Encore un moyen d’arriver à la vérité qui
nous échappe, car il serait insensé d’aller demander communication
du permis…
Puis, après quelques minutes de réflexion.
– N’importe, reprit-il, tout espoir n’est
pas encore perdu d’avoir le mot de l’énigme. Ah ! je ne jette
pas ainsi ma langue aux chiens, moi ! Marchons, tâchons de
retrouver l’endroit où notre guide nous avait conduits.
Le cimetière, à cette heure, n’avait plus rien
des mystérieuses terreurs de la nuit. Le mouvement et la vie
l’emplissaient. À tout instant des groupes passaient, les bras
chargés de fleurs ou de couronnes d’immortelles. Ça et là, dans des
massifs, on entendait le chant monotone d’un jardinier ou le
grincement de la scie d’un tailleur de pierre.
À la tempête de la nuit, une journée
printanière succédait. Une brise molle berçait les arbres gonflés
de sève. Et tout le long des allées, aux tièdes rayons du soleil,
les premières primevères ouvraient leurs feuilles d’un vert
tendre.
Et tandis que les jeunes gens erraient à
l’aventure, à travers le labyrinthe des tombes, cherchant leur
chemin qu’ils ne reconnaissaient pas :
– Voici, disait le docteur à Raymond,
voici l’idée bien simple qui m’est venue. Les deux prénoms gravés
sur la pierre : Marie-Sidonie, ne vous rappellent, m’avez-vous
dit, personne que vous ayez connu ?
– Personne, docteur.
– Bien. Mais rien ne nous dit que le nom
de famille, omis peut-être à dessein, ne réveillerait pas vos
souvenirs !…
Il faudrait le savoir…
– Sachons-le. Il est inscrit au greffe du
cimetière, évidemment.
Raymond tressaillit.
– Oubliez-vous donc, docteur,
s’écria-t-il, la situation que nous fait ce faux permis ?
Pouvons-nous raisonnablement nous présenter au greffe ?
– Non. Mais nous pouvons y envoyer
quelqu’un, le premier venu, le commissionnaire du coin, si vous
voulez…
Mais il s’interrompit, et d’un autre
ton :
– Ah ! nous y voici ! dit-il.
Cette fois, je ne me trompe pas.
Ils arrivaient, en effet, à l’endroit où les
avait postés l’homme de la Reine-Blanche. Ils
reconnaissaient le banc vermoulu où ils s’étaient assis, et le
rideau de cyprès qui les avait cachés.
Devant eux, jusqu’au mur de clôture,
s’étendait la clairière inculte et nue.
Ils revoyaient la tombe, si audacieusement
profanée, telle qu’elle leur était apparue à la pâle clarté de la
lune.
Elle était toujours dans le même état,
c’est-à-dire en pleine réparation, tout entourée de plâtras et
d’éclats de moellons. La pierre tombale était toujours retirée, les
outils des ouvriers étaient encore à terre.
À ce spectacle, le front du docteur se
plissa.
– Oh ! murmura-t-il, qu’est-ce que
cela signifie ?
C’est qu’il s’était attendu à trouver la tombe
entièrement réparée.
C’était l’unique moyen de faire disparaître
toute trace de l’odieuse profanation, et il pensait que ceux qui
avaient tant osé ne l’auraient pas négligé, et que dès le matin ils
auraient envoyé des ouvriers, leurs complices de la nuit…
Mais non, rien.
Et les pierres du caveau, descellées
violemment et replacées à la hâte, trahissaient le sacrilège.
Voilà ce que le docteur avait vu d’un coup
d’œil.
Voilà ce que Raymond vit aussi, car répondant
à l’exclamation de son compagnon :
– Et vous avez entendu les gardiens,
docteur, dit-il d’une voix altérée : ils ont annoncé qu’ils
allaient visiter attentivement le cimetière.
