Mais quel est cet intérêt ? Pour nous, voilà l’x, voilà la solution à trouver. Ce que nous savons, par exemple, c’est que l’intérêt des principaux complices est identique. Si l’homme triomphait, la femme était folle de joie, comme lorsqu’on voit dépassées ses plus magnifiques espérances. Quant au but qu’ils se proposaient, il nous est révélé par les faits mêmes. Ils voulaient savoir positivement si oui ou non la tombe de Marie-Sidonie était vide…

Comme s’il eût attendu une objection, il s’arrêta.

Et cette objection ne venant pas :

– L’organisateur de cette audacieuse expédition, poursuivit-il, l’homme aux vêtements élégants, savait à n’en pas douter que le cercueil était vide. Il l’avait affirmé à la femme aux vêtements noirs, et la preuve, c’est qu’au moment de forcer la tombe, il lui a dit : « Vous allez voir, madame la duchesse, que je ne vous ai pas trompée. » Mais elle doutait, et je n’en veux pour preuve que sa joie en constatant la vérité.

Tout cela était si clair et si précis, et si bien exposé comme les termes d’un problème ordinaire, que Raymond commençait à s’en étonner.

M. Legris, plus lentement, continuait :

– Pour nous, simples spectateurs quelle est la conclusion à tirer ? C’est qu’il y a de par le monde, vivante et bien vivante, une femme que l’on croit morte et enterrée : Marie-Sidonie…

Il disait cela d’un si singulier accent de certitude, que Raymond en tressaillit.

– Il faut donc croire, murmura-t-il, à quelque supercherie odieuse, abominable, à un simulacre d’inhumation…

– Oui.

– Dans quel but ? Pourquoi ?…

– Eh ! si je le soupçonnais seulement, s’écria le docteur, le problème serait bien près d’être résolu… Mais ici, nul indice !… Une seule chose m’est démontrée, c’est que la duchesse a tout à espérer, tout à attendre de l’existence de cette Marie-Sidonie…

Pendant plus d’une minute, Raymond garda le silence.

– Mais moi, fit-il enfin, moi, où est mon intérêt dans cette intrigue compliquée, et comment y suis-je mêlé ?…

Eh ! c’était là précisément la question qui obsédait la pensée du docteur Legris, la question à laquelle il cherchait en vain une réponse plausible.

– Comment le saurais-je, fit-il, lorsque vous-même l’ignorez !…

Et Raymond se taisant :

– Pourtant, ajouta-t-il, si vous ne deviez pas être un des acteurs indispensables de cette incompréhensible scène, on ne serait pas allé vous chercher…

– On !… qui, on ?

– Quelqu’un qui vous connaît bien, puisque la lettre anonyme que vous m’avez montrée faisait allusion à la mort du général Delorge votre père, et aussi à une femme que vous aimez…

– Je pouvais jeter cette lettre au feu.

– Mais vous ne l’y avez pas jetée, et son auteur était certain que vous ne l’y jetteriez pas. Il comptait si bien sur vous, que toutes ses précautions étaient prises. Le faux était prêt qui devait vous ouvrir la porte du cimetière, et Potencier, ce complice subalterne qui nous a si subtilement glissé entres les mains, vous attendait. Et on jugeait votre présence tellement urgente, que pour vous décider à venir, on m’a admis en tiers, moi inconnu, qui pouvais être dangereux, et qui n’ai pas les raisons… que vous pouvez avoir… qu’on sait que vous avez… de garder le secret et de ne pas invoquer l’assistance de la police…

M. Legris jeta son cigare, que dans sa préoccupation il avait laissé éteindre, et poursuivant l’analyse de la situation :

– Maintenant, reprit-il, quelles conclusions tirer de tout ceci ?… C’est que l’auteur de la lettre anonyme ne peut être que l’homme qui dirigeait l’audacieuse expédition de cette nuit…

– Je le crois, murmura Raymond, oui, je le crois…

– Et moi, j’en suis sûr, parce qu’il m’est démontré que cet homme savait notre présence à deux pas, derrière les cyprès…

