Le vaisseau et le radeau avaient disparu.

« C’est le cœur bien gros et à pas lents que je regagnai le camp.

« Et, certes, il m’eût bien surpris celui qui m’eût dit que j’allais y trouver un indice du sort de mon pauvre camarade.

« C’est ce qui arriva, cependant.

« Le petit bateau à vapeur qui faisait le service entre Cayenne et l’île du Diable venait d’arriver, et on m’appelait pour la corvée du déchargement…

« Je me rendis au débarcadère, et j’aidais à hisser des sacs de biscuits, lorsque j’entendis un matelot dire à un de nos gardiens que le matin, au lever du jour, on avait signalé le passage d’un navire au vent des îles du Salut.

« C’était, ajouta-t-il, un baleinier américain qui, le mois précédent, avait essuyé une tempête épouvantable, qui avait failli périr, et qui était allé réparer ses avaries à Démérara, le port le plus important de la Guyane anglaise.

« Si je ne m’étais pas retenu, j’aurais sauté au cou de ce matelot.

« – Ainsi, me disais-je, si Laurent a réussi à atteindre ce navire, il est libre à cette heure et maître d’utiliser cette lettre qu’il a sauvée aux prix de sa liberté et peut-être de l’existence de sa femme et de ses enfants…

« La joie que je ressentais était si grande, que c’est à peine si je pris garde aux menaces que me fit à l’appel du soir le gardien de service.

« Naturellement, pas plus le soir que le matin, personne n’avait répondu au nom de Boutin ; on s’en prenait à moi de son absence, et on voulait absolument me faire dire où il se cachait.

« Car nul encore ne soupçonnait une évasion.

« Ce n’est que dans l’après-midi du lendemain que la vérité éclata.

« J’étais en train d’apprêter mon dîner, quand un gardien entra dans ma case comme une bombe, et d’un ton furieux :

« Suivez-moi, me dit-il, le commandant vous demande.

« Je le suivis, et comme le long de la route je le questionnais, feignant l’étonnement :

« – C’est bon, c’est bon, me dit-il, on va vous régler votre compte.

« Il est de fait que le visage du commandant n’avait rien de rassurant, et je m’expliquais sa colère, sachant de quelles instructions particulières Laurent avait toujours été l’objet.

« – Où est Boutin ? me cria-t-il, dès qu’il me vit à portée de l’entendre.

« Et, comme je protestais que je l’ignorais.

« – Vous ne voulez pas parler, insista-t-il.

« – Je ne sais rien, mon commandant.

« – C’est ce que nous allons voir, dit-il, suivez-moi…

« Et faisant signe à deux soldats de se placer à mes côtés, il se mit à marcher devant nous…

« C’est à plus d’un quart de lieue, sur le bord de la mer, qu’il me conduisit.

« Là sur la grève était échoué le radeau de Laurent, qui avait été ramené par la marée montante et que deux soldats en train de pêcher avaient découvert.

« À cette vue, je crus que le cœur allait me manquer… Mon pauvre camarade avait-il donc péri !…

« La réflexion m’eut bientôt rassuré.

« Le radeau était en aussi bon état qu’au départ, la voile seule et le sac de provisions manquaient, bien que ce sac eût été très solidement attaché à une traverse… N’était-ce pas une preuve que, si le radeau se trouvait là, c’est que Laurent avait été recueilli par le baleinier américain ?…

« – Eh bien ! me demanda le commandant en me montrant le radeau, nierez-vous encore l’évasion de Boutin et la part que vous y avez prise ?

« Certainement, je niai. Malheureusement j’étais le seul menuisier de l’île, mon travail me trahissait. Je fus mis au cachot.

« Je n’y restai pas longtemps… Mon bonheur voulut qu’on eût besoin à Cayenne d’ouvriers de mon état. J’y fus envoyé et employé. L’année suivante j’eus ma grâce et je me mariai…

« J’étais sans nouvelles de Laurent Cornevin et je m’en étonnais, mais je ne doutais pas qu’il fût sauvé et libre. Je me disais :

« – Celui qui lui a envoyé un vaisseau l’aura protégé…

« Oui, je me disais cela, et je le pensais, quand un soir que je me trouvais dans un café de Cayenne, j’entendis un matelot américain raconter qu’autrefois son navire, passant le long des îles du Salut, avait recueilli un transporté français…

« Je pris ce matelot à part et, l’ayant questionné, j’acquis la certitude du succès de l’évasion de Laurent Cornevin.

