous guetterons la sortie de notre
inconnu. Dès qu’il paraîtra, nous commanderons à notre cocher de le
suivre, où qu’il aille, à pied ou en fiacre. Dame ! c’est un
singulier métier que nous ferons là, mais nous n’avons pas le choix
des moyens…
La décision prise, ils se hâtèrent de
l’exécuter, et bien ils firent, car ils étaient à peine blottis
dans un fiacre, que l’homme sortit de la Reine-Blanche,
traînant à son bras la bayadère maigre.
Il avait repris son mac-farlane, et sa
compagne avait jeté sur ses épaules osseuses un flamboyant châle à
carreaux rouges et noirs.
Aussitôt le docteur baissa la glace de devant
de sa voiture, et les montrant au cocher :
– Voilà, lui dit-il, les gens qu’il
s’agit de suivre sans qu’ils s’en doutent. Si vous réussissez, il y
aura vingt francs de pourboire.
– Connu ! répondit le cocher en
clignant de l’œil.
Et d’un vigoureux coup de fouet, il réveilla
son pauvre cheval, qui partit en traînant la jambe…
Le jour se levait… Comme toujours au matin,
après une tempête, le ciel était clair.
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