Il
s’attendrit, lui dont la sensibilité n’avait rien d’exagéré, à
observer en elle la réserve un peu hautaine de ceux à qui la vie a
été rude.
Si bien qu’en sortant de chez
Mlle de la Rochecordeau, au lieu de regagner
son logis, il s’en alla tout seul se promener le long du Loir,
quoiqu’il fût près de minuit et qu’il dût être à cheval à cinq
heures du matin, pour la manœuvre.
Il sentait le besoin de réfléchir à une idée
qui venait d’éclore dans son esprit, et qui l’eût bien fait rire la
veille :
L’idée de mariage.
– Eh ! pourquoi, pensait-il, ne me
marierais-je pas ?…
N’était-il pas sorti de l’ornière, à cette
heure, officier supérieur et certain d’être général avant dix
ans !
Ses appointements, qui iraient en augmentant,
pouvaient déjà suffire à un ménage modeste et bien administré, et
il possédait pour les frais de premier établissement six beaux
mille francs économisés en Afrique.
Aussi, lorsqu’il rentra chez lui, alla-t-il
pour la première et sans doute pour l’unique fois de sa vie se
planter devant une glace, essayant de se rendre compte de l’effet
que pouvait produire sa personne.
Grand, bien découplé, il atteignait ce degré
précis d’embonpoint qui accuse, sans l’alourdir, la perfection des
formes. Des cheveux d’un noir de jais, fièrement plantés et taillés
en brosse, faisaient ressortir la pâleur bronzée de son énergique
visage. La loyauté de son âme étincelait dans ses yeux. Sa
moustache encore soyeuse ombrageait, sans les voiler, des lèvres
spirituelles, aussi rouges que le sang qu’il versait si
libéralement les jours de bataille.
Toute modestie à part, il lui sembla qu’il
réunissait toutes les conditions qui font le mari aimé et le bon
mari.
Seulement, il se sentait le cœur déjà trop
pris pour courir l’aventure de quelque cruelle déception. Et dès le
lendemain, il se mit en quête de renseignements.
D’un mot, un vieux bourgeois de Vendôme lui
définit la situation de Mlle Élisabeth de
Lespéran :
– N’ayant pas le sou, elle mourra vieille
fille comme sa tante !
Intérieurement ravi.
– Voilà, se dit le brave chef d’escadron,
la femme qu’il me faut…
Et de ce jour il devint un des hôtes assidus
des réunions hebdomadaires de Mlle de la
Rochecordeau.
Dame ! elles n’étaient pas d’une gaîté
folle, ces réunions, presque exclusivement composées de vieilles
demoiselles aussi nobles que dévotes, de hobereaux invalides des
environs et d’ecclésiastiques de la paroisse.
Mais le commandant Delorge ne croyait point
acheter trop cher par d’interminables parties de boston, le droit
de contempler à son aise Mlle de Lespéran…
Deux ou trois fois il avait trouvé l’occasion
de s’entretenir avec elle, mais il n’avait pas osé aborder la
grande question qui était devenue sa plus chère, sinon son unique
préoccupation.
Seulement, comme il voyait la jeune fille
rougir dès qu’il paraissait, et se troubler dès qu’il lui adressait
la parole ; comme chaque fois qu’il passait à cheval dans la
rue, certaine persienne s’écartait imperceptiblement, il se
supposait deviné, et espérait n’être pas accueilli trop
défavorablement.
Il ne cherchait donc plus qu’une occasion de
se déclarer, quand, vers la fin de février, il crut remarquer que
le teint si beau de Mlle de Lespéran se
fanait, que ses joues se creusaient, et qu’un cercle de bistre,
chaque jour plus accusé, cernait ses grands yeux bleus.
Inquiet, il s’informa, et apprit les raisons
de ce changement.
Une nouvelle fantaisie était venue à
Mlle de la Rochecordeau.
Sous prétexte d’insomnies pénibles, elle
employait sa nièce à lui faire la lecture une bonne partie de la
nuit.
Le matin venu, la vieille égoïste se
renfonçait bien douillettement sous son édredon et dormait jusqu’à
midi.
Tandis que la pauvre Élisabeth, obligée de se
lever en même temps que la servante dont elle partageait la
besogne, n’avait plus que trois ou quatre heures au plus d’un
mauvais sommeil.
À cette certitude, le commandant Delorge entra
dans une si effroyable colère, que son ordonnance en prit la fuite
blême de peur.
