Le vent avait déjà séché le
bitume des trottoirs.
Les boulevards extérieurs s’éveillaient. Les
balayeurs s’emparaient de la chaussée, les lourdes charrettes
chargées de pierres commençaient à circuler. Et par toutes les rues
descendaient, des hauteurs de Montmartre, des groupes
d’ouvriers…
Mais ni l’homme au mac-farlane, ni la bayadère
ne craignaient les regards, et c’est le plus fièrement du monde
qu’ils longeaient le boulevard Rochechouart.
Parfois, des ouvriers les interpellaient de
loin, et les poursuivaient de quolibets assez peu flatteurs. Ils y
répondaient de la belle façon. D’autres fois, c’étaient eux qui
commençaient à apostropher les balayeurs.
C’est ainsi qu’ils arrivèrent chaussée
Clignancourt. Ils la remontèrent un moment, tournèrent à gauche,
rue Saint-André, puis à droite, rue Feutrier…
Puis le fiacre où se cachaient le docteur et
Raymond s’arrêta, et le cocher se penchant vers eux, leur
dit :
– Le pourboire est gagné ! Vos
masques viennent de rentrer dans une maison à vingt pas d’ici.
C’était une maison garnie, de misérable
apparence, et qui semblait presque inhabitée malgré ses nombreux
écriteaux annonçant des chambres et des cabinets meublés
bourgeoisement.
Sur la porte, un gros homme, le ventre ceint
d’un tablier bleu, à pièce, fumait sa pipe.
– Vous êtes le maître de la maison,
monsieur ? lui demanda le docteur.
– Bien à votre service, répondit-il en
retirant sa casquette de l’air le plus gracieux.
– Nous aurions besoin d’un renseignement…
Il vient d’entrer chez vous un homme vêtu d’un mac-farlane…
– Et donnant le bras à une dame, n’est-ce
pas ?
– Précisément… Nous aurions, mon ami et
moi, à les entretenir d’une affaire excessivement importante, d’une
affaire où il y aurait beaucoup d’argent à gagner…
Le maître du garni avait levé les bras au
ciel.
– Pas de chance !… s’écria-t-il.
– Pourquoi ?
– M. Potencier – c’est le nom de ce
monsieur – n’est plus mon locataire depuis le quinze du mois
dernier…
– Qu’importe, puisqu’il vient d’entrer
chez vous…
L’hôtelier souriait.
– Il n’y est déjà plus, répondit-il…
M. Potencier et sa dame n’ont fait que traverser la maison,
qui a deux issues, comme vous pouvez le voir…
Et se dérangeant un peu, il montrait un
couloir interminable, au fond duquel on apercevait une autre
rue.
Ce fut comme un seau d’eau froide tombant de
haut sur la tête de Raymond et du docteur Legris. Avoir pris tant
de peine pour aboutir à un tel échec, c’était humiliant et
irritant. Mais le docteur savait se contraindre :
– Si M. Potencier n’est plus votre
locataire, dit-il au maître du garni, il a dû vous laisser sa
nouvelle adresse…
– Lui !… jamais de la vie. C’est un
homme très caché, voyez-vous, qui n’aime pas qu’on se mêle de ses
affaires…
– De sorte qu’il vous est impossible de
nous dire où le trouver…
– Oh ! tout à fait impossible.
Le docteur avait tiré son portefeuille, et
tout en semblant y chercher quelque chose, il remuait trois ou
quatre billets de banque de cent francs qui s’y trouvaient, et il
les maniait si habilement qu’ils paraissaient se multiplier et
foisonner sous ses doigts.
– C’est une belle occasion, fit-il, que
M. Potencier perd de gagner une grosse somme… Mais tenez,
voici enfin ce que je cherchais… faites-le tenir, s’il se peut, à
votre ex-locataire, en le prévenant que je désire lui parler…
Et ce disant, il tendait à l’hôtelier une de
ses cartes de visite :
LE DOCTEUR VALENTIN LEGRIS
Place du Théâtre, à Montmartre.
