Mais moi qui ne suis pas si optimiste, je crois pouvoir prédire que voici le commencement de la fin… »

VI

C’est que, peu après le départ de Jean pour Valparaiso, Raymond Delorge et Léon Cornevin avaient été obligés de quitter Paris.

Et Me Roberjot leur avait dit :

Partez sans inquiétude, je me constitue votre correspondant bénévole et bien informé, et s’il survenait quelque chose qui rendît votre présence nécessaire, je ne ferais qu’un saut jusqu’au télégraphe.

Et il tenait parole, ce qui n’était pas un mince mérite, trouvant toujours, malgré les travaux dont il était accablé, un moment pour griffonner quelques lignes et tenir ses exilés, comme il les appelait, au courant des événements.

Exilés était bien le mot. Ce n’était pas volontiers que les deux jeunes gens s’étaient éloignés de Paris, de ce théâtre où ils pressentaient que se dénouerait fatalement le drame dont la mort du général avait ensanglanté le premier acte.

Mais la vie a d’inexorables nécessités.

Et, quand on n’a pas dix mille livres de rentes, il faut bon gré mal gré se soumettre aux exigences de la profession qui fait vivre.

C’est pourquoi dès le lendemain du jour où il avait été contraint de donner sa démission, Léon Cornevin s’était mis en quête d’une autre position.

Il n’était pas exigeant, le brave garçon ; ses aptitudes étaient remarquables, les meilleures recommandations appuyaient ses démarches, et cependant, tel était l’encombrement de toutes les carrières, qu’il n’avait rien trouvé d’acceptable à Paris ni même aux environs.

De guerre lasse, il s’était résigné à accepter une situation d’ingénieur près d’un chemin de fer espagnol, et il était parti pour Madrid.

Quant à Raymond, il avait été détaché à Tours près de la commission chargée, par le ministère des travaux publics, d’étudier les moyens de prévenir les inondations périodiques de la Loire.

Parti bien à contre cœur, Raymond n’avait pas tardé à se féliciter intérieurement de ce changement d’existence.

Arraché pour la première fois à l’idée fixe qui depuis l’âge de raison emplissait sa vie, il lui semblait voir s’ouvrir devant lui des horizons inconnus. Il découvrait, pour ainsi dire, qu’il était jeune, qu’il n’avait que vingt-sept ans et qu’il n’avait pas eu de jeunesse.

Par une rare faveur de la destinée, il se trouvait que l’inspecteur des ponts et chaussées, avec lequel il allait poursuivre les études commencées, était le meilleur des hommes.

C’était le baron de Boursonne, le dernier survivant d’une des plus vieilles et des plus nombreuses familles du Poitou.

Il est vrai que rien ne lui était si désagréable que de s’entendre donner son titre. Le seul énoncé de sa particule lui faisait faire la grimace.

– Je suis le père Boursonne, tout bêtement, disait-il d’un ton qui n’avait rien de paternel.

Ancien élève de l’École polytechnique, M. de Boursonne avait donné jadis à plein collier dans les théories saint-simoniennes et avait même dépensé à les expérimenter une fortune assez ronde.

Mais, tandis que ses anciens frères de Ménilmontant avaient eu l’art, l’un poussant l’autre, d’accaparer les meilleures, les plus honorées et les plus lucratives situations, M. de Boursonne était resté longtemps en arrière, embourbé dans des emplois subalternes fort au-dessous de sa remarquable intelligence.

Les qualités de son cœur n’en avaient pas été altérées, il était resté bon jusqu’à la faiblesse.

Seulement, son caractère s’était aigri et était devenu irritable à l’excès.

On disait de lui dans sa circonscription :

– L’inspecteur… Ah ! quel brave homme !… Mais quel original !

La vérité est qu’il se donnait une peine infinie pour paraître précisément le contraire de ce qu’il était réellement.

Aristocrate dans le bon sens du mot, lettré, d’un goût sûr et d’une exquise sensibilité, il posait pour le démocrate farouche, affectait le langage d’un paysan et des façons de roulier et affichait le plus cruel cynisme.