« C’était bien de lui qu’avait voulu parler le matelot…

« Il était resté six mois à bord du baleinier, payant de son travail son passage et sa nourriture, et s’était fait débarquer au Chili, à Talcahuana, le port de relâche des baleiniers… »

V

La voix de Jean Cornevin expirait sur ces derniers mots.

Il déposa sur la table le manuscrit de Nantel, et regardant alternativement son frère et Raymond Delorge, il dit seulement :

– Eh bien ?…

Ils ne répondirent pas tout d’abord.

Un immense désappointement se peignit sur leur physionomie.

Il était clair que cette fin si brusque, que ce dénouement qui n’en était pas un, après des détails si précis, trompait toutes leurs prévisions. Ils avaient espéré mieux ou du moins autre chose.

– Enfin, c’est tout ? interrogea Raymond.

– Tout.

– Nantel n’a ajouté de vive voix aucun détail ?

– Quel ?

– Je ne sais. Il se pourrait que ton père eût prononcé le nom du mien, le nom du général Delorge…

– Il ne l’a jamais prononcé devant Nantel…

– Il aurait pu dire de quel crime il a été témoin…

– Il ne l’a pas dit…

– Le nom des misérables qui le persécutaient si odieusement aurait pu lui échapper…

– Jamais…

– Il se pourrait qu’il eût laissé entrevoir ses projets d’avenir…

– Toutes ces questions, qui se succédaient sans seulement lui laisser le temps de reprendre haleine, devaient irriter et irritèrent, en effet, Jean Cornevin.

– Notre père, prononça-t-il, n’a rien dit jamais qui ne soit consigné dans la relation de Nantel…

Et, haussant les épaules, et non sans une certaine amertume :

– Croyez-vous donc, reprit-il, toi, Raymond, qui m’interroges, et toi, Léon, qui te tais, croyez-vous donc que cette relation si complète que je viens de vous lire, a été écrite au courant de la plume et comme au hasard ! Naïfs que vous êtes, si vous n’y avez pas reconnu le fruit lentement mûri de patientes réflexions et de prodigieux efforts de mémoire. Me prenez-vous donc pour bien plus enfant que vous ou pour bien moins ambitieux d’arriver à la vérité ?… Allez, tout ce que vous pouvez vous dire je me le suis dit. Deux mois durant, plus tenace qu’un juge d’instruction, j’ai obsédé Nantel de questions, tremblant toujours qu’il n’oubliât une circonstance, un détail, un mot, d’où eût jailli une lumière plus vive. Pendant deux mois, ce brave et excellent homme s’est mis l’esprit à la torture pour se bien tout rappeler. Il ne sait rien de plus que ce qu’il a écrit et signé…

Jean s’était levé, et froissant le manuscrit de Nantel :

– Je ne vous en veux certes pas, dit-il, mais vous êtes des ingrats !…

– Oh !

– Oui, des ingrats, car au lieu de vous réjouir de ces révélations inespérées, vous voilà déplorant l’absence des informations qui vous manquent encore. Oui, des ingrats, car vous ne daignez pas voir quel coin du voile se trouve soulevé par la déposition de Nantel.

Et sans attendre les objections qu’il lisait dans les yeux de Raymond et de son frère :

– Tenez, poursuivit-il vivement, résumons-nous et voyons où nous en sommes.

« Nos soupçons d’hier sont aujourd’hui des certitudes.

« Nous étions convaincus que le général Delorge a été assassiné et que le crime a eu un témoin, Laurent Cornevin, mais ce n’était qu’une conviction… Maintenant c’est un fait certain, nous en avons la preuve.

« Hier, Léon, tu pensais que notre père avait été assassiné.

« Tu sais que non, aujourd’hui, et que si toutes nos recherches ont échoué, c’est qu’on lui a imposé un état civil qui n’était pas le sien ; c’est que, sur tous les registres de la police, il est inscrit sous le nom de Boutin.

« Nous sommes sûrs que notre père n’est pas mort à Cayenne.

« Il nous est prouvé que, vers la fin de 1853, il a été débarqué sain et sauf au Chili, à Talcahuana, plein d’ardeur et d’espoir et certainement en possession de la lettre du général Delorge…

Pourtant le front de Léon restait sombre.

