Il était toujours aussi taciturne que par le passé, mais à son air de douleur résignée avait succédé une expression de résolution étrange.

« Quand il me parlait de sa famille, de ses enfants, ses yeux ne s’emplissaient plus de larmes.

« – Maintenant, me disait-il, leur sort est décidé. Ou Dieu a eu pitié d’eux et ils sont sauvés, ou il les a oubliés et alors ils sont depuis longtemps morts de misère.

« Ce changement de Laurent m’étonnait d’autant plus, qu’il avait dû être l’objet de recommandations particulières, et qu’on le tracassait et qu’on le surveillait plus qu’aucun de nous.

« D’abord on s’obstinait à lui contester son état civil.

« C’est au nom de Boutin qu’il devait répondre et qu’il répondait en effet aux quatre appels de chaque jour.

« Puis, jamais on ne l’employait aux corvées qui eussent pu le mettre en contact avec les étrangers qui venaient quelquefois à l’île du Diable.

« Une fois cependant, il avait réussi à parler à un matelot de l’Oyapock, et à décider cet homme à lui jeter une lettre à la poste de Cayenne.

« Cette lettre fut interceptée.

« D’après ce que m’a dit Laurent, elle était adressée à une dame veuve habitant Paris et ne contenait que ces seuls deux mots : « Je vis ! » et sa signature.

« C’était peu, et cependant cela lui coûta cher.

« Conduit devant le gouverneur de l’île, il fut condamné à quinze jours de cachot, à la demi-ration, pour tentatives de correspondances avec l’extérieur…

« Il les fit, ces quinze jours…

« Et lorsqu’il me revint, pâli et exténué :

« – Crois-tu, me dit-il, me tutoyant pour la première fois, crois-tu que je lui en veux à ce commandant. Non. Il ne me connaît que par ce qu’on lui a dit de moi, et me croit un homme très dangereux… Il est soldat, il exécute sa consigne… Mais les autres, les autres !…

« Que voulait-il dire et quels étaient ces autres, je l’ignore…

« L’ayant questionné à ce sujet, il me répondit qu’il lui était interdit de me répondre…

Seulement, depuis cette affaire, toutes ses habitudes changèrent.

« Au lieu de rester dans notre case à fabriquer avec moi divers menus ouvrages que nous faisions vendre à Cayenne et dont le produit améliorait notre ordinaire, Laurent se mit à passer ses journées dehors.

« Il décampait sitôt l’appel du matin, avec un morceau de biscuit dans sa poche, et ne reparaissait plus qu’à l’appel de six heures.

« Jusqu’à ce qu’enfin, un soir :

« – Ma résolution est prise, Nantel, me dit-il, et tout est prêt… Demain, j’essaie de m’évader.

« Je frémis.

« Tenter de s’évader de l’île du Diable, c’était, nous le savions tous, courir à une mort certaine et affreuse.

« Il n’était pas impossible de construire une embarcation capable de tenir la mer par un temps calme, pas impossible de la lancer et de s’éloigner de l’île. Mais après ?… Où aller avec cette embarcation, sans voile, sans boussole, sans armes, sans provisions…

« Quelques-uns avaient tenté cet acte de désespoir… Les uns avaient péri misérablement, perdus dans les forêts du continent… On avait trouvé les autres morts de faim dans leur canot ballotté par les vagues… Pas un n’avait réussi.

« – Tu ne feras pas cela, Cornevin, m’écriai-je.

« Mais lui, froidement :

« – Je le ferai, prononça-t-il, et je réussirai… Dieu, dont je sers la justice, me protègera…

« Ce n’était pas la première fois que Laurent Cornevin m’exprimait cette conviction, que le Providence l’avait choisi pour une mission spéciale.

« Seulement, j’avais toujours évité ou détourné ce sujet de causerie, parce que, dès qu’il l’abordait, je voyais ses yeux briller d’un éclat plus sombre et sa physionomie prendre une expression inspirée qui m’inquiétait.

« Je craignais que sa raison ne résistât pas aux souffrances qu’il avait endurées.

