Ils veulent tous absolument que Dante soit la partie animale, ou les sens; Virgile, la philosophie morale, ou la simple raison; et Béatrix, la lumière révélée, ou la théologie. Ainsi l'homme grossier, représenté par Dante, après s'être égaré dans une forêt obscure, qui signifie, suivant eux, les orages de la jeunesse, est ramené par la raison à la connaissance des vices et des peines qu'ils méritent, c'est-à-dire aux Enfers et au Purgatoire: mais quand il se présente aux portes du Ciel, Béatrix se montre et Virgile disparaît. C'est la raison qui fuit devant la théologie.

Il est difficile de se figurer qu'on puisse faire un beau poëme avec de telles idées, et ce qui doit nous mettre en garde contre ces sortes d'explications, c'est qu'il n'est rien qu'on ne puisse plier sous l'allégorie avec plus ou moins de bonheur. On n'a qu'à voir celle que Tasse a lui-même trouvée dans sa Jérusalem.

Mais il est temps de nous occuper du poëme de l'Enfer en particulier, de son coloris, de ses beautés et de ses défauts.

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Du poëme de l'Enfer.—Au temps où Dante écrivait, la littérature se réduisait en France, comme en Espagne, aux petites poésies des Troubadours. En Italie, on ne faisait rien d'important dans la langue du peuple; tout s'écrivait en latin. Mais Dante ayant à construire son monde idéal, et voulant peindre pour son siècle et sa nation [5], prit ses matériaux où il les trouva: il fit parler une langue qui avait bégayé jusqu'alors, et les mots extraordinaires qu'il créait au besoin n'ont servi qu'à lui seul. Voilà une des causes de son obscurité. D'ailleurs il n'est point de poëte qui tende plus de piéges à son traducteur; c'est presque toujours des bizarreries, des énigmes ou des horreurs qu'il lui propose: il entasse les comparaisons les plus dégoûtantes, les allusions, les termes de l'école et les expressions les plus basses: rien ne lui paraît méprisable, et la langue française, chaste et timorée, s'effarouche à chaque phrase. Le traducteur a sans cesse à lutter contre un style affamé de poésie, qui est riche et point délicat, et qui, dans cinq ou six tirades, épuise ses ressources et lui dessèche ses palettes. Quel parti donc prendre? Celui de ménager ses couleurs; car il s'agit d'en fournir aux dessins les plus fiers qui aient été tracés de main d'homme; et lorsqu'on est pauvre et délicat, il convient d'être sobre. Il faut surtout varier ses inversions: Dante dessine quelquefois l'attitude de ses personnages par la coupe de ses phrases; il a des brusqueries de style qui produisent de grands effets; et souvent dans la peinture de ses supplices il emploie une fatigue de mots qui rend merveilleusement celle des tourmentés. L'imagination passe toujours de la surprise que lui cause la description d'une cause incroyable à l'effroi que lui donne nécessairement la vérité du tableau: il arrive de là que ce monde visible ayant fourni au poëte autant d'images pour peindre son monde idéal, il conduit et ramène sans cesse le lecteur de l'un à l'autre; et ce mélange d'événements si invraisemblables et de couleurs si vraies fait toute la magie de son poëme.

[5: C'est un des grands défauts du poëme, d'être fait un peu trop pour le moment: de là vient que l'auteur, ne s'attachant qu'