– Il m’en coûte, frère, prononça-t-il, de t’arracher une illusion, mais je le dois. Ce qui te semble prouver l’existence de notre père est pour moi la preuve de sa mort…

– Oh !…

– Permets que je m’explique, et tu seras forcé de reconnaître que j’ai raison. C’est à la fin de 1853, n’est-ce pas, que notre père s’est trouvé libre à Talcahuana ?… Combien y a-t-il de cela ? Dix ans bientôt. Dix ans, Jean, entends-tu, et il ne nous a pas donné signe de vie…

– C’est vrai, mais…

– Quoi ! si tu veux admettre que notre père nous a oubliés, notre mère et nous, qu’il a oublié sa haine et ses projets de vengeance, qu’il a oublié la France et qu’il s’est installé au Chili, je te dirai : Oui, il est possible qu’il vive…

Mais Jean n’était pas convaincu.

– Soit, s’écria-t-il ; selon les règles de la sagesse humaine, tu as raison, peut-être ! Mais je crois, moi, et de toute mon âme, que votre sagesse est folie et votre clairvoyance aveuglement. La foi de notre père qui avait converti Nantel, le sceptique ouvrier parisien, cette ardente foi à la justice de Dieu, je l’ai !… Je crois comme a cru Nantel, quand tout à coup, des profondeurs de l’horizon, il a vu surgir le vaisseau baleinier qui devait recueillir le radeau de Laurent Cornevin… Et je vous le dis, Celui qui a épargné la vie de notre père menacé par M. de Combelaine, Celui qui a permis qu’il dérobât la lettre accusatrice aux plus ardentes recherches, Celui qui l’a tiré de cette île du Diable dont jamais un prisonnier ne s’est évadé, Celui-là ne l’aura pas abandonné et saura le faire apparaître à l’heure de sa justice !…

Qui avait raison, du confiant enthousiasme de Jean Cornevin ou du scepticisme désolé de Léon ?

C’est ce que Raymond Delorge, pris pour arbitre par les deux frères, n’osait décider, encore que, par la pente naturellement romanesque de son esprit, il inclinât vers les espérances de Jean.

– Le positif, c’est que ces renseignements nouveaux ne modifiaient en rien, pour le moment, les conditions de la lutte.

Aussi, les trois jeunes gens convinrent-ils d’attendre de plus amples informations avant de faire part du manuscrit de Nantel à Mme Delorge et à Mme Cornevin.

– Et bien vous avez fait, leur dit Me Roberjot, lorsqu’ils le mirent dans le secret. À quoi bon ouvrir le cœur de ces malheureuses femmes à des espérances qui sans doute ne se réaliseront jamais ?…

Car l’avocat, sans cependant se prononcer, partageait la façon de voir de Léon.

Mais s’ensuivait-il qu’on ne dût pas chercher à tirer un parti quelconque de ce supplément d’informations véritablement providentiel ?

Non certes ! Et ce fut Me Roberjot qui voulut se charger des premières démarches.

Son influence, comme député de l’opposition, avait trop grandi, pour que l’administration osât lui opposer les mêmes fins de non recevoir qu’autrefois. Et d’ailleurs il avait désormais un point de départ certain.

Ce n’est plus de Laurent Cornevin qu’il demandait des nouvelles, mais bien de Louis Boutin.

Et comme il était aisé de le prévoir, sous ce nom de Boutin qui, malgré ses réclamations, lui avait été imposé pour dépister les recherches, Cornevin avait un dossier.

Moins de huit jours après une demande adressée à la préfecture de police, Me Roberjot recevait la note suivante :

« BOUTIN (Louis), trente-quatre ans, homme de peine, né à Paris.

« Pris les armes à la main derrière une barricade, rue du Petit-Carreau, le 4 décembre 1851, et écroué à la Conciergerie.

« Dirigé sur Brest le 21 décembre suivant, avec un convoi de condamnés, sous la conduite de l’inspecteur de police Brichart.

« Arrivé à Brest le 22.

« Admis d’urgence le même jour à l’hôpital du bagne (lit n° 22), blessé grièvement à la suite d’une tentative d’évasion.

« Sorti guéri de l’hôpital le 18 février 1852.

« Embarqué ledit jour à bord du transport le Rhône, à destination de la Guyane.

« Interné à l’île du Diable.

« Mort le 29 janvier 1853. A péri en essayant de s’évader sur un radeau qu’il avait construit. Son corps n’a pas été retrouvé. »

Cette note, c’était la preuve éclatante de l’exactitude de la relation de Nantel.

Et si on eût pu acquérir pareillement la preuve que Boutin et Cornevin n’étaient qu’un seul et même individu, on eût eu les éléments d’une demande d’enquête qui eût pu conduire très loin M. le comte de Combelaine.