– Oh !…

– Il la savait, vous dis-je, et j’en ai une preuve qu’admettrait le jury le plus timoré. Rappelez vos souvenirs. Lorsque les agents subalternes de cet homme, les deux complices en blouse, sont descendus dans le cimetière, qu’ont-ils fait ?…

Lentement, et avec une certaine hésitation :

– Autant qu’il m’en souvient, répondit Raymond, ils ont erré de ci et de là autour de la clairière, regardant, prêtant l’oreille…

– S’assurant, en un mot, qu’ils n’étaient pas épiés ?…

– Évidemment…

– Donc, j’ai raison. Comment admettre, en effet, que des coquins exercés, et ceux-là le sont, qui risquent d’être surpris au moment de commettre un crime, et ils le risquaient, n’aient pas mieux pris leurs précautions ? Représentez-vous le terrain. S’y trouvait-il un endroit plus favorable à une embuscade que celui où nous étions blottis ? Non. Comment donc ces deux hommes ne l’ont-ils pas visité ? Comment ! C’est que leur chef, celui qui les payait, les avait avertis. C’est qu’il leur avait dit : « Surtout, n’approchez pas du massif de cyprès, vous y trouveriez cachés des gens à moi qu’il ne faut pas déranger… »

À demi-voix et comme s’il eût répondu à ses pensées, et non à M. Legris :

– C’est bien cela, murmura Raymond, c’est bien cela… Ce ne peut être que lui qui m’a écrit !…

Le docteur jubilait.

Faire étalage de ses facultés maîtresses est une disposition commune à tous les hommes, depuis le plus vulgaire jusqu’au plus supérieur.

Et il éprouvait à montrer sa pénétration le même plaisir naïf que ressent le robuste manœuvre qui lève à bras tendu l’énorme poids que ses compagnons peuvent à peine soulever.

– Lui ! s’écria-t-il, oubliant son serment de ne pas questionner. Qui, lui ? Vous voyez bien que vous soupçonnez quelqu’un !…

Le front de Raymond s’assombrit.

– Docteur !… fit-il.

Mais l’autre :

– Et cette duchesse si audacieuse, est-ce que vraiment en cherchant bien vous ne trouveriez pas son nom ?…

– Je connais plusieurs femmes qui portent ce titre de duchesse…

– Ah !…

– La duchesse de Maumussy, la duchesse de Maillefert…

– Vous voyez donc bien…

Raymond eut un mouvement d’impatience.

– Mais qu’est-ce que cela prouve ! fit-il brusquement. En sais-je mieux comment je puis me trouver mêlé aux événements de cette nuit ? Doutez-vous de ma parole ? Faut-il que de nouveau je vous jure, sur tout ce qu’il y a de sacré, que je ne comprends rien à tout ce qui m’arrive depuis vingt-quatre heures, que jamais je n’ai connu personne du nom de Marie-Sidonie ?…

Une fugitive rougeur montait aux joues du jeune médecin.

– Ai-je donc été indiscret ? fit-il. Dites-le-moi franchement. Dois-je oublier tout ce dont j’ai été témoin ? Parlez, et c’est fini, jamais plus il n’en sera question entre nous !…

Déjà Raymond se sentait tout honteux de son irritation.

Saisissant la main du docteur :

– Assez, prononça-t-il d’une voix émue. À un ami tel que vous, on ne marchande pas les confidences. Faites-moi l’amitié de venir partager ce soir notre modeste repas de famille. Et nous chercherons ensemble s’il est dans mon passé quelque événement qui explique le sombre mystère de cette nuit…

DEUXIÈME PARTIE - LE GÉNÉRAL DELORGE

I

Un soir, en un de ces rares moments où il se départait de sa réserve et de sa froideur accoutumée, Raymond Delorge avait dit au docteur Legris :

Celui-là est véritablement malheureux qui n’espère plus rien. Voilà où j’en suis, moi qui n’ai pas trente ans. Et si je n’étais pas certain que la balle qui me tuerait frapperait ma pauvre mère du même coup, il y a longtemps que je me serais fait sauter la cervelle…

Le passé de cet infortuné expliquait ce morne désespoir et ce dégoût profond de la vie.