Un de ses grands plaisirs était de porter des vêtements affreusement délabrés, qu’on s’étonnait fort de voir sur le dos de ce grand vieillard à physionomie si noble, quoi qu’il pût faire, si fine et si intelligente.

Le matin où Raymond, arrivé à Tours de la veille, se présenta dans son cabinet, vêtu comme on l’est quand on rend une visite, après qu’il l’eût toisé un bon moment :

– Mâtin ! lui dit-il, vous avez un fameux tailleur, monsieur Delorge, et cela doit vous gêner considérablement d’être si bien mis !…

Et comme Raymond, interdit de cette surprenante réception, balbutiait néanmoins qu’il ne se sentait aucunement gêné :

– En ce cas, reprit M. de Boursonne, venez, nous allons visiter nos chantiers.

Et sans laisser à Raymond un quart d’heure pour aller changer de costume, il le traîna jusqu’au bord de la Loire et ne parut satisfait qu’après l’avoir fait bien piétiner dans la boue et crotter jusqu’aux genoux.

Mais, en dépit de cette plaisanterie de mauvais goût et de quelques autres du même style, il ne fallut pas une semaine à Raymond pour découvrir l’homme réel sous ses dehors affectés, et pour reconnaître combien cet homme était digne d’estime et d’affection.

De son côté, M. de Boursonne s’était pris pour le jeune ingénieur d’une si belle amitié que ce fut lui qu’il choisit pour l’aider dans les études qu’il avait à terminer entre Tours et les Ponts-de-Cé.

Ces études, qui se rattachaient à un plan général, devaient prendre beaucoup de temps, plus d’un an peut-être.

Aussi, M. de Boursonne avait-il résolu d’abandonner Tours et de porter son quartier général au centre des opérations.

Le centre indiqué semblait être Saumur.

Et Saumur, avec ses coteaux boisés, son vieux château, ses îles, ses maisons blanches et ses vertes prairies, Saumur le tentait.

Malheureusement, le jour où il se mit en quête d’un logement, tandis qu’il s’en allait le long du quai, le nez en l’air, il faillit être écrasé par un escadron d’élèves de l’école de cavalerie qui rentrait au grand trot de la promenade.

– Il y a trop de soldats pour moi ici, dit-il à Raymond. Cherchons ailleurs…

Après quelques hésitations, c’est aux Rosiers qu’ils s’arrêtèrent.

Non parce que ce village est le plus coquet de tous ceux qui se mirent aux flots bleus de la Loire, non parce que les coteaux de Saint-Mathurin ont des attraits irrésistibles.

Mais parce que l’auberge du Soleil levant est d’une irréprochable propreté, et que maître Béru, l’aubergiste, mettait à la disposition de M. de Boursonne une jolie chambre pour lui, une bonne chambre pour Raymond et une ancienne salle de billard qui semblait faite pour recevoir les bureaux d’un ingénieur…

Mais aussi parce que maître Béru était, sans qu’il y parût, un cuisinier distingué, sans rival pour les matelotes, qu’il arrosait d’un certain vin de Bourgueil capable de faire oublier le bourgogne.

Et enfin, parce qu’on était à la fin de septembre, et qu’un piqueur, qui était du pays, affirmait que la commune des Rosiers est peuplée de perdrix, et que M. de Boursonne, malgré son âge et son incurable myopie, était un chasseur enragé.

C’est un samedi que le digne ingénieur arriva aux Rosiers et s’installa au Soleil levant avec tout son personnel de conducteurs, de piqueurs, dessinateurs.

Et le samedi suivant, Raymond et lui pouvaient se flatter de connaître les environs comme pas un homme du pays.

Tout ce qui était à visiter, ils l’avaient vu, depuis le camp romain de Chenehutte, le donjon de Trèves et l’église de Cunnault, jusqu’aux monuments celtiques de Gennes et à la fontaine d’Avort ; depuis le château de Maillefert, dont les jardins en terrasses descendent jusqu’à la Loire, jusqu’au manoir de la Ville-Haudry, si magnifique jadis, si abandonné depuis le mariage du comte et de Mlle de Rupair.

