Les autres malades étaient tous des forçats, et j’aurais laissé ma langue sécher dans ma bouche, avant de me décider à tailler une bavette avec eux.

« Cependant les jours ont beau paraître longs, comme ils n’ont jamais que vingt-quatre heures ils passent tout de même.

« Ils passaient si bien, à l’hôpital, que déjà le 23 et moi, lui par suite de sa chute, moi à cause de ma maladie, nous avions manqué trois vaisseaux qui étaient partis pour la Guyane en décembre et en janvier.

« Nous allions, du reste, bien mieux l’un et l’autre. Moi, je ne sentais plus qu’un peu de faiblesse. Lui n’avait plus que des cicatrices.

« Un beau matin de février, le chirurgien-major, sans nous consulter, nous signa notre billet de sortie.

« Et, après la visite, le gardien-chef nous cria :

« – Allons, le 22 et le 23, embarque ! embarque !… Faites vos paquets, mes enfants, vous coucherez ce soir à bord du transport le Rhône…

« Nos paquets !… Quelle plaisanterie !…

« J’avais été arrêté en bras de chemise, et la vareuse que j’avais sur le dos, et le bonnet de laine que j’avais sur la tête me venaient de l’administration.

« Mais si l’annonce de notre brusque départ me fit un certain effet, elle impressionna terriblement le 23.

« En un moment, il changea du tout au tout, et lui si impassible d’ordinaire, je le vis tout à coup affreusement troublé, pâle, agité, inquiet.

« Il hésitait à me parler, je le voyais ; mais bientôt se décidant :

« – Voulez-vous me rendre un grand service ? me demanda-t-il.

« Je lui répondis que oui, naturellement.

« – Avant de nous laisser sortir d’ici, reprit-il, on va probablement nous fouiller et nous donner nos effets de route.

« – C’est même certain, dis-je.

« – Eh bien ! continua-t-il, nous ne serons pas traités de même. Vous serez fouillé, vous, sans la moindre attention, uniquement pour la forme… Moi, au contraire, je serai l’objet des plus minutieuses investigations…

« – Pourquoi cette différence ?

« – Parce que, me répondit-il, on me soupçonne d’avoir en ma possession une chose que je possède en effet, et que jusqu’ici j’ai eu le bonheur de soustraire à toutes les recherches. Voulez-vous vous charger de cette chose ? Oui. Eh bien ! jurez-moi que vous emploierez à la cacher tout ce que vous avez d’adresse et de ruse, et que vous me la rendrez lorsque nous serons sur le vaisseau…

« Je fis le serment qu’il me demandait.

« Aussitôt il décousit la ceinture de son pantalon et en tira une lettre réduite à un très mince volume, qu’il me remit.

« Après avoir pris son avis, je la cachait dans mon bonnet de laine qui, appartenant à l’administration, ne devait pas m’être retiré.

« La précaution était sage ; les prévisions du 23 se réalisèrent de point en point.

« C’est à peine si on me visita.

« Pour lui, voici quelles mesures on prit :

« On le fit déshabiller dans une chambre, et lorsqu’il fut nu comme la main, on lui dit de passer dans la pièce voisine, qu’il y trouverait pour s’habiller les effets neufs que lui donnait l’administration en échange des siens.

« Seulement le 23 n’était plus cet homme que j’avais eu pendant deux mois à mes côtés, insensible en apparence à tout ce qui n’était pas son chagrin.

« La nécessité de tromper les espérances de ses persécuteurs avait réveillé toutes ses facultés.

« Au lieu d’obéir, il se mit à se défendre, criant que ses hardes étaient à lui, qu’on n’avait pas le droit de les lui prendre, qu’il se ferait hacher en morceaux plutôt que de les abandonner, jouant en un mot le désespoir de l’homme à qui on arrache ce qu’il a de plus précieux, et le jouant si bien, que je m’y sentais presque pris, moi qui pourtant avait sa lettre dans la doublure de mon bonnet.

« Cependant, comme bien vous pensez, il fut contraint de céder. On le porta dans la pièce où étaient les vêtements neufs et on l’habilla de force, tandis qu’il poussait des hurlements de rage.

« Ce que je remarquai, car les portes étaient restées ouvertes, c’est qu’un monsieur, qui m’avait tout l’air d’arriver de la rue de Jérusalem, surveillait l’opération et s’emparait des effets que venait de quitter mon camarade…

« Le soir même, nous étions installés dans l’entrepont du transport le Rhône, et je remettais au 23 sa précieuse lettre.