CONSULTATIONS TOUS LES JOURS, DE UNE HEURE À TROIS
(gratuites le lundi et le jeudi)
La vue de la quantité de billets de banque que
lui avait paru remuer le docteur avait rendu fort sérieux le patron
du garni.
– Je ne pense pas, dit-il, que je puisse
jamais faire cette commission. Je garde pourtant cette carte, et si
je venais à savoir où demeure M. Potencier…
– Vous la lui remettriez, c’est entendu.
Et sur ce, au plaisir ! cher monsieur…
Assurément, le docteur n’espérait pas que sa
carte lui attirât jamais la visite de M. Potencier. Mais il
était de ceux dont l’avis est qu’il faut toujours aider le hasard
et lui laisser ouvertes le plus de portes possible.
– Cet homme nous échappe, dit-il à
Raymond, tandis qu’ils regagnaient leur voiture ; nous ne le
reverrons plus désormais, que s’il le veut bien.
– Qui sait ? prononça Raymond.
Et s’arrêtant court au milieu de la
rue :
– Il m’est venue une idée, docteur.
Pendant que vous parliez à cet hôtelier, moi je songeais. Comment,
me disais-je, cet homme s’y est-il pris pour nous introduire dans
le cimetière ? Il a présenté un papier que le gardien a lu et
serré ensuite dans sa poche. Donc, ce papier devait être un permis
donné par l’administration supérieure, sous un prétexte que
j’ignore, mais qu’il m’est aisé d’imaginer…
– Jusqu’ici très bien, approuva le
docteur. Cette opinion est si bien la mienne que j’en ai déduit
l’expédient qui nous a rendu la liberté…
– Eh bien ! ce permis porte
nécessairement le nom de la personne à qui il a été délivré, de
sorte que si le gardien l’avait encore en sa possession, et qu’il
consentît à nous en laisser prendre connaissance…
Le docteur se frappa le front.
– Comment, diable ! n’avais-je pas
songé à cela ! interrompit-il. Venez vite !
Mais le cocher qui les avait amenés n’était
guère disposé à les reconduire.
Sa remise était à deux pas, disait-il, et son
pauvre cheval, qui avait passé la nuit, ne tenait plus debout.
Ils perdirent donc une heure à chercher un
autre fiacre qu’ils ne trouvèrent pas. Ils mirent un bon quart
d’heure à découvrir un commissionnaire qu’ils envoyèrent, rue
Blanche, porter à Mme Delorge une lettre qui lui
expliquait l’absence de son fils.
Enfin, comme ils étaient exténués de fatigue
et de besoin, ils entrèrent au café Périclès, où Justus
leur servit une tasse de chocolat. Et ils y furent retenus un bon
moment par le journaliste Peyrolas, lequel était aux anges, ayant,
l’avant-veille, publié un article qui allait, espérait-il, lui
valoir un mois de prison, c’est-à-dire le poser dans le monde et le
classer parmi les homme d’État de l’avenir.
Si bien qu’il était plus de dix heures quand
Raymond et le docteur tournèrent le coin de l’avenue du cimetière
du Nord.
– Avançons avec précaution, avait dit le
docteur, et avant de nous adresser au gardien, sondons un peu le
terrain aux environs.
Jamais circonspection ne reçut plus vite sa
récompense.
Ils avaient à peine dépassé la grande porte,
qu’ils aperçurent, au milieu du rond-point, un groupe de gardiens
et de sergents de ville, causant et gesticulant avec une animation
extraordinaire.
– Oh ! fit M. Legris en serrant
le bras de Raymond, il y a quelque chose… Tâchons de savoir ce dont
se préoccupent tous ces gens. Mais prenons garde…
C’est avec la plus sage lenteur, en effet, et
par une manœuvre tournante des plus habiles, qu’ils s’approchèrent
du groupe.
Un vieux gardien à barbe blanche avait la
parole.