Après quoi M. de Boursonne et Raymond s’étaient mis à la besogne.

Rude besogne, car il s’agissait de tracer le plan de tout ce vaste système de digues, de réservoirs et de canaux de dérivation qui doit faire, des inondations actuellement si désastreuses de la Loire, un véritable bienfait pour les riverains.

D’ordinaire, ils déjeunaient de bon matin et ils partaient suivis d’un piqueur portant dans un panier une collation préparée la veille par maître Béru, l’hôtelier du Soleil levant.

À la nuit tombante, ils étaient de retour.

Ils dînaient dans la petite salle dont les fenêtres donnent sur la grande route.

Puis, M. de Boursonne allumait sa pipe, Raymond fumait un cigare, et ils restaient jusqu’à dix heures à causer ou à jouer au jaquet.

Parfois, un vieux commandant d’artillerie, qui mangeait sa retraite aux Rosiers, venait leur tenir compagnie. C’était aussi un ancien élève de l’École polytechnique, et sa qualité de « cher camarade » et ses opinions avancées l’avaient fait admettre par M. de Boursonne.

Ainsi, leurs journées s’écoulaient paisibles et monotones, lorsqu’un matin, pendant qu’ils attendaient que maître Béru leur servît leur déjeuner, un piétinement inaccoutumé de chevaux retentit sur la grande route.

M. de Boursonne, qui était la curiosité même, s’approcha de la fenêtre, et presque aussitôt :

– Mâtin !… s’écria-t-il, venez donc voir, Delorge !…

Raymond s’avança.

Sur la route, une douzaine de chevaux passaient, habillés de superbes caparaçons de couleurs éclatantes et conduits par des domestiques en longs gilets à l’anglaise et en botte à revers.

– Qu’est-ce que cette cavalerie ? demanda M. de Boursonne à maître Béru, qui entrait, un plat dans chaque main. Allons-nous donc avoir un cirque aux Rosiers ?

Mais cette supposition parut choquer l’aubergiste.

– Monsieur l’ingénieur veut plaisanter, dit-il. Monsieur l’ingénieur doit cependant bien voir…

– Quoi ?

– Cette couronne qui est brodée à l’angle de la couverture des chevaux.

– Comment ! il y a une couronne… Mâtin ! c’est une autre affaire. Est-ce que vous la voyez, vous, Delorge, qui avez de bons yeux ?…

Et plantant son binocle sur son long nez :

– Elle y est, parbleu ! continua-t-il, maître Béru a raison. Mais qu’est-ce que cela prouve ?

L’aubergiste s’inclina, et d’un ton grave :

– Cela prouve, répondit-il, que ces chevaux sont ceux de Mme la duchesse…

Le vieil original tressaillit comme si une guêpe l’eût piqué, et d’un ton d’inquiétude comique :

– Comment ! s’écria-t-il, nous avons une duchesse aux environs et maître Béru ne nous prévient pas !… À quoi songe donc maître Béru ?

– Monsieur, répondit l’aubergiste, elle n’habite pas le pays, ordinairement…

– Ah ! je respire.

– C’est à Paris qu’elle demeure. Elle ne vient ici que dans cette saison, passer un mois, et encore pas tous les ans…

– Et comment l’appelez-vous, votre duchesse ?

Maître Béru se redressa.

– Maillefert : prononça-t-il, d’Aostal de Chalandry, duchesse de Maillefert…

Il en avait plein la bouche, comme d’une trop copieuse cuillerée de bouillie.

– Alors, interrogea Raymond, c’est elle la propriétaire de ce beau château que j’ai vu sur la route de Gennes à Trèves ?

– Précisément.

M. de Boursonne s’était mis à table, et tout ne mangeant :

– Vous nous parlez toujours de la duchesse, maître Béru… reprit-il, et le duc ?… Parlez-moi donc un peu de ce duc de Mailleterre, Maillepierre, Maille…

– Maillefert, s’il vous plaît, monsieur.

– Soit !… Qu’est-ce que ce duc ?