« Mais ce soir-là, le voyant résolu à ce qui me paraissait un suicide, je n’hésitai pas à lui découvrir toute ma pensée.

« Je lui dis que très certainement il prenait pour des réalités les chimères de son imagination, que la Providence n’a pas d’élus, et que si véritablement il se croyait une tâche à remplir, ce devait lui être une raison de ne pas se précipiter dans un péril certain.

« Et je lui rappelais en même temps la légende sinistre des évasions de l’île du Diable.

« Il m’écouta sans m’interrompre, sans que son visage trahît rien de ce qui se passait en lui. Et quand il vit que je m’arrêtais faute d’objections :

« – Camarade, me dit-il, je te remercie de tes efforts pour me retenir. Tu dis vrai : ce que je tente serait insensé et je périrais si j’étais abandonné à mes seules forces. Mais ce n’est pas sur moi chétif, que je compte. S’il faut un miracle pour me tirer d’ici sain et sauf, sois tranquille, ce miracle se fera. Je lis le doute dans tes yeux. Tu ne douterais pas s’il m’était permis de te dire mon secret. Cesse donc de t’opposer à mon projet. Une voix au dedans de moi me parle, à laquelle je dois obéir.

« J’éprouvai en ce moment une des plus grandes douleurs que j’eusse ressenties depuis mon arrestation.

« Je ne doutai pas que mon pauvre camarade n’eût perdu l’esprit.

« Hélas ! ce n’était pas le premier dont je voyais la raison s’égarer… Il y en avait parmi nous dont les questions politiques et sociales avaient fini par exalter les facultés jusqu’au délire… Ceux-là aussi parlaient de leurs voix !…

« C’est à ce point que la tentation me vint de prévenir le commandant des intentions de Laurent Cornevin.

« Non, cependant.

« La trahison, de quelque prétexte qu’on la colore, est toujours la trahison, c’est-à-dire le plus lâche, le plus vil et le plus exécrable des crimes.

« Je décidai que si, comme il n’était que trop probable, je ne parvenais pas à retenir Laurent, eh bien ! sa destinée s’accomplirait.

« Mais je le priai de me confier son plan et de me dire ses moyens d’exécution.

« Il ne fit pas de difficultés.

« Pendant toutes ces longues journées passées hors de notre case, il s’était construit, me dit-il, un canot. Il comptait s’y embarquer et ramer vers la pleine mer jusqu’à ce qu’il rencontrât un navire qui consentît à le recueillir.

« C’était insensé, je lui dis. Il me répondit avec un calme désespérant qu’il le savait aussi bien que moi, mais que sa détermination était irrévocable.

« Tout ce que je pus obtenir de lui fut qu’il remettrait son départ d’une semaine, et que, pendant ces huit jours, nous économiserions sur nos rations quelques livres de biscuit qu’il emporterait.

« Il fut convenu aussi qu’il me montrerait son embarcation, et que je l’aiderais à la perfectionner s’il y avait lieu.

« Il y avait lieu, en effet.

« Je demeurai stupide d’étonnement, le lendemain, lorsque Laurent, m’ayant conduit à un des points les plus sauvages de la côte, me montra derrière un groupe de rochers ce qu’il appelait son canot…

« Cela, un canot !… Ce n’en était même pas l’apparence.

« Ignorant l’art de débiter et de travailler le bois, privé d’outils, Laurent n’était arrivé à produire qu’une machine informe et sans nom.

« C’était une sorte de radeau, composé de troncs d’arbres grossièrement équarris et si imparfaitement assemblés que la première lame devait les disjoindre et les disperser au hasard. Au milieu, un mât était planté, destiné à porter en guise de voile une de nos couvertures.

« Deux fortes branches, taillées à plat à l’extrémité, formaient les avirons.

« – Et c’est avec cela, m’écriai-je, que tu comptes affronter la haute mer !…

« Mais je l’avais tant tourmenté depuis la veille que l’impatience le gagnait.

