Il avait une retraite à lui, où il pouvait, sans être importuné, évoquer ses souvenirs et exhaler ses espérances.

Il lui était enfin permis de satisfaire les aspirations de travail qui le tourmentaient depuis plusieurs mois.

Comme preuve de cet heureux changement, il adressait à sa mère une « vue exacte » de son habitation.

« Comme vous voyez, disait-il, ce n’est pas un palais. J’ai pour parquet la terre battue, et, pour contrevent un vieux couvercle de caisse. Mais je possède un lit de fer, une chaise, luxe inouï ! et une moustiquaire qui fait l’admiration et l’envie du gouverneur de l’île du Diable. »

Et cependant, à la longue, il sentait mollir l’énergie qui l’avait soutenu. Les ressorts de son âme se détrempaient…

L’isolement l’écrasait, la fièvre de la nostalgie minait lentement son organisation lorsqu’un bonheur inespéré le sauva.

Il venait de se lever, plus accablé que de coutume, lorsque le gouverneur de l’île entra dans sa case, et d’un air joyeux lui annonça qu’il venait de recevoir l’ordre de le diriger sur Cayenne.

Jean savait que bon nombre de détenus avaient obtenu cette faveur d’habiter la capitale de la Guyane française. Mais ceux-là avaient trouvé moyen de se faire réclamer ou cautionner, ceux-là avaient eu l’art de se faire recommander, tandis que lui ne connaissait personne et n’était pas d’un caractère à solliciter une protection.

C’est donc avec une sorte de défiance qu’il accueillit cette grave nouvelle.

– Mon sort va-t-il vraiment être amélioré ? demanda-t-il.

– Quoi !… lui répondit le gouverneur, vous quittez ce milieu de prisonniers et de forçats où vous vivez depuis deux mois, vous allez jouir d’une demi-liberté au milieu de la demi-civilisation d’une colonie française et vous m’adressez une telle question !

– C’est que les changements ne me portent pas bonheur, murmura Jean…

Mais il ne devait pas tarder à bénir celui-ci…

À plusieurs reprises, le cantinier de l’île du Diable avait vendu ou fait vendre à Cayenne des dessins de Jean. Un de ces dessins était tombé sous les yeux d’un des principaux négociants de la ville, lequel, frappé à ce qu’il déclara du talent qu’il révélait, s’était constitué l’avocat et le répondant du jeune peintre. Ce digne homme attendait Jean sur le port.

– Ma maison sera la vôtre, lui dit-il.

C’était plus que jamais n’eût osé rêver Jean, et dans cette maison hospitalière, entouré d’amis, il eut bientôt recouvré sa bonne humeur et sa confiance en l’avenir.

Déjà il faisait des projets pour les années suivantes lorsque le 28 septembre 1859, parvint à Cayenne le décret d’amnistie qui avait failli faire évanouir Mme Cornevin…

– La France !… Je vais donc revoir la France, s’écriait Jean à demi fou de joie…

Deux mois plus tard, en effet, presque jour pour jour, il arrivait à la Chaussée-d’Antin, et sautait au cou de sa mère…

Je te revois, tous nos malheurs sont oubliés, murmurait la pauvre femme.

Ce n’est pas, il s’en faut de beaucoup, ce que pensait Jean Cornevin.

Le soir même de son arrivée, ayant pris à part son frère et Raymond…

Ô mes amis ! leur dit-il, c’est peut-être un grand bonheur que j’aie été envoyé à Cayenne… J’en rapporte la presque certitude que notre père, Laurent Cornevin, n’est pas mort…

IV

Évidemment, Jean s’attendait à un cri d’espérance et de joie. Il s’abusait.

C’est d’un air de stupeur profonde que Léon et Raymond Delorge accueillaient son étrange affirmation.

Ils doutaient.

– Comprends-tu bien, cher frère, fit doucement Léon, la portée de ce que tu nous dis là ?…

De la tête, Jean répondit :

– Oui.