– Oui, j’ai entendu. S’ils viennent ici,
et ils y viendront, ces pierres, jetées là pêle-mêle attireront
leur attention… Ils les dérangeront et verront que la bière a été
forcée… Ils soulèveront les planches mal reclouées, et
reconnaîtront que cette bière est vide…
Positivement, Raymond sentait sa raison se
troubler.
– De sorte que, balbutia-t-il.
– De sorte que, si nous venions à être
reconnus, nous serions arrêtés, emprisonnés, accusés d’un crime
incompréhensible, tant il est odieux, et en danger, qui sait !
d’être condamnés…
– Ah ! vous m’épouvantez,
docteur…
– Dame ! prouvez donc votre
innocence, s’il vous plaît ! Allez donc raconter la vérité à
un juge d’instruction ! Allez donc lui dire que sur la foi
d’une lettre anonyme, nous sommes allés au bal de la
Reine-Blanche, attendre, sans savoir dans quel but, un
homme inconnu… que cet homme s’est présenté à nous vêtu d’un
costume de carnaval, et que nous avons consenti à le suivre ici,
sans explications ; qu’il nous a fait cacher, et que nous
avons vu quatre personnes dont une femme, que les autres appelaient
« madame la duchesse », franchir le mur du cimetière et
violer cette tombe… Oui ! allez un peu raconter cela à votre
juge !… « À d’autres ! vous répondra-t-il, à
d’autres ! Est-ce que de telles choses sont admissibles, en
pleine civilisation, en plein Paris, une nuit de
carnaval !… »
Et sans laisser le temps à Raymond de placer
une syllabe :
– C’est que ce n’est pas tout, reprit-il.
On nous demandera pourquoi cette bière est vide. On n’élève pas,
que diable ! des tombeaux sur une bière vide. Nous redirons ce
que nous avons vu, on haussera les épaules. On nous montrera sur la
pierre tombale ce nom gravé : Marie-Sidonie ; on nous
demandera compte du cadavre…
Il se sentait pâlir en parlant ainsi, il
regardait de tous côtés s’il n’apercevait pas quelque gardien. La
peur, cette peur qui ne discute ni ne raisonne, troublait son
jugement si net d’ordinaire, et il entrevoyait de si terribles
complications, que saisissant le bras de Raymond :
– Partons, dit-il avec une violence
extraordinaire, sortons d’ici, fuyons !…
Par bonheur, ainsi qu’il arrive toujours, à
mesure que se troublait le docteur, Raymond redevenait plus maître
de soi.
– Fuir ainsi, répondit-il, y
songez-vous ?… Oubliez-vous que le cimetière est surveillé,
que notre signalement est donné ?… Courir, marcher d’un pas
rapide seulement, ne serait-ce pas nous dénoncer ?…
Il est sûr que, tout signalement à part, leur
seul aspect devait éveiller des soupçons, et c’était miracle qu’on
ne les eût pas remarqués à l’entrée.
Leurs aventures de la nuit étaient tracées en
quelque sorte sur leurs vêtements souillés et salis, sur leurs
bottes boueuses, sur leurs pantalons crottés jusqu’au jarret et
maculés de terre aux genoux, sur leurs paletots mouillés et
éraillés par les broussailles où ils s’étaient blottis, sur leurs
chapeaux même, poudrés par la poussière du bal et hérissés ensuite
par la pluie. Rappelé au sentiment exact de la situation par la
voix de son compagnon, le docteur s’était arrêté court…
– Décidément, je perds la tête, fit-il
avec un sourire un peu contraint. Et cependant, la plus vulgaire
prudence nous commande de quitter au plus tôt le cimetière… Plus
nous attendrons, moins il y aura de monde aux portes et plus nous
aurons de chances contre nous. C’est en ce moment qu’il y a foule,
qu’il faut tenter l’aventure… Donc, réparons de notre mieux le
désordre de notre toilette, rapprochons-nous de l’entrée,
mêlons-nous au cortège de quelque enterrement, et sortons la tête
baissée, comme des parents désolés.