C’est à quoi, malheureusement, il ne fallait pas penser.

Il était clair que cette audacieuse substitution d’état civil avait été opérée fort secrètement par quelque créature de M. de Combelaine, et il n’était pas moins clair que les employés de la préfecture, à qui on eût pu demander des renseignements, ignoraient que cette substitution avait eu lieu…

Deux autres particularités ressortaient encore de cette note :

L’administration ne soupçonnait même pas le succès de l’évasion de Laurent Cornevin.

M. de Combelaine devait se croire débarrassé du seul témoin de son crime, c’est-à-dire assuré d’une éternelle impunité.

Mais ces démarches sans issue, ces conjectures sans résultat immédiat ne pouvaient contenter l’impatiente ardeur de Jean.

Léon et Raymond lui proposaient d’écrire à Talcahuana, au consul de France :

– Ah ! gardez-vous en bien ! répondait-il. Songez qu’une seule démarche inconsidérée peut donner l’éveil à nos ennemis et les mettre sur la voie de la vérité, que nous savons, nous, et qu’ils ignorent. Songez que si notre père est vivant, comme je le crois, ce serait s’exposer à le perdre et à ruiner ses projets.

Une autre fois, après de longues méditations :

– J’admets pour un moment, reprenait-il, oui, je consens à admettre la mort de notre père. En ce cas, qu’est devenue la lettre du général Delorge ? Croyez-vous donc qu’avant de mourir il n’ait pas songé à la confier à quelqu’un pour nous la faire parvenir !…

Quels projets il mûrissait dans le secret de ses pensées, Jean Cornevin le laissait deviner par ces seules paroles.

– Je parierais, disait Léon à Raymond Delorge, que mon frère est en train de combiner quelque prodigieuse extravagance.

Ses opinions admises, il ne se trompait pas.

À moins de huit jours de là, un beau soir, Jean leur annonçait que sa résolution était prise, qu’il allait partit pour le Chili.

– Tu es fou !… fut le premier mot de Léon.

– Oh ! pas encore, répondit le jeune peintre, seulement je le deviendrais certainement si je restais ici, dans cette horrible incertitude, m’épuisant en conjectures et en projets impossibles…

Avec Jean, discuter c’était perdre son temps et son éloquence. Léon le savait, mais il croyait avoir à lui opposer une objection irréfutable.

– Et de l’argent ? dit-il.

– J’ai bien un millier d’écus…

– Ce n’est pas avec cela qu’on va au Chili et qu’on en revient.

– Je le sais. Aussi, ai-je l’intention de vous demander, à Raymond et à toi, qui êtes plus riches que moi, tout ce dont vous pouvez disposer…

– Et si nous te refusons…

Jean haussa les épaules.

– Alors, répondit-il, j’irai tout simplement lire la relation de Nantel à Mme Delorge et à notre mère… Et soyez tranquilles, quand elles sauront pourquoi je veux partir, je ne manquerai pas d’argent.

C’était si parfaitement exact, et il était si bien d’un caractère à faire ce qu’il disait, que Léon et Raymond se tinrent pour battus.

– C’est bien, dirent-ils à l’obstiné, tu auras ce qu’il faudra.

Et, comme leurs caisses réunies ne faisaient pas la somme nécessaire, ils eurent recours au digne M. Ducoudray, lequel mis dans la confidence s’était écrié :

– Jean a raison et, si je n’étais pas si vieux, je l’accompagnerais !

Restait à obtenir de Mme Cornevin son consentement à un long voyage, sans toutefois lui en révéler le but.

– Je m’en charge, promit Me Roberjot, laissez-moi faire.

Et, en effet, ayant trouvé une occasion de rencontrer Mme Cornevin :

– Ce serait un grand bonheur, lui dit-il négligemment, que Jean fût pris de la fantaisie de voyager. Les partis se remuent beaucoup en ce moment : s’il reste à Paris, imprudent et hardi comme il est, je le vois arrêté avant un mois !…

Le lendemain, c’était la pauvre mère qui conjurait son fils, ce fils dont cependant elle venait d’être si longtemps séparée, de s’éloigner.

Et avant la fin de la semaine, tous ses préparatifs étaient terminés, et Léon et Raymond Delorge le conduisaient à Bordeaux, où il s’embarquait pour Valparaiso.