– Monsieur, il est mort.

M. de Boursonne venait de se verser un verre de vin de Bourgueil :

– De profundis… prononça-t-il.

Et quand il eut vidé son verre :

– Vous entendez, Delorge, continua-t-il, elle est veuve, cette duchesse… Eh !… eh !… c’est un cœur à conquérir. Voyons, maître Béru, donnez-nous des renseignements. Est-elle jeune ?…

– Jeune !… ça dépend !…

– Par exemple !… Qu’entendez-vous par là ?

– Dame, monsieur, je veux dire qu’à la voir, quand elle passe, toujours superbement ajustée, on ne lui donnerait pas vingt ans… Seulement…

– Quoi ?

– Eh bien ! il faut qu’elle ait plus du double, puisqu’elle a des enfants qui ont plus que cela.

Qui n’eût pas connu M. de Boursonne l’eût cru intéressé au plus haut point.

– Des enfants ! s’écria-t-il, et majeurs ! Aïe !… Et beaucoup ?…

– Deux. Un fils, d’abord, M. Philippe, qu’on appelle M. le duc depuis la mort de son père, un beau garçon si on veut, quoique un peu bien pâlot et chétif, mais montant crânement à cheval tout de même, et buvant sec ; puis une fille, Mlle Simone…

– Simone !… répéta le vieil ingénieur, joli nom !…

– Hum !… ça dépend des goûts, et si j’avais une fille… Enfin, c’est une manie qu’ils ont dans cette famille, de toujours donner ce nom à leurs demoiselles en mémoire d’un de leurs grands-pères qui était un fameux, à ce que je me suis laissé dire… Du reste, il paraît le plus beau du monde, ce nom, quand on connaît celle qui le porte…

– Diable !… Entendez-vous, Delorge ?

L’interruption contraria visiblement maître Béru.

– C’est comme cela ! déclara-t-il. Elle n’est peut-être pas plus belle que les autres, mais elle est meilleure que toutes… Et si monsieur l’ingénieur veut entrer dans une maison de pauvres gens, la première venue, il verra si je lui en impose…

– Peste !… Mlle Simone fait donc bien des aumônes pendant le mois qu’elle passe ici chaque année !…

Mlle Simone ne quitte jamais le pays, monsieur…

– Tiens ! tiens ?…

– Oui, c’est singulier, n’est-ce pas ? Mais on prétend comme cela que la mère et la fille ne s’entendent pas. Aussi, tandis que Mme la duchesse et M. Philippe vivent à Paris, Mlle Simone habite toujours Maillefert, hiver comme été… Et même, ce ne doit pas être gai, pour une fille de vingt ans, que de vivre seule dans ce grand château désert, sans autre société que sa gouvernante, une Anglaise plus sèche, plus longue et plus raide qu’une perche, jaune comme un coing, avec des yeux qui pleurent et un nez plus rouge que le mien…

M. de Boursonne venait d’avaler la dernière bouchée de son déjeuner.

Il se leva, et, bourrant sa pipe :

– C’est égal, fit-il, j’aurais préféré un cirque… C’eût été une distraction.

Maître Béru sourit finement :

– Je crois, dit-il, que la venue de Mme la duchesse donnera à ces messieurs plus de distractions que n’importe quelle troupe de saltimbanques…

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?…

– Parce que Mme la duchesse est comme qui dirait une vive-la-joie. Jamais elle ne vient seule. Toujours elle amène une troupe de jeunes dames, toutes plus jolies et mieux vêtues les unes que les autres, qu’on rencontre sans cesse à pied, à cheval, en voiture, en bateau, riant, chantant, badinant, escortées de jeunes messieurs, amis de M. Philippe. Et tout ce monde chasse, pêche, dîne, soupe, se promène, danse et tire des feux d’artifice, et enfin, fait de la vie une noce perpétuelle de nuit et de jour…

Mais M. de Boursonne venait de voir apparaître à la porte du petit salon son piqueur chargé du panier de la collation.

– À ce soir les détails, dit-il brusquement à maître Béru.