IV
Sans encombre, sinon sans battements de cœur,
Raymond et le docteur Legris franchissaient quelques instants plus
tard la porte redoutée du cimetière Montmartre.
Une fois dans l’avenue ils étaient sauvés.
Et cependant ils ne respirèrent librement que
plus tard, lorsqu’ils eurent dépassé la place Pigalle, et qu’ils
arrivèrent au café de Périclès.
Ils s’y firent servir à déjeuner, dans un
petit salon au premier étage, que Justus réservait à ses clients de
prédilection, autant pour causer librement que pour échapper au
terrible journaliste Peyrolas, lequel, embusqué près de la porte
d’entrée, guettait les arrivants et leur lisait impitoyablement son
fameux article.
Une côtelette et un verre de vin de Bordeaux
ne devaient pas tarder à rendre au docteur Legris l’élasticité de
son esprit, et tout en versant à boire à Raymond :
– C’est égal, disait-il, d’ici à quelque
temps, je m’abstiendrai d’aller rôder aux environs du cimetière
Montmartre. Je viens de recevoir une leçon dont je profiterai. Je
sais, à présent, ce qu’il peut en coûter de ne se point vêtir comme
tout le monde, d’arborer des chapeaux d’une forme à soi et de
porter des cravates blanches.
Mais il perdait son temps à essayer de dérider
son convive.
Tant qu’il avait conservé l’espoir d’arriver à
la vérité, tant qu’il avait entrevu un effort à faire ou un
expédient à risquer, tant qu’il y avait eu lutte, en un mot, et
incertitude du résultat, Raymond avait su maintenir son énergie à
la hauteur des circonstances.
Battu, il s’abandonnait sans vergogne à la
plus incroyable prostration.
Aussi, répondant à ses intimes réflexions,
bien plus qu’il ne s’adressait à son compagnon :
– Nous ne saurons rien, murmura-t-il,
rien !…
Le docteur Legris achevait alors de déjeuner.
Adonis avait versé son café et il venait d’allumer un cigare.
– Vous vous trompez, Raymond,
prononça-t-il d’une voix ferme. Peut-être n’apprendrez-vous que
trop tôt le mot de cette lugubre énigme.
– Hélas !…
Sachant par expérience que Justus Pufzenhofer
en bon Allemand qu’il était, avait la fâcheuse habitude de rôder
autour des portes, et d’y coller selon l’occasion, l’œil ou
l’oreille, M. Legris s’était levé et s’assurait que personne
n’écoutait du dehors.
Revenant ensuite s’asseoir en face de son
nouvel ami :
– Maintenant, commença-t-il, raisonnons
froidement, s’il se peut, et tâchons de mettre de l’ordre dans nos
idées, car en vérité depuis hier au soir nous pensons et nous
agissons comme des enfants. Vous, cher ami, vous aviez sans doute
des raisons que j’ignore d’être profondément ému. Quant à moi, en
me voyant brusquement jeté dans cette ténébreuse aventure, j’ai été
impressionné d’une façon ridicule pour un homme de ma trempe,
médecin, et qui se pique de scepticisme.
Raymond essaya de l’interrompre pour
protester ; il n’en continua que plus vite :
– De votre trouble et du mien, il est
résulté que nous avons abandonné la proie pour l’ombre, et que nous
avons été joués. Le mal est fait, n’en parlons plus. Mais en
faut-il conclure que nous sommes incapables de soulever le voile
qui recouvre ce mystère ? Non, certes, et je vais essayer de
vous le prouver…
Un geste sans signification précise fut la
seule réponse de Raymond.
– Procédons donc méthodiquement, reprit
le docteur, et du connu tâchons de dégager l’inconnu. Tout d’abord,
le mobile de cette intrigue est-il considérable ? Évidemment,
oui. Ce n’est pas sans un intérêt immense que les gens tentent une
aventure aussi scabreuse que celle de cette nuit.
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