En serrant une dernière fois la main du voyageur :

Revenez-nous avec des preuves, ami Jean, lui avait dit Me Roberjot, et surtout revenez-nous vite. Il me semble sentir déjà les premières bouffées de la tempête qui emportera l’empire, et avec l’empire les Maumussy et les Combelaine, les princesse d’Eljonsen, les Verdale, les docteur Buiron et les autres.

Beaucoup, s’ils eussent entendu l’honorable député s’exprimer ainsi, se seraient écriés :

– Folie !…

Et non sans quelque semblant de raison.

L’empire, en apparence, n’était-il pas toujours aussi fort ? La machine politique montée au 2 Décembre ne continuait-elle pas à fonctionner sans heurts trop visibles ?

Paris, plus que jamais, était la capitale du plaisir, la ville de la joie et des fêtes. L’or affluait. C’était à qui, du haut en bas de l’échelle sociale, ferait les plus folles dépenses. Le luxe était prodigieux.

L’étranger qui, par une belle après-midi du printemps, se faisait conduire au bois de Boulogne, revenait ébloui, et à l’exemple de ce Suédois naïf écrivait sur ses tablettes de voyage :

– Paris, ville de millionnaires. Tous les habitants ont chevaux et voitures.

Pourtant, la guerre du Mexique venait d’être déclarée, et les moins clairvoyants s’étaient dit :

– Ce sera la guerre d’Espagne du second empire.

C’est que personne, à moins d’y être intéressé, ne s’était pris à la glu des phrases pompeuses par lesquelles le gouvernement avait essayé de justifier, d’exalter même cette étrange expédition.

C’est que les débats de la Chambre, quelque sourdine qu’on eût essayé d’y mettre, s’étaient entendus de loin.

C’est que les journaux avaient beaucoup parlé.

Le public savait ou croyait savoir les motifs réels et véritablement incroyables de cette campagne aventureuse.

On parlait de spéculations impudentes et de tripotages honteux.

On ne se gênait pas pour dire que le but réel de la guerre du Mexique était d’assurer le paiement de créances usuraires, achetés à vil prix par des personnages influents du gouvernement.

De la sorte, l’armée française allait faire les fonctions d’huissier.

Et au profit de qui ?

Dame ! on citait le nom des acheteurs des créances et on disait le chiffre probable de leurs honorables bénéfices.

On affirmait que M. de Maumussy avait eu une part du gâteau, et aussi M. de Combelaine, et aussi Mme la princesse d’Eljonsen.

Si, du moins, elle eût brillamment réussi, cette expédition du Mexique !…

La France ne pardonne-t-elle pas tout au succès ?…

Mais, follement entreprise par des gens qui ne connaissaient ni le pays qu’ils prétendaient soumettre ni les hommes qu’ils allaient combattre, cette guerre fatale ne pouvait amener que des désastres.

Son début fut un échec.

Il fut aussitôt réparé, c’est vrai, et glorieusement vengé… Mais ensuite ?

Un archiduc d’Autriche, Maximilien, fut conduit par nous à Mexico et proclamé empereur du Mexique malgré les Mexicains… Mais après ?

Notre petite armée était comme perdue dans ces immenses provinces.

Et successivement la France apprit avec stupeur :

La résolution du gouvernement impérial d’évacuer le Mexique ;

L’arrivée à Paris de l’impératrice Charlotte, qui venait solliciter des secours d’hommes et d’argent, qui ne fut pas reçue aux Tuileries et qui devint folle peu de temps après…

Et enfin, la retraite et le rembarquement de l’armée française, alors commandée par le maréchal Bazaine.

Le dénouement du drame ne devait pas se faire attendre.

Un matin, arriva à Paris la nouvelle, à laquelle personne ne voulait croire, de l’exécution de Maximilien.

La honte de n’avoir pas pu empêcher l’exécution de Maximilien, voilà ce que gagna l’empire à la guerre du Mexique.

Quant à ce qu’elle coûtait à la France d’hommes et de millions, on ne le sut que plus tard.

– Il y avait pourtant là une grande idée, et la plus belle du règne, s’obstinaient à répéter les officieux.

Soit… Seulement, pendant qu’on la mettait à exécution, cette belle idée, la Prusse gagnait la bataille de Sadowa et écrasait l’Autriche.

L’empire avait, dit-on, promesse de M. de Bismarck d’une compensation.

« – Cette puissance n’a rien qui doive nous inquiéter, au contraire, s’écriait à la tribune un des orateurs du gouvernement.

« Au contraire… me semble bien trouvé, écrivait Me Roberjot à Raymond Delorge.