Et s’adressant à Raymond :

– Et nous qui avons à travailler, en route !…

Sur quoi il sortit, laissant l’aubergiste du Soleil levant un peu surpris et fort mécontent d’une interruption qu’il jugeait peu polie.

Et tout en marchant en grandes enjambées le long de la levée qui côtoie la Loire :

– Singuliers citoyens que les Français, grommelait le vieil ingénieur. En voici un, ce Béru, qui est fou d’égalité, à ce qu’il prétend, et parce qu’une duchesse arrive dans son pays, aussitôt il se pâme d’admiration. C’est un démocrate, mais son auberge, ses casseroles, son enseigne et tous les écus qu’il a de côté, il les donnerait pour s’appeler M. de Béru !…

Il parut attendre un mot d’approbation de Raymond qui marchait à ses côtés ; mais Raymond, qui pensait à tout autre chose, garda le silence.

Alors, les souvenirs de son éducation première lui revenant en foule :

– Bonne maison, d’ailleurs, reprit-il, que cette maison de Maillefert. Une des cinq ou six qui nous restent. Une des cinq ou six qui nous restent en France pures de toute substitution. Excellente maison, alliée aux Tréville, aux Breulh-Faverlay, aux Coucy, aux Sairmeuse, aux Montmorency, aux Champdoce, aux Commarin, aux Chalusse…

Il n’en finissait plus.

On eût dit, à l’entendre égrener ce chapelet de noms, qu’il récitait la table de récapitulation de d’Hozier…

– Famille princière, positivement, poursuivait-il, qui porte de gueules à une croix d’or, avec une devise digne des premiers barons chrétiens : Aultre ne sert ! L’Armorial général fait remonter les Maillefert à 800, mais je ne leur vois de filiation bien prouvée qu’à partir de 1100, ce qui est déjà joli… Qu’en pensez-vous, Delorge ?…

– Monsieur !…

– Ah çà ! vous ne m’écoutez donc pas, dit le vieil ingénieur. Vous avez l’air d’un homme qui tombe des nues. À quoi songez-vous ?

– Ma foi ! monsieur, si niais que cela soit à dire, j’avouerai que je ne songeais à rien…

– Hum !… Pas même à Mlle Simone de Maillefert ?

Raymond rougit comme une pensionnaire prise en faute.

– Eh ! monsieur, répondit-il, à quel propos penserais-je à une jeune fille que je ne connais pas, que je n’ai jamais vue, et que je ne verrai sans doute jamais ?…

– Qui sait ! murmura M. de Boursonne.

Et après un moment de réflexion :

– Ce que nous a dit cet imbécile de Béru, au sujet de cette jeune demoiselle, eût suffi lorsque j’avais votre âge pour me mettre la cervelle à l’envers. Singulière existence que celle de cette pauvre enfant abandonnée à elle-même !…

– Bast !…

– Comment, bast !… Je voudrais, pardieu ! vous y voir, seul dans ce vieux château, en tête-à-tête avec une gouvernante anglaise. Mais comment ne se marie-t-elle pas ? Elle doit pourtant être un fier parti, cette petite fille. Ces Maillefert, si je ne m’abuse, sont riches comme des mines. Je leur connais, dans la Loire-Inférieure, une propriété qui est bien grande, à elle seule, comme la république de Saint-Marin et la principauté de Monaco réunies. L’île de Noirmoutiers tout entière leur appartenait autrefois. Comment cette petite n’est-elle pas encore mariée !…

Il fit bien une douzaine de pas sans mot dire, puis tout d’un coup :

– Peut-être, reprit-il, est-elle affligée de quelque difformité… Il se peut qu’elle soit laide à faire peur, ou affreusement bossue, ou boiteuse, ou borgne, ou chauve… Mais non, cet idiot de Béru nous l’aurait dit.

– D’ailleurs, objecta Raymond, une jeune fille si riche n’est jamais laide…

Le vieil ingénieur éclata de rire.

– Parfaitement exact, dit-il. Ainsi, mon cher Delorge, voilà une occasion admirable.