– Halte-là ! s’écria-t-il, cette
vieille coquine finirait par me la tuer !
C’est pourquoi, dès le lendemain, par une
belle après-midi, ayant revêtu son plus brillant uniforme, il se
rendit chez Mlle de la Rochecordeau, et sans
plus de phrases :
– Mademoiselle, lui dit-il, j’ai
l’honneur de vous demander la main de
Mlle de Lespéran, votre nièce…
Et, sans lui laisser le temps de placer une
syllabe, il lui exposa tout d’une haleine son origine, sa situation
présente et ses espérances pour un avenir prochain.
Surprise au-delà de toute expression, la
vieille fille regardait cet épouseur de l’air dont on examine un
phénomène.
– Hélas ! cher monsieur, dit-elle,
cette pauvre enfant n’a pas un sou de dot !
Mais le commandant s’étant écrié :
– Eh ! mademoiselle, je le savais
fort bien !
Elle fut tout à fait décontenancée, balbutia,
et finit par déclarer qu’elle ne pouvait se décider ainsi, qu’elle
consulterait, qu’elle répondrait plus tard…
La vérité est que la bonne demoiselle se
sentait devenir folle à la seule pensée de perdre Élisabeth.
Que deviendrait-elle, grand Dieu ! si on
lui enlevait cette esclave soumise, cette victime résignée de ses
colères et de ses caprices ? Qui donc la soignerait, la
dorloterait, la veillerait au moindre rhume ? Qui lui ferait
de ces lingeries admirables dont elle se paraît et qui semblaient
sortir de la main des fées ? Trois servantes ne remplaceraient
pas cette nièce incomparable, qui servait, elle, sans gages.
– Jamais ce mariage ne se fera !
s’écria la vieille fille, dès que le commandant Delorge eut tourné
les talons.
Et aussitôt, de toute l’activité de son
esprit, elle se mit à chercher pourquoi il ne se ferait pas…
Elle eut vite trouvé.
Quoi ! le fils d’un ouvrier de Poitiers,
un officier de fortune, épouserait la fille du noble marquis de
Lespéran !…
– Jamais, s’écria-t-elle encore, ce
serait monstrueux, la cendre de ma sœur en frémirait dans son
tombeau !
Malheureusement pour les charitables projets
de Mlle de la Rochecordeau, son avis n’était
pas du tout celui de sa nièce.
En voyant arriver Pierre Delorge chez sa tante
à une heure inaccoutumée et en grand uniforme,
Mlle de Lespéran avait été prévenue par un de
ces pressentiments qui sont comme les anges gardiens de la femme
qui aime, et ne la trahissent jamais.
– Il vient me demander en mariage !
s’était-elle dit avec un effroyable battement de cœur.
Et dominée par un irrésistible besoin de
savoir, elle était allée, elle, la fierté même, et que la pensée
d’une telle action eût révoltée l’instant d’avant, elle était allée
se mettre aux écoutes à la porte du salon, et elle avait tout
entendu.
Si grand était son trouble, qu’elle faillit se
laisser surprendre par le chef d’escadron. Moins ému lui-même, il
l’eût peut-être vue s’enfuir éperdue et regagner sa chambre, où
elle se barricada.
Elle se demandait :
– Que va décider ma tante ?… Quelle
sera cette réponse qu’elle promet pour plus tard ?…
Cette réponse, Élisabeth connaissait trop
Mlle de la Rochecordeau pour ne la point
prévoir.
– Ma tante va le repousser, pensait-elle
en proie au plus violent désespoir ; il se croira dédaigné, je
ne le reverrai plus… Que faire ? Mon Dieu,
inspirez-moi !
Elle réfléchit un moment, et le résultat de
ses réflexions fut ce laconique billet à
M. de Glorière :
« Mon bon ami,
« Vous rendrez un immense service à votre
petite amie, si aujourd’hui même, et le plus tôt possible, vous
veniez, par hasard, rendre visite à mademoiselle de la
Rochecordeau. Je m’en remets à votre prudence et à votre
discrétion.
« ÉLISABETH ».
Mais écrire ce billet n’était rien. Le
difficile était de le faire porter à l’instant au château de
Glorière, situé, comme chacun sait, à une lieue de Vendôme, dans un
des plus jolis paysages du Loir, sur la route de Montoire.
Devenue tout à coup audacieuse,
Mlle de Lespéran envoya chercher par sa
servante le petit garçon d’une voisine, qui faisait à l’occasion
des courses pour la maison.