– Alors, continua Léon, comment as-tu attendu jusqu’à ce jour pour nous le dire ? Comment ne nous as-tu pas écrit ?…

– Parce qu’il est de ces secrets qu’on ne confie pas à une lettre, quand on est prisonnier et que toutes les lettres qu’on écrit doivent être remises ouvertes à un geôlier.

Et sans attendre les questions qu’il lisait dans les yeux de son frère et de Raymond :

– Mais avant tout, reprit-il, je veux vous dire comment j’ai appris ce que je sais. Aussitôt installé chez le digne négociant qui m’avait arraché aux misères de l’île du Diable, voulant me remettre à peindre, je cherchai un chevalet. Il ne s’en trouvait pas dans l’île de Cayenne et je dus m’informer d’un menuisier capable de m’en fabriquer un.

« On m’adressa à un nommé Nantel, dont la boutique fait le coin d’une des petites rues qui aboutissent à la place des Palmistes.

« Cet homme, déporté depuis 1851, avait été gracié depuis, mais au lieu de retourner en France, il avait épousé une jeune fille du pays, s’y était fixé, et était en train d’amasser une petite fortune, grâce à une fabrique de bardeaux, sorte de planchettes en bois très dur, qui, à la Guyane, remplacent les ardoises et les tuiles.

« Je trouvai un homme d’une quarantaine d’années, à physionomie ouverte et intelligente, qui comprit tout d’abord ce que je désirais.

« Lui ayant fait promettre de se mettre immédiatement à la besogne, je lui donnai mon adresse et mon nom pour qu’il m’apportât mon chevalet aussitôt qu’il l’aurait terminé.

« Mais au lieu d’inscrire ces renseignements sur le petit cahier qu’il avait sorti tout exprès d’un tiroir, ce brave monsieur restait planté devant moi, me considérant d’un air d’ébahissement extraordinaire.

« – Ah çà ! qu’est-ce qui vous prend ? lui demandai-je.

« – Oh ! rien, me répondit-il, c’est ce nom de Cornevin qui me rappelle toutes sortes de souvenirs…

« – Avez-vous donc connu quelqu’un s’appelant comme moi ?

« – Oui, un pauvre diable, enlevé comme moi en 1851.

« Ô mes amis, à cette réponse, je sentis tressaillir en moi les plus folles espérances, et d’une voix altérée par l’angoisse :

« – Savez-vous le prénom de cet infortuné ? m’écriai-je.

« – Certainement, me répondit Nantel, il s’appelait Laurent.

« Ainsi plus de doute !… Le hasard, non, la Providence venait de me rapprocher d’un homme qui avait connu mon père, qui l’avait vu depuis le jour fatal où il nous avait été arraché, qui allait peut-être enfin m’apprendre quelque chose de sa destinée et me mettre sur ses traces.

« – Monsieur Nantel, lui dis-je, je suis le fils de Laurent Cornevin. Depuis dix ans qu’il a disparu, c’est en vain que nous avons fait tout au monde pour obtenir de ses nouvelles… Nous avions fini par croire qu’il avait été tué lors des affaires de Décembre.

« – Pour cela, je vous affirme que non, me répondit le brave menuisier, et la preuve, c’est que je me suis trouvé avec lui à Brest, que nous avons fait côte à côte la traversée de Brest à Cayenne et que nous avons été détenus ensemble à l’île du Diable.

« Je me sentais devenir fou à cette pensée que mon père avait été détenu dans cette île où je venais de tant souffrir, à cette idée qu’il avait foulé ces sentiers, que je parcourais, qu’il s’était assis peut-être sur ces rochers où tant de fois j’étais allé m’asseoir et rêver à la France… Mais qu’était-il devenu ?

« – Sans doute il est mort ? demandai-je avec une affreuse anxiété. Sans doute, comme tant de malheureux, il a succombé aux atteintes du climat.

« – Non, me répondit Nantel, il a tenté une évasion, et j’ai lieu de supposer qu’il a réussi. J’ai vu depuis un déporté qui m’a dit lui avoir parlé.

L’émotion de Jean gagnait ses auditeurs.

