Moi, je marchais derrière eux, la tête basse, me
sentant en faute. Jusqu’au château, ils n’ont pas échangé une
parole. Une fois arrivés, ils sont allés s’enfermer au premier,
dans le petit salon de mademoiselle. Ils y sont restés près de deux
heures. Que se disaient-ils ? De la chambre où j’étais restée,
j’entendais les éclats de la voix de M. Philippe, tantôt
suppliante, tantôt ironique et menaçante. Mais pour distinguer les
paroles, il eût fallu coller son oreille à la serrure. Pour la
première fois de ma carrière de gouvernante, la tentation m’en
vint.
– Et vous avez entendu ?
– Rien. Je résistai à la tentation.
Bientôt la porte s’ouvrit et M. Philippe reparut. Il était
très pâle. S’arrêtant sur le seuil, il dit à sa sœur :
« Je puis compter sur vous, n’est-ce pas ? » Elle
répondit : « Il me faut vingt-quatre heures de
réflexion ; » Lui alors reprit : « Soit. Vous
me signifierez votre décision par le télégraphe. Je repars.
N’oubliez pas que l’honneur de notre maison est entre vos
mains. »
Ce récit confirmait tous les soupçons de
Raymond, mais il ne lui apprenait rien de nouveau, rien qui
éclairât la situation.
– Et ensuite ? interrogea-t-il.
– M. Philippe parti, j’entrai dans
le petit salon, et je m’agenouillai devant mademoiselle, lui
prenant les mains que j’embrassais, et lui demandant quel grand
malheur la frappait… Mon Dieu ! jamais je n’oublierai son
regard en ce moment. Je tremblai qu’elle n’eût perdu la raison.
Alors je lui demandai si elle souhaitait qu’on vous fît prévenir,
monsieur. En entendant votre nom, elle se dressa, et ses lèvres
remuèrent comme pour donner un ordre. Mais, presque aussitôt, se
laissant retomber sur la causeuse : « Non !
murmura-t-elle, non ! ce n’est plus possible, il n’y faut plus
penser ! » Puis elle me dit de la laisser, qu’elle avait
besoin d’être seule… et je sortis.
À cette obstination à demeurer seule en face
de son malheur, comme pour en épuiser plus complètement toutes les
amertumes, Raymond reconnaissait bien
Mlle de Maillefert.
– C’est donc à ce moment-là que
j’arrivai ? interrogea-t-il…
– Oh ! non, monsieur, vous ne vîntes
que plus tard, et lorsque déjà mademoiselle avait sonné pour avoir
de la lumière. En entendant appeler dans les escaliers, et
reconnaissant votre voix, j’eus un moment d’espoir et je bénis Dieu
de vous envoyer. Mais hélas ! vous ne deviez pas réussir mieux
que moi. Votre présence, loin de calmer mademoiselle, ne fit que
redoubler son agitation, et après votre départ je vis bien que
votre douleur s’était ajoutée à la sienne. Plusieurs fois, elle
répéta : « Oh ! le malheureux ! le
malheureux !… » Pas plus qu’avant d’ailleurs, elle ne
consentit à me garder près d’elle. Je m’installai dans la pièce
voisine, et jusqu’à une heure bien avancée de la nuit, je
l’entendis marcher et gémir doucement. Vous dire quelle impression
cela me faisait est impossible. Il me semblait qu’elle veillait la
veillée de sa propre mort. Vers quatre heures et demie, cependant,
elle m’appela : « Lydia ! » Vite j’accourus, et
en la voyant je restai interdite et toute saisie. Elle ne pleurait
plus ; ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire ;
son visage resplendissait de la résignation sublime qui soutient
les martyrs. Je compris que sa résolution était prise.
« – Lydia, me dit-elle, tu vas tout
préparer à l’instant pour notre départ.
« – Quoi ! m’écriai-je, nous
quittons Maillefert, mademoiselle ?
« – Ce matin même par le train de huit
heures. Tu vois que tu n’as pas une minute à perdre. Éveille tout
le monde pour qu’on t’aide.
« À six heures, cependant, les
préparatifs étaient terminés.
« Aussitôt, mademoiselle fit appeler le
vieux jardinier, qui était son homme de confiance, et lui dit
d’atteler le char-à-bancs pour nous conduire à la gare. Le brave
homme, alors, demanda à mademoiselle ses instructions pour le temps
de son absence. Elle lui répondit qu’elle n’avait rien de
particulier à lui demander ; qu’elle allait cesser,
probablement, de s’occuper de ses propriétés, et que sans doute
elle ne reviendrait plus à Maillefert.
« Tous les gens du château étaient dans
le corridor qui entendaient cela. Elle les fit entrer, et à chacun
d’eux elle donna quelque chose, de l’argent d’abord, puis un
souvenir.
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