« C’est d’une main frémissante de joie qu’il la prit, et, la serrant contre sa poitrine :

« – Maintenant, prononça-t-il, nous serons en pleine mer avant que les brigands n’aient examiné fil à fil les loques qu’ils m’ont prises, et reconnu qu’ils sont volés…

« Puis, me serrant les mains à les briser :

« – Et à vous, mon camarade, ajouta-t-il, merci !… C’est plus que ma vie, c’est plus que la vie des miens que vous sauvez… Pour moi, ce pauvre chiffon où un mourant a tracé au crayon sa dernière pensée, c’est l’honneur !…

Brusquement, comme s’il eût été mû par un ressort, Raymond Delorge s’était dressé.

Dieu puissant ! s’écria-t-il, les pressentiments de ma mère ne se trompaient donc pas ! Il est donc vrai que mon père, avant d’expirer, a eu le temps d’écrire le nom de son assassin !…

Et prenant les mains de Léon et de Jean, non moins émus que lui :

Ô mes amis, continua-t-il, d’une voix où vibrait tout son cœur, ô mes frères aimés, que je vous dois-je pas !… C’est pour ma mère, c’est pour moi que votre père s’est généreusement sacrifié ! C’est pour sauver le dépôt sacré d’un mourant qu’il vous faisait orphelins ! C’est pour garder la parole jurée qu’il se laissait traîner de prison en prison jusqu’aux déserts de la Guyane ! Ô mes amis, par quel dévouement reconnaître ce dévouement sublime ? Comment jamais m’acquitter envers vous ?

Ce fut Jean qui l’interrompit.

Tu ne nous dois rien, Raymond, prononça-t-il, que ton amitié… Avant de connaître la dette, ta mère l’avait payée au centuple… N’est-ce pas à elle seule que nous devons, Léon et moi, ce que nous sommes ? N’est-ce pas à elle que ma mère et mes sœurs doivent leur modeste aisance et leur paisible vie ?…

Non, tu ne nous dois rien, insista Léon, notre père a fait son devoir… Ô mon père, tu n’étais qu’un pauvre homme et de la plus humble condition, mais je suis fier d’être ton fils…

Mais déjà Jean avait repris la lecture de la relation.

« … Il n’en fallait pas tant que m’en disait 23, continuait Nantel, pour enflammer ma curiosité.

« Pourtant, je n’osai pas l’interroger.

« Il me semblait que c’eût été, en quelque façon, lui réclamer le prix du très léger service que je venais de lui rendre.

« J’affectai même de détourner la tête pour ne rien voir, pendant qu’il cherchait une cachette sûre pour sa précieuse lettre.

« Et quand je dis : lettre, c’est faute de savoir comment m’exprimer autrement.

« Ce que j’ai eu entre les mains, moi, était une enveloppe carrée, de papier très mince, cachetée à la gomme et sans adresse. Le 23 devait y avoir mis le papier auquel il tenait tant, afin de pouvoir plus aisément le cacher et le préserver des taches et des souillures.

« Mais, si je ne questionnais pas mon camarade, je ne pouvais pas empêcher ma cervelle de trotter.

« Un prisonnier se préoccupe d’une mouche qui vole, et ici ce n’est pas d’une mouche qu’il s’agissait, mais de quelque secret d’une grande importance – à ce que je me figurais, du moins.

« Songeant aux mesures exceptionnelles dont mon camarade était l’objet, à cette insistance qu’on mettait à lui donner un nom qu’il prétendait n’être pas le sien, aux propos des gardiens à qui j’avais entendu dire que le 23 était signalé comme un homme dangereux, j’en vins à m’imaginer qu’il était un des chefs du mouvement de 1851.

« Non pas un des farceurs qui mettent les pauvres diables en avant et qui, au premier danger, filent plus rapides que des lièvres, mais un de ces solides qui payent de leur personne tant qu’il y a à payer et qui boivent sans faire la grimace le vin qu’ils ont tiré.

« Plus je réfléchissais, plus il me semblait que je devais avoir raison.

« Si bien que j’en vins à le traiter non plus comme un égal, mais comme un homme important, m’efforçant par mes soins et par mes services de lui témoigner le respect que m’inspirait son dévouement à notre cause.

« Il mit du temps à s’en apercevoir, mais pourtant il s’en aperçut.

« Il m’interrogea.

« Et comme je lui disais franchement mes idées :

« – Hélas ! mon pauvre camarade, me dit-il, vous vous trompez grandement. De ma vie je ne me suis occupé de politique, et il n’y a rien de politique dans mon malheur.

« Ce n’était pas assez pour me convaincre.

« – Et cependant, repris-je, vous voici transporté politique ni plus ni moins que moi.

« – C’est vrai, me répondit-il, on a trouvé ce moyen de se débarrasser de moi.