– Ma foi ! disait-il, j’y aurais été
pris tout comme mon camarade. Comment soupçonner une scélératesse
pareille ? Trois hommes se présentent en pleine nuit à la
porte du cimetière, ils montrent un papier de la Préfecture, où il
est expliqué qu’ils sont inspecteurs de la police de sûreté, et où
il est dit qu’il faut les laisser entrer, leur prêter main-forte au
besoin, et même leur obéir… Dame ! on leur dit :
Donnez-vous donc la peine de passer !…
– Pas quand le permis est faux !
objecta un brigadier.
– Comment le deviner ? Il y avait un
en-tête de la Préfecture de police.
– C’est vrai, cet imprimé a dû être volé
dans les bureaux. Mais les signatures, les cachets, tout est
contrefait, et si grossièrement que la contrefaçon saute aux
yeux…
– Aux vôtres, peut-être, qui êtes de la
partie… Mais non pas à ceux d’un pauvre diable qu’on éveille en
sursaut…
Pour justifier leur présence et leur
immobilité près du groupe, au cas où on viendrait à les remarquer,
Raymond et le docteur avaient pris chacun un cigare, qu’ils
feignaient de ne pouvoir allumer, tout en brûlant force
allumettes.
Cependant, un sergent de ville
poursuivait :
– Sait-on du moins ce qu’ils voulaient,
ces brigands-là ?
– Voler, parbleu ! interrompit un
autre.
– Qui sait ! fit un vieux gardien.
Il y a des fous qui ont des folies si bizarres… Enfin, n’importe,
nous allons passer une inspection soignée, pour voir si tout est
bien en ordre et à sa place…
– Et que les gredins aient volé ou non,
déclara le brigadier, ils peuvent être sûrs de leur affaire. La
police leur aura bientôt mis le grappin dessus…
– Oh ! quant à ça…
– C’est sûr et certain, je vous le
garantis. Le gardien qu’ils ont trompé se souvient de leur
signalement. Il y en a un surtout qu’il reconnaîtrait, m’a-t-il
dit, s’il le rencontrait dans la rue. C’est un homme jeune, très
comme il faut, de taille moyenne, portant toute sa barbe, légère et
molle, séparée en éventail au menton. Il était vêtu d’un grand
pardessus à longs poils, et portait un chapeau large et une cravate
blanche.
D’un brusque mouvement, le docteur entraînait
Raymond vers l’intérieur du cimetière…
Le signalement donné, c’était le sien propre,
trait pour trait. Rien n’y manquait. Que le brigadier se retournât,
ou un de ses auditeurs, et le docteur Legris se trouvait dans une
situation difficile.
– Me voici dans de beaux draps !
fit-il, quand il se crut à l’abri.
Raymond était désespéré. Il avait pris la main
du docteur en la serrant :
Comment reconnaître jamais, lui disait-il,
tout ce que vous avez fait pour moi, qui vous suis presque
inconnu ?… Jamais je ne me pardonnerai l’embarras où je vous
jette. Eh ! je devais bien savoir qu’il y a sur moi comme une
fatalité, et que je porte malheur ! Quand on se sait ainsi, on
vit seul…
Mais déjà le sourire était revenu sur les
lèvres du docteur.
– Quand on est ainsi, dit-il de sa bonne
voix sympathique, on accepte le dévouement d’un ami, et on est deux
à lutter contre la mauvaise fortune !
Dans la bouche du docteur Legris, ces grands
mots : amitié et dévouement, gardaient entière et intacte leur
admirable signification.
Il suffisait qu’il les eût prononcés pour
qu’il s’estimât engagé d’honneur.
Mais, pour cela même, il détestait les phrases
et l’emphase, fuyait les explications et les effusions.
Voyant donc Raymond sincèrement ému :
– Nous recauserons de tout cela plus
tard, reprit-il vivement. L’important, pour l’heure, est de nous
remettre à notre besogne, laquelle, il faut bien l’avouer, se
complique terriblement.
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