Son père, le général Pierre Delorge, avait été ce qu’on est convenu d’appeler un officier de fortune, c’est-à-dire un de ces soldats qui n’ont d’autre recommandation que leur mérite et leur bravoure, d’autre richesse que leur épée, et dont chaque grade est forcément le prix d’un service rendu ou d’une action d’éclat.

Fils d’un menuisier de Poitiers, ancien volontaire de 1792, bercé de la légende glorieuse des armées de la République, Pierre Delorge, le jour même de ses dix-huit ans, s’était engagé dans un régiment de dragons.

Son éducation était des plus bornées, mais il avait l’imagination pleine de récits de batailles, et il se sentait de la trempe de ces soldats héroïques dont lui parlait son père, et qui, à trente ans, étaient morts ou généraux de division.

Malheureusement, on était alors en 1820.

C’était le beau temps de la Restauration, et les fils d’artisans révolutionnaires n’étaient pas précisément en odeur de sainteté.

En fait de guerre, Pierre Delorge ne vit que la guerre d’Espagne, où il n’eut même pas l’occasion de dégainer.

En revanche, il avait failli se trouver compromis dans la première conjuration de Saumur, à la suite d’une dénonciation anonyme, qui l’accusait faussement d’avoir entretenu des relations suivies avec le brave et faible général Berton.

Du moins sut-il mettre à profit ces longues années de paix et les loisirs forcés de la vie de garnison.

Ayant reconnu l’insuffisance de son éducation, il entreprit bravement de la refaire, et obstinément il la refit.

Les longues heures que ses camarades passaient au café militaire, entre un jeu de cartes et un bol de punch, il les employait à travailler, réalisant sur ses maigres appointements assez d’économies pour payer un professeur ou acheter des livres.

D’aucuns essayèrent bien de railler ses études obstinées, son existence austère, sa rigide exactitude à remplir les devoirs de son état ; ils en furent pour leurs taquineries.

Et encore ne les poussèrent-ils jamais plus loin, Pierre Delorge n’ayant pas la prétention d’être ce qui s’appelle endurant.

Puis, comme il était malgré tout le meilleur et le plus sûr des camarades, modeste et toujours prêt à rendre service, comme d’un autre côté on le savait doué de la plus rare énergie, on s’accoutuma à reconnaître sa supériorité, à la célébrer et à le désigner hautement comme un des officiers d’avenir de l’armée.

La révolution de 1830 le trouva en Algérie, lieutenant de chasseurs.

Il avait été décoré lors de la prise d’Alger, à la tête de son escadron, qui faisait partie de la division Loverdo.

Les années qui suivirent, il les passa en Afrique, où l’œuvre de notre domination se poursuivait avec un perpétuel mélange de bien et de mal, de succès et de revers.

On peut dire que, pendant huit ans, il ne se tira pas dans notre colonie un seul coup de fusil sans qu’il fût présent.

Il était à Constantine, où il fut blessé, à Mostaganem, au col de Mouzaïa, où il fut laissé pour mort, et à Médéah et à Milianah…

Cité plusieurs fois à l’ordre de l’armée, fait officier de la Légion d’Honneur sur le champ de bataille, il était chef d’escadron, lorsqu’en 1839 il rentra en France avec son régiment.

Il avait alors trente-sept ans.

Envoyé en garnison à Vendôme, il dut à la grande réputation qui l’avait précédé, et à la curiosité qu’il inspirait, d’être présenté à une personne qui tenait en ville le haut du pavé, et qui passait pour y faire la pluie et le beau temps, Mlle de la Rochecordeau.

C’était une vieille fille d’une cinquantaine d’années, sèche et jaune, avec un grand nez d’oiseau de proie, très noble, encore plus dévote, joueuse comme la dame de pique en personne et médisante à faire battre des montagnes.

Ce qui n’empêche qu’à tous ceux qui énuméraient la longue kyrielle de ses imperfections, il était à Vendôme, de mode de répondre :

– C’est possible !… Mais elle est si bonne et si généreuse !…

Or, cette grande réputation de générosité et de bonté était venue à Mlle de la Rochecordeau de ce qu’elle avait recueilli et gardait près d’elle, depuis dix ans, la fille de sa sœur défunte, Mlle Élisabeth de Lespéran.