« Et comme je le regardais d’un air de doute :

« – On a essayé, poursuivit-il, de me faire tout doucement passer le goût du pain. C’eût été plus sûr. Le malheur, c’est que le coup a manqué lorsqu’il était facile. Plus tard, il eût fallu mettre quelqu’un dans la confidence, c’est-à-dire remplacer un danger qui est moi, par un autre danger, qui eût été mon assassin. Tout bien considéré, on a songé à Cayenne, qui est loin…

« – Et c’est pour cela qu’on prétend vous donner un autre nom que le vôtre ?

« – Précisément. Ne pouvant m’ôter la vie, on m’ôte mon état-civil… Je ne m’appelle pas Boutin plus que vous. Mon nom est Laurent Cornevin, et, bien loin d’être un personnage, je ne suis qu’un pauvre garçon d’écurie. Mais c’est ainsi : les plus grands, quelquefois, tremblent devant les plus petits…

« – Il passa la main sur son front, comme pour en chasser des souvenirs pénibles, puis lentement :

« – Je vous ai confié cela à vous, mon bon Nantel, me dit-il, parce que vous êtes un brave homme que j’estime, et que, grâce à ce papier que vous avez sauvé, le crime sera peut-être puni… Mais, je vous prie, qu’il ne soit jamais question de cela entre nous ; ne parlons plus de ces choses, ne parlons même plus.

« Il est de fait qu’il ne s’usait pas la langue à babiller, le malheureux.

« La fièvre qui l’avait saisi lorsqu’il avait vu son trésor menacé n’avait pas duré plus que le danger.

« Une fois en sûreté dans le vaisseau, il était tombé dans un tel anéantissement qu’il ne s’aperçut même pas qu’on levait l’ancre et qu’on mettait à la voile. Dieu sait si on s’en apercevait, cependant !…

« Le temps était affreux, le Rhône roulait et tanguait sur les lames comme une barrique vide, et je croyais que j’allais rendre l’âme, tant je souffrais du mal de mer. Ce n’est qu’au bout de huit jours que je revins tout à fait à moi.

« Nous n’étions pas à la noce sur ce bateau, et cependant nous n’y étions pas si mal qu’on me l’avait annoncé.

« Notre nourriture était exactement celle des matelots, moins l’eau-de-vie. Nous mangions assez souvent de la viande fraîche et on nous distribuait tous les jours un boujarron de vin. La nuit nous avions un hamac.

« Ce qui faisait notre bonheur, c’était que nous étions très peu de transportés à bord, et que le commandant était un bon homme. Le jour du départ, il nous avait dit : Tant que vous serez sages et soumis, je vous accorderai tout ce que permet le règlement. Mais au premier signe d’insubordination, plus rien. Je ne reviens jamais sur ce que j’ai dit. Si vous ne voulez pas que les bons pâtissent pour les mauvais, faites la police entre vous.

« C’était parler comme il faut, car il n’y eut pas une punition parmi les transportés pendant toute la traversée…

« Et pourtant nous avions à souffrir de bien des choses. Du manque d’air et d’exercice, principalement.

« Comme on nous faisait monter sur le pont par divisions, chacun de nous n’y restait guère que deux heures par jour.

« C’étaient mes meilleurs moments.

« Le 23, lui, Boutin, ou plutôt Laurent Cornevin, puisque tel était son vrai nom, était peut-être le seul à ne pas s’en soucier plus que d’autre chose.

« Son tour de monter venu, il allait s’asseoir sur quelque paquet de cordages, les coudes sur les genoux, le menton dans la paume de ses mains, et par n’importe quel temps, sous le vent ou sous la pluie, sous un soleil dont l’ardeur faisait fondre les coutures du pont, il restait immobile, les yeux fixés vers le point de l’horizon où il supposait que devait se trouver la France.

« Une fois je le voyais plus triste que de coutume :

« – Voyons, mon camarade, lui dis-je, du courage, morbleu ! Il ne faut pas comme cela rester seul à se forger des idées noires !…

« Il branla la tête, et d’une voix à faire mollir le cœur d’un bourreau :

« – Est-ce donc me forger des idées noires, me dit-il, que de pleurer sur ma pauvre jeune femme, et sur mes cinq petits enfants !… Que sont-ils devenus ? Ils n’avaient que mon travail pour vivre ! Quand j’ai été enlevé, il y avait soixante-cinq francs à la maison…

« Une autre fois, comme il regardait la mer avec une fixité effrayante, j’eus peur.