Bientôt il parut.
– Tu connais, lui dit-elle vivement, le
baron de Glorière ? Tu sais où il demeure ?
– Oh ! oui, mademoiselle, répondit
l’enfant.
– Eh bien ! il faut qu’il ait cette
lettre avant une heure… Tu ne la remettras qu’à lui… Allons, pars,
dépêche-toi, cours…
Et, pour lui donner des jambes, elle lui mit
dans la main une pièce de quarante sous, plus de la moitié de sa
fortune !
– Pourvu, pensait-elle, quand le petit
garçon fut parti tout courant, pourvu que M. de Glorière
soit chez lui !…
Il y était.
Drapé dans une robe de chambre à grands
ramages, le vieux collectionneur était en train d’épousseter ses
meubles rares et ses tableaux chéris, quand la lettre de sa
protégée lui fut remise.
L’ayant parcourue d’un coup d’œil :
– Oh ! oh ! murmura-t-il,
prudence, discrétion ! qu’est-ce que cela signifie ?
Et le petit commissionnaire étant sorti, il se
hâta de s’habiller pour se rendre à Vendôme.
– Car il est évident, pensait-il, qu’il
arrive quelque chose d’extraordinaire. Qu’est-ce que cette satanée
vieille fille aura fait encore à ma pauvre Élisabeth ?…
Cette satanée vieille ne fut pas ravie quand,
moins de quatre heures après la démarche de Pierre Delorge, on lui
annonça le baron de Glorière, qui arrivait tout cuirassé de
diplomatie et voilant son inquiétude sous le sourire le plus
amical.
Un instant, elle eut la pensée de lui
dissimuler la demande en mariage. Mais était-ce possible ?
N’était-il pas parent de l’orpheline, son subrogé-tuteur et très
influent dans le conseil de famille ?
Elle s’exécuta donc de très bonne grâce en
apparence, bien à contre cœur en réalité, n’épargnant aucune
précaution oratoire pour rallier le baron à son opinion.
Il ne la laissa pas longtemps poursuivre, et
dès qu’il eut bien compris :
– Sarpejeu ! interrompit-il, Dieu
est enfin juste… Voilà un parti comme je n’osais pas en espérer un
pour ma petite amie…
– Un parti !… Un homme de rien, le
fils d’un ouvrier !…
– Eh ! que monsieur son père soit
tout ce que vous voudrez, il n’en a pas moins un fils qui est un
galant homme et un homme de cœur…
Arborant son grand air de dignité première,
Mlle de la Rochecordeau entreprit de chapitrer
M. de Glorière… C’était perdre son temps.
– Parbleu ! vous me la baillez
belle ! interrompit-il. Si vous aviez seulement une vingtaine
d’années de moins, et que ce beau chef d’escadron fût venu pour
vous et non pour Élisabeth, vous ne trouveriez pas son audace si
coupable.
Le mot « impertinent » monta aux
lèvres de la vieille fille. Elle ne le prononça pourtant pas.
Du reste, continuait le baron, je vais lui
dire deux mots, moi, à ce militaire… car, décidément, je passe de
son bord.
Par le plus grand des hasards, juste au moment
où M. de Glorière quittait le salon,
Mlle de Lespéran traversait le vestibule.
Il lui prit la main, et d’un ton d’indulgente
raillerie :
– Ah ! mademoiselle la rusée,
fit-il, nous l’aimons donc bien notre commandant ?… Allons,
allons, il ne faut pas rougir ainsi, vous avez bien fait de compter
sur moi.
Sur quoi il sortit, et tout en cheminant le
long de la Grande-Rue de Vendôme :
– Parbleu ! grommelait-il, cette
bonne demoiselle de la Rochecordeau est tout bonnement prodigieuse.
Elle n’avait rien vu, rien deviné !… Supposait-elle donc que
le seul agrément de ses soirées attirait ce digne chef
d’escadron !… Mais me voici chez lui.
Pierre Delorge, en ce moment même, n’était pas
sur un lit de roses.
Tout se sait, et se sait vite, dans une petite
ville comme Vendôme. Déjà il avait recueilli quelque chose des
propos tenus par la tante de Mlle de Lespéran.
Il entrevoyait des difficultés de toutes sortes, peut-être un échec
définitif.
Il pâlit, tant était vive son anxiété,
lorsqu’il vit entrer dans son modeste logis de soldat le baron de
Glorière.