Et encore, cette belle action de la vieille fille n’avait-elle été ni spontanée, ni même absolument volontaire.

À la mort du marquis de Lespéran, mort un an après sa femme, et sans un sou vaillant, Mlle de la Rochecordeau avait fait des pieds et des mains pour colloquer la petite – c’était son expression – aux Lespéran de Montoire, riches, dit-on dans le pays, à plus de cent mille livres de rentes.

Mais ces bons et généreux parents n’étaient rien moins que disposés à s’embarrasser de la fille de leur frère.

Il y eut des propos colportés.

Une des dames de Lespéran de Montoire passa pour avoir dit :

– Cette vieille fée peut bien garder le cadeau pour elle.

À quoi Mlle de la Rochecordeau répondit :

– Eh bien ! soit, je la garderai, moi qui suis pauvre, quand ce ne serait que pour faire rougir ces vilains de leur crasse.

Elle garda Élisabeth, en effet. Mais à quel prix !

Haineuse, acariâtre, n’ayant pas encore pris parti de son célibat, rongée de regrets et de jalousie, la vieille fille fit de l’enfant son souffre-douleur.

Jamais un repas ne s’écoula sans que l’orpheline ne s’entendît reprocher le pain qu’elle mangeait. Jamais elle n’essaya une robe sans avoir à subir les plus humiliantes réprimandes, et toutes sortes de jérémiades sur la coquetterie des sottes qui se croient jolies et à propos de la cherté excessive des étoffes. Jamais elle ne chaussa une paire de bottines neuves sans entendre le soir sa terrible parente dire aux dévotes ses intimes :

– Cette petite userait du fer ; Roulleau, le cordonnier de la Grande-Rue, n’a pas une pratique pareille. Et, cependant, elle devrait savoir qu’à mon âge je m’impose des privations pour elle !

Et c’eût été pis, sans doute, si Mlle de la Rochecordeau n’eût été contenue par un parent qui le venait visiter quelquefois, et qu’elle craignait plus encore que son confesseur : le baron de Glorière.

Ce vieux et digne gentilhomme, célibataire et enragé collectionneur, avait pris Élisabeth en affection.

Elle lui dut l’unique poupée qu’elle eût jamais, poupée adorée à qui elle confiait ses chagrins. Elle lui dut plus tard deux ou trois jolies robes et quelques modestes bijoux.

Malheureusement il n’était pas riche, ne possédant que trois mille livres de rentes et son château de Glorière où il vivait.

Le château renfermait bien, disait-on, des objets de la plus haute valeur, des meubles surtout et des tableaux, mais le vieux collectionneur fut mort de faim avant de se défaire du plus humble d’entre eux.

– Soyez donc moins rude ! disait-il toujours à Mlle de la Rochecordeau.

Elle l’eût été, si sa nièce eût été moins jolie.

Mais l’éclatante, elle disait la révoltante beauté d’Élisabeth la transportait de rage, et rien de ce qu’elle essayait pour en atténuer l’éclat ne lui réussissait.

La taille pleine et ronde de la jeune fille eût donné de la grâce à un sac. Ses cheveux, pour être privés de pommade, n’en étaient ni moins abondants, ni moins fins, ni moins brillants. Ses mains contraintes aux plus rudes besognes et lavées au plus grossier savon de Marseille, restaient blanches et délicates. La forme exquise de son pied se trahissait sous des chaussures informes.

– C’est comme un sort ! se disait Mlle de la Rochecordeau, vous verrez qu’elle n’aura seulement pas la petite vérole !…

C’est cependant à une des soirées à gâteaux et à sirop de groseille de cette charitable vieille que, pour la première fois, Élisabeth de Lespéran apparut à Pierre Delorge.

Et c’est bien « apparut » qu’il faut dire, car il fut tout d’abord ébloui comme d’une vision céleste, fasciné, ravi.

Ce n’est qu’après s’être remis un peu qu’il fut frappé des grâces modestes de la pauvre orpheline, de son inaltérable douceur et de la noble simplicité dont elle rehaussait les attributions serviles que lui imposait sa tante. Il souffrit de la voir traitée en subalterne par des invités sans délicatesse.