« – Oh ! assez, me dit-il. J’accepte ton assistance, mais je ne veux plus de conseils ni de remontrances.

« Il était clair que rien ne changerait plus cette volonté tenace et aveugle.

« Je me tus et je me mis à l’œuvre.

« En huit jours, si je ne construisis pas un canot, je fabriquai du moins une sorte de boîte assez solide pour tenir la mer par beau temps.

« Laurent, de son côté, se procura quelques vivres.

« Le dimanche suivant, tout était prêt, et nous décidâmes, mon pauvre camarade et moi, qu’il s’évaderait dans la nuit du lundi au mardi.

« Quelle journée, que cette journée du lundi !…

« J’étais comme une âme en peine, ne sachant que faire pour cacher les pressentiments funèbres qui m’obsédaient. Chaque fois que je regardais Laurent, mes yeux se remplissaient de larmes. Il était pour moi comme un condamné à mort.

« Lui, était plus que calme, il était gai.

« Il ne s’était vraiment préoccupé que d’une chose, de cette lettre dont j’avais été un moment le dépositaire, à Brest. Il l’avait glissée dans une de ces petites fioles où on nous distribuait des médicaments et l’avait suspendue à son cou.

« Comme cela, m’avait-il dit, si je venais à tomber dans l’eau, la lettre ne serait pas mouillée…

« Enfin, le soir arriva.

« La retraite sonna, nous allâmes répondre à l’appel et, comme à l’ordinaire, nous regagnâmes notre case.

« Entre Laurent et moi, pas un mot ne fut échangé, jusqu’à ce qu’enfin, entendant relever les factionnaires :

« – Il est temps de partir, me dit-il ; en route !…

« Je me chargeai d’un sac qui contenait les provisions, et nous sortîmes…

« Quelques précautions étaient indispensables.

« Le jour, nous étions libres dans l’île ; mais la nuit, il nous était défendu de sortir d’un enclos où étaient construites nos cabanes, et des factionnaires gardaient cet enclos depuis la retraite jusqu’à la diane.

« Nous passâmes néanmoins, et bientôt nous fûmes au radeau.

« Il pouvait être onze heures.

« La nuit était sombre, mais la lune ne devait pas tarder à se lever.

« Le temps était lourd. Pas un souffle de vent n’agitait les feuilles des arbres…

« La mer baissait… Près des rochers, comme toujours, elle paraissait agitée, ses lourdes lames jaunes se brisaient à grand bruit sur les cailloux, mais, au loin, elle était comme le tapis d’un billard.

« – Laurent, lui dis-je, il est encore temps de réfléchir…

« – Non, il n’est plus temps, s’écria-t-il. Aide-moi à mettre le canot à l’eau…

« C’était une opération assez difficile. Nous la réussîmes pourtant, et bientôt ma fragile machine flotta le long d’un rocher.

« L’heure suprême sonnait. Laurent me serra entre ses bras, et d’une voix forte :

« – Adieu, mon bon Nantel, me dit-il, ou plutôt, au revoir. Tant que je vivrai, je me rappellerai que c’est à toi que je dois d’avoir sauvé le dépôt qui m’était confié.

« L’émotion m’étouffait.

« – Pauvre malheureux, pensai-je, combien d’heures encore as-tu à te le rappeler !…

« Lui, s’était laissé tomber à genoux.

« – Mon Dieu, prononça-t-il, si, comme je le crois, je suis l’homme de votre justice, vous me sauverez !

« Puis, il se releva et, sautant sur le radeau, il le poussa loin du bord, et se mit à ramer vers la pleine mer, favorisé par la marée et le courant.