Pour la première fois, depuis dix ans, une lueur, bien faible et bien chétive, assurément, mais une lueur filtrait dans les ténèbres de leur passé et semblait devoir éclairer le mystère d’iniquité dont ils avaient été victimes.

Mais déjà Jean continuait :

– Ainsi que vous le pensez, j’accablait maître Nantel de tant de questions incohérentes qu’il en fut tout étourdi, et qu’il me pria de le suivre dans son arrière-magasin, me disait que c’était toute une histoire qu’il avait à me conter, qu’il lui faudrait un peu de temps et qu’il avait besoin de mettre de l’ordre dans ses souvenirs…

« Le récit qu’il me fit ce jour-là, je le lui ai fait recommencer vingt fois pendant mon séjour à Cayenne.

« J’ai fait plus. Songeant de quelle importance pouvait être, à un moment donné, le témoignage de ce brave homme, je l’ai prié d’écrire ce qu’il me disait et de le signer.

« Il a consenti et, avant mon départ de la Guyane, j’ai eu soin de faire légaliser sa signature…

« Cette relation de Nantel, je la garde précieusement et je vais vous la lire…

Ayant dit, Jean tira de son portefeuille un cahier de papier grossier, couvert d’une grande écriture inexpérimentée, et il lut :

« Sur la prière de M. Jean Cornevin, artiste peintre, détenu politique à la Guyane, moi, Antoine Nantel, menuisier, demeurant à Cayenne, j’écris ce qui est venu à ma connaissance de l’histoire de Laurent Cornevin, faisant le serment sur mon âme et conscience de dire la vérité et rien que la vérité.

« Le 3 décembre 1851, passant rue du Petit-Carreau, où il y avait une barricade et où on venait de se battre, je fus arrêté par la troupe et conduit à la caserne la plus voisine.

« Le lendemain, on me fit monter dans une voiture cellulaire, qui devait me conduire à Brest.

« Le voyage fut si long et si pénible que, la fatigue se joignant au chagrin et aux inquiétudes que j’éprouvais, je tombai malade, en arrivant à Brest, assez gravement pour qu’on fût obligé de me porter à l’hôpital.

« Comme de raison, c’était à l’hôpital du bagne.

« J’y étais depuis une semaine, lorsqu’une nuit, sur les deux heures, je fus réveillé par un grand bruit.

« On apportait dans le lit le plus rapproché du mien un homme inanimé et tout couvert de sang.

« Les infirmiers s’empressaient autour de lui, et j’en entendis un qui disait :

« – S’il en revient, celui-là, j’irai le dire au pape.

« Toute la nuit, en effet, il resta sans connaissance, râlant de plus en plus faiblement, et je le croyais trépassé quand arriva l’heure de la visite.

« Il vivait encore cependant, et le chirurgien-major, après l’avoir examiné et pansé, déclara qu’il le sauverait.

« J’appris alors qui était ce malheureux, qui avait le numéro 23 tandis que moi j’avais le numéro 22.

« C’était comme moi un détenu destiné à Cayenne. Arrivé la veille à Brest, il avait réussi à tromper la surveillance des gardiens et à gagner le toit de la prison. Il lui avait fallu pour y parvenir, disait-on, des prodiges de force et d’agilité. Malheureusement, une fois là, le pied lui avait glissé, et il avait été précipité d’une hauteur de plus de vingt-cinq mètres sur le pavé du chemin de ronde. Il avait une jambe cassée, plusieurs côtes enfoncées, et d’effroyables blessures à la tête.

« En dépit de tout, les prévisions du docteur se réalisant, il ne tarda pas à aller mieux et à entrer en convalescence.

« Mais c’est en vain que j’essayais de lier conversation avec lui. Il ne me répondait que par oui ou par non… quand il daignait me répondre.

« Tant que durait le jour, il restait accroupi sur son lit, immobile, le front entre ses mains, les yeux fixes comme ceux d’un fou.