« – À quoi songez-vous ? lui demandai-je brusquement, voulant lui donner à entendre que je craignais qu’il ne songeât à en finir avec la vie. Il me comprit :

« – Rassurez-vous, Nantel, me dit-il, je sais que ma vie ne m’appartient pas… Dieu m’a rendu témoin de certaines choses, c’est afin que je devienne l’instrument de sa justice… J’ai une tâche à remplir, je la remplirai…

« Voilà les seules confidences que me fit mon pauvre camarade Laurent Cornevin, pendant toute cette longue traversée – les seules que je me rappelle du moins.

« Et cependant il avait confiance en moi, et je suis sûr qu’il m’aimait.

« Souvent il m’offrait sa ration de vin en me disant :

« – Prenez, j’en ai moins besoin que vous. J’éprouve à vous voir boire plus de plaisir que je n’en ressentirais en buvant moi-même.

« Du reste, Laurent disait vrai, il en avait moins besoin que moi.

« Chagrins, regrets, privations, douleurs du corps et douleurs de l’âme, rien n’avait de prise sur son organisation de fer.

« Tous plus ou moins, nous étions endoloris et indisposés, lui jamais.

« Les ardeurs dévorantes du soleil sur le pont ne l’incommodaient pas plus que l’air empesté de notre batterie.

« Et un jour que je lui marquais mon étonnement de cette santé miraculeuse :

« – Une pensée fixe comme celle que j’ai en moi, me dit-il, est un talisman qui préserve de tout. Il ne faut pas que je sois malade, je ne le serai pas…

« Moi qui n’avais pas de pensée fixe, et qui me sentais de moins en moins bien, je ressentis une grande joie le jour où un matelot me dit en me montrant la mer :

« – Voyez-vous comme l’eau change de couleur, comme la vague devient bourbeuse, c’est signe que nous approchons… Demain la terre sera en vue.

« Il ne se trompait pas.

« Le lendemain, lorsque mon tour vint de monter respirer sur le pont, je pus distinguer tout au fond de l’horizon, pareilles à une brume légère, les terres de la Guyane.

« Bientôt, au-dessus des vagues jaunâtres, deux rochers se dressèrent, arides et nus, qu’on appelle les Connétables. Puis apparurent les îles Remire, les îles du Père, de la Mère et des Deux-Filles.

« Tant loin que pouvait s’étendre la vue, on apercevait la côte, pareille à un banc de vase, bordée de palétuviers.

« Enfin, nous arrivions aux îles du Salut.

« Il n’était pas un transporté qui ne fût joyeux, pas un qui n’eût hâte de fouler cette terre d’exil.

« Il n’y avait que Laurent Cornevin qui restait accroupi sur les cordages, morne comme d’ordinaire, et comme étranger à tout ce qui se passait autour de lui.

« Je lui secouai le bras.

« – Vous n’entendez donc pas ? lui dis-je. Vous ne voyez donc pas ?… La terre ! voilà la terre, nous sommes arrivés…

« Il haussa les épaules, et d’un accent ironique :

« – Alors, fit-il, vous trouvez que c’est un motif de se réjouir !…

« Hélas ! il avait raison, il me fallut bien le reconnaître, lorsqu’on nous eut débarqués à l’île du Diable, au nombre de cent cinquante ou deux cents.

« Rien n’y était préparé pour nous recevoir.

« Il ne s’y trouvait, en fait de construction, qu’un blockhaus où logeait la compagnie d’infanterie de marine chargée de nous garder et un magasin pour les ustensiles et les provisions.

« Nous autres nous dûmes coucher dans des cases de fer couvertes en zinc ou dans des cabanes de branchages tout aussi grossières que celles des sauvages.

« Dans les cases de fer, qui avaient été tout d’abord surnommées les marmites, on étouffait. Dans les cabanes, on grelottait, dès que s’élevait le brouillard blanc de la Guyane, si malsain qu’on l’appelle le linceul des Européens.

« Pour la nourriture, à peine étions-nous aussi bien qu’à bord du Rhône.

« Deux fois par semaine, un petit bateau à vapeur, l’Oyapock, nous apportait de Cayenne nos provisions, consistant surtout en viandes salées.

« Du reste, rien à faire en ces premiers temps, sinon quelques corvées à tour de rôle.

« Quand on avait répondu aux deux appels du matin et aux deux appels du soir, on pouvait à son gré errer dans l’île, qui était tout ombragée d’arbres magnifiques, tendre des pièges aux oiseaux, pêcher ou chercher sur la côte des coquillages ou des tortues.

« Moi, qui suis menuisier de mon état, je m’étais construit une baraque plus confortable que les autres, et comme de juste, je la partageais avec mon camarade Laurent.

« Depuis notre débarquement, je remarquais en lui un certain changement.