Et, sans le saluer, vivement et d’une voix
altérée :
– Eh bien ? interrogea-t-il.
– Eh bien ! répondit le baron, je
viens, mon officier, vous dire que Mlle de la
Rochecordeau ne me paraît rien moins que disposée à vous accorder
la main de sa nièce.
Le pauvre commandant chancela :
– Ah ! mon Dieu !…
balbutia-t-il.
– Mais en même temps, poursuivit
M. de Glorière, je viens vous dire : « Ne
désespérez pas. » Notre vieille demoiselle n’est pas maîtresse
absolue de la situation. Au-dessus d’elle, il y a le conseil de
famille. J’ai voix au chapitre, et ma voix vous est acquise. À nous
deux, sarpejeu ! nous la ferons capituler.
Et comme Pierre Delorge se confondait en
actions de grâces :
– Vous me remercierez en sortant de
l’église, lui dit-il. Pour l’instant, agissons et jouons serré, car
la vieille est fine, et tout d’abord, il ne faut pas laisser
s’accréditer l’opinion d’un refus. C’est pourquoi nous allons,
pendant qu’il fait encore jour, sortir ensemble et nous montrer
bras dessus bras dessous dans toutes les rues de la ville. Ensuite
vous viendrez dîner avec moi à l’Hôtel de la Poste.
Après le dîner, vous me conduirez au cercle des
officiers, et je ferai une partie d’échecs avec votre
lieutenant-colonel, que l’on dit de première force… Or, comme je
suis le subrogé-tuteur de Mlle de Lespéran, et
que tout le monde le sait, dès demain il sera avéré que vous
l’épousez. Nous aurons l’opinion pour nous, et l’opinion est la
grande marieuse des petites villes ; on ne défait pas les
mariages qu’elle a faits…
Exécuté de point en point, le programme du
vieux diplomate de petite ville amena vite les résultats qu’il
prévoyait.
Mlle de la Rochecordeau
était encore au lit, le lendemain, que déjà une de ses confidentes
accourait lui apprendre ce qu’elle appelait les frasques de
M. de Glorière.
Ç’avait été l’événement de la messe de six
heurs, d’où elle sortait. Tout le monde parlait du mariage de
Mlle de Lespéran et du commandant Delorge, le
croyait décidé et l’approuvait.
La vieille fille en pensa étouffer de
colère.
– C’est la plus noire des trahisons,
s’écria-t-elle d’une voix étranglée, un acte de félonie indigne
d’un gentilhomme. Je veux m’en expliquer avec lui, et certes je ne
lui mâcherai pas ma façon de penser.
C’est qu’elle ne s’abusait pas ; c’est
qu’elle comprenait bien que le chef d’escadron, soutenu par toute
la famille, aurait promptement raison de ses résistances.
N’importe ! elle n’était pas d’un
caractère à se rendre sans combat, en cette occasion surtout, où se
trouvaient engagés les intérêts sacrés de son égoïsme.
Dissimulant donc, ou plutôt croyant dissimuler
très habilement à sa nièce, les affreuses perplexités qui la
déchiraient, elle se retira de meilleure heure que de coutume. Elle
sentait le besoin d’être seule, pour réfléchir, pour chercher une
issue à son intolérable situation.
Certes, les avantages de ses adversaires
étaient considérables, mais les siens n’étaient pas à dédaigner.
Elle se voyait quelques jours encore de répit, et
Mlle de Lespéran était toujours en son
pouvoir.
Bientôt elle s’imagina avoir trouvé une
solution.
Qui l’empêchait de quitter Vendôme avec
Élisabeth ? Pourquoi n’iraient-elles pas s’établir dans
quelque ville d’eaux jusqu’au changement de garnison du régiment de
Pierre Delorge ?…
Il en coûterait évidemment une grosse somme
d’argent, car la vie est hors de prix dans les stations thermales,
mais ce sacrifice lui semblait léger, comparé à un isolement dont
la seule perspective la glaçait d’effroi.
Elle ne pouvait d’ailleurs s’empêcher de rire
à l’idée de la singulière figure que ferait le baron de Glorière
lorsqu’il se présenterait chez elle et qu’on lui
répondrait :
– Mademoiselle et sa nièce sont en voyage
pour plusieurs mois.
Beau rêve !… rêve trop beau pour qu’il se
réalisât. La vieille fille ne s’en aperçut que trop le
lendemain.