« La nuit, c’était bien autre chose : il pleurait, et à travers ses sanglots étouffés, je l’entendais répéter : – Ma pauvre femme !… mes pauvres enfants !…

« C’était à fendre l’âme, tellement que moi, qui n’avais déjà pas trop de gaieté pour moi, je demandai au surveillant de me changer de lit.

« Le surveillant, naturellement, m’envoya promener, mais en même temps il dit au 23 que ce n’était pas une vie de geindre comme cela, qu’il gênait ses voisins, et que s’il continuait il le punirait.

« Ce malheureux ne répondit rien, mais son regard m’entra comme une lame de couteau dans le cœur, quand me fixant il me dit : – Je tâcherai de ne plus pleurer puisque cela vous gêne…

« Je possédais à ce moment trois louis qui étaient toute ma fortune au monde et que je conservais précieusement. Eh bien ! je les aurais donné de grand cœur pour n’avoir pas fait cette bête de demande de changement. J’avais comme des remords. Je me disais :

« – Cela t’est bien facile, triste gars que tu es, de te moquer du tiers comme du quart. Tu es tout seul sur la terre, personne ne te regrette, tu n’as personne à regretter, c’est pour toi seul que tu travaillais… Tandis que ce pauvre homme ! Qui sait ce qu’il laisse derrière lui ! Les bêtes gémissent bien quand on leur prend leurs petits…

« Naturellement, je demandai pardon au 23 de ce que j’avais fait, lui disant que c’était sans mauvaise intention, et qu’il pouvait pleurer tout son content…

« Mais il ne me répondit que par un hochement de tête, et depuis, je ne l’entendis plus jamais.

« La nuit, de même que dans la journée, il restait glacé dans sa douleur, sans plus bouger qu’une pierre, froid et immobile comme elle.

« Il me désolait, véritablement, quand une après-midi un des inspecteurs de police qui accompagnait les convois de transportés vint à traverser notre salle.

« Apercevant le 23 qui se chauffait contre le poêle, il s’approcha, et lui frappant sur l’épaule :

« – Eh bien ! mon pauvre Boutin, lui dit-il gaiement, car ce n’était pas un méchant homme, eh bien ! nous avons voulu faire de la gymnastique de chat !

« Le 23 ne répondit pas.

« – Êtes-vous sourd ? insista l’inspecteur.

« De même que la première fois, le 23 garda le silence.

« Et alors l’inspecteur s’impatientant :

« – Sacrebleu ! s’écria-t-il, allez-vous me répondre à la fin des fins !…

« – Je répondrai quand vous m’appellerez par mon nom, déclara le 23.

« L’inspecteur haussa les épaules.

« – Encore cette mauvaise scie ! fit-il.

« – Mon nom n’est pas Boutin.

« – Connu ! vous m’avez chanté cette même chanson tout le long du voyage. Tenez, une fois pour toutes, croyez-moi, renoncez à nier votre identité. À quoi sert de vous obstiner ? Quatre agents vous ont parfaitement reconnu, vous êtes démasqué, votre dossier en fait foi. C’est sous votre nom de Boutin que vous m’avez été remis, que je vous ai amené à Brest et que je vous ai fait inscrire à l’arrivée. C’est sous le nom de Boutin que vous êtes enregistré ici et que vous en sortirez, et que vous partirez pour la Guyane. Boutin vous êtes, Boutin vous resterez tant que vous vivrez…

« – Comme vous voudrez, fit le 23.

« Seulement, dès que l’inspecteur se fût éloigné :

« – Ah çà ! comment donc vous appelez-vous ? demandai-je à mon voisin.

« C’est à peine s’il daigna se tourner de mon côté, et du bout des lèvres :

« – Dame !… Boutin, à ce qu’il paraît, me répondit-il. N’avez-vous pas entendu ?

« Cette fois je fus vexé, et il y avait de quoi. Il était clair qu’il se défiait de moi.

« Je renonçai donc à lui adresser la parole, et vrai, c’était pour moi une rude privation. Dans cette grande salle de l’hôpital du bagne, il n’y avait que nous deux de Parisiens, il n’y avait que nous d’honnêtes gens, surtout.