« Moi, pendant plus d’une heure, je restai planté sur mes pieds à la même place, hébété de douleur. Laurent était mon camarade, depuis plus d’un an nous ne nous étions pas quittés un jour ; c’était plus qu’un frère que je perdais…

« Pour l’apercevoir encore, je gravis un rocher…

« La lune s’était levée, la mer resplendissait comme un miroir d’argent, et sur cette surface blanche, à une demi-lieue au large, je distinguais, comme une tache noire, le radeau de Laurent Cornevin…

« Ainsi, me disais-je, s’il ne survient pas quelque vague qui le submerge, ainsi il ramera toute la nuit, jusqu’à ce qu’il soit à bout de forces, et qu’il ait dévoré sa dernière miette de biscuit… Et après ! quelle mort !…

« Oui, je me disais cela, quand tout à coup, au fond de l’horizon, j’aperçus comme un nuage, qui semblait s’avancer vers l’île, et qui de minute en minute devenait plus distinct…

« Une espérance insensée tressaillit en moi. Si c’était un navire !…

« Le temps que dura mon incertitude me parut extraordinairement long.

« Tout ce que j’avais d’intelligence et d’attention se concentrait sur ce point unique de l’espace où grossissait insensiblement mais incessamment le nuage que j’avais aperçu.

« Enfin, le doute ne fut pas possible. C’était bien un navire que je voyais et qui s’avançait toutes voiles dehors.

« Cette assurance me donna comme un éblouissement.

« Moi qui m’étais si fièrement moqué de Laurent, moi qui traitais de folie sa foi profonde dans la protection de la Providence, j’étais forcé de croire.

« Il me semblait que j’assistais à un de ces miracles qui confondent la raison et écrasent l’orgueil de l’homme.

« N’était-ce pas un miracle, en effet, que la présence à point nommé de ce bâtiment dans les eaux funestes de la Guyane ?

« Depuis plus d’un an que j’étais à l’île du Diable, jamais on n’en avait signalé un seul, à l’exception de ceux que le gouvernement français employait au service de la colonie pénitentiaire…

« Je frissonnai à cette réflexion.

« Si ce vaisseau, pensais-je, allait être un vaisseau de l’État !…

« Laurent y serait recueilli, c’est vrai, mais on l’y mettrait aux fers, pour commencer, et on le ramènerait ensuite à Cayenne, où il serait condamné, pour tentative d’évasion, à plusieurs mois de cachot.

« Et ce n’était pas ma seule angoisse.

« Ce bâtiment, que du haut du rocher que j’avais gravi je distinguais si nettement, mon pauvre camarade l’avait-il aperçu ? Ramait-il vers lui ? En était-il bien loin encore ? Parviendrait-il à le rejoindre ?

« Je cherchai de l’œil le radeau.

« Il était alors, autant que j’en pouvais juger, à un peu moins de la moitié de la distance qui séparait l’île du navire. Mais quelle pouvait bien être cette distance ? Il eût fallu l’expérience d’un marin pour l’apprécier avec quelque certitude.

« Ce qui était positif, c’est que Laurent avait hissé sa voile – notre couverture. De l’endroit où j’étais, elle me faisait l’effet de l’aile d’un oiseau de mer.

« Je ne sais ce que j’aurais donné pour pouvoir attendre l’issue de cette scène poignante. Mais le jour allait venir et j’étais à plus d’une demi-lieue du camp. Je m’éloignai à regret…

« Avec le même bonheur que la première fois, je franchis la ligne des sentinelles et je gagnai ma case.

« L’instant d’après, l’appel du matin battit et j’allai me mettre à mon rang.

« – Boutin ! appela par trois fois le gardien de service. Boutin ! Boutin !…

« Il n’avait garde de répondre, comme de juste ; il fut porté manquant.

« Comme de raison aussi, l’appel terminé, on m’interrogea.

« – Où est votre camarade ?

« Je répondis que je n’en savais rien, qu’il m’avait quitté la veille en me disant qu’il allait à la pêche, et que je ne l’avais pas revu depuis.

« Comme on ne m’en demanda pas davantage pour le moment, je me trouvai libre et, de toute la vitesse de mes jambes, je courus au rocher d’où j’avais suivi le départ de Laurent.

« Mais mon absence avait duré près de trois heures.

« J’eus beau me crever les yeux à interroger l’immensité de la mer, je n’aperçus plus rien. L’horizon était vide.