Debout avant le jour, son premier mouvement
fut de sonner sa nièce – car elle la sonnait – et de lui annoncer
leur départ pour le jour même, lui ordonnant de tout préparer pour
un long voyage et de se hâter de faire ses malles…
Mais, chose étrange et véritablement inouïe,
au lieu de se précipiter dehors pour obéir :
– Excusez-moi, ma tante, répondit la
jeune fille, mais en ce moment, je ne saurais, je ne puis quitter
Vendôme…
Positivement, la vieille demoiselle faillit
tomber à la renverse.
– Tu ne saurais quitter Vendôme !
balbutia-t-elle ; et pourquoi, s’il te plaît ?…
– Vous le savez aussi bien que moi, ma
tante.
– Non, explique-toi.
– Eh bien ! c’est que je dois
attendre le résultat d’une… demande qui vous a été faite hier, et à
laquelle vous avez promis une réponse prochaine…
Mlle de la Rochecordeau
eût vu s’animer et descendre de leurs socles les statues de saintes
qui ornaient sa chambre, que sa stupeur n’eût pas été plus grande.
Quoi ! sa nièce connaissait la démarche du chef
d’escadron ! Et elle avait l’audace de l’avouer !…
– C’est une indignité !
s’écria-t-elle, une impudence sans nom !… Ah !
mademoiselle, vous tenez à rester pour connaître ma réponse !
Eh bien ! la voici : « Jamais, moi vivante, vous
n’épouserez ce grossier soudard ! » Est-ce assez
catégorique, êtes-vous satisfaite, et irez-vous maintenant préparer
nos malles ?…
Mais c’est bien inutilement que la vieille
fille essayait de ressaisir l’empire qu’elle s’imaginait avoir sur
Élisabeth.
Cette volonté, qu’elle pliait comme l’osier,
au vent de ses moindres caprices, se redressait tout à coup,
inflexible comme l’acier. Pâle, mais l’œil étincelant d’une
inébranlable énergie :
– Pardonnez-moi, ma tante, commença la
jeune fille…
– Quoi ! encore ?
– Votre décision ne saurait être
définitive… Vous ne m’avez pas consultée… Je suis orpheline, j’ai
un conseil de famille…
La colère, à la fin, une de ces terribles
colères blanches de dévote, chassait des flots de bile au cerveau
de Mlle de la Rochecordeau et blêmissait ses
lèvres.
– Ah ! taisez-vous,
malheureuse ! interrompit-elle. Votre conseil de
famille ! Est-ce lui qui vous recevrait, si je vous prenais
par le bras et si je vous mettais dehors, si je vous chassais de
cette maison que vous déshonorez ?…
Éperdue de fureur, on ne sait à quelles
extrémités elle se serait portée, si le baron de Glorière ne fût
arrivé, dont la présence soudaine lui produisit l’effet d’une
douche glacée.
– Ah !… vous venez sans doute jouir
de votre ouvrage ? lui dit-elle.
Il arrivait de Montoire. Il avait visité, l’un
après l’autre, tous les parents qui composaient le conseil de
famille, et il apportait de chacun d’eux une adhésion formelle au
mariage de Mlle de Lespéran.
– Je sais que ce n’est pas absolument
régulier, dit-il à la vieille fille ; mais, si vous l’exigez,
je vais aller trouver le juge de paix et provoquer, comme c’est mon
droit, une réunion dans les formes.
– C’est inutile ! gémit
Mlle de la Rochecordeau.
Écrasée sous les ruines de toutes ses
espérances, elle s’était affaissée sur un fauteuil, et de grosses
larmes, larmes de rage, roulaient le long de ses joues livides.
Si grande semblait sa douleur, que
Mlle de Lespéran, profondément troublée,
regretta sa fermeté… Toutes les humiliations dont on lui avait fait
payer une hospitalité de douze ans s’effaçaient… Elle ne voyait
plus que l’hospitalité elle-même.
Ah ! Mlle de la
Rochecordeau eut beau jeu un moment… D’un mot, d’une caresse
hypocrite, elle enchaînait de nouveau sa nièce et retardait
définitivement le mariage. Mais au lieu de cela, voyant Élisabeth
s’avancer :
– Retire-toi ! lui dit-elle, de
l’accent de la haine la plus violente, retire-toi ! Ah !
tu triomphes, aujourd’hui !… Ce n’est pas pour longtemps. Dieu
punit les ingrats, et ton mari me vengera. Va ! tu ne seras
jamais aussi malheureuse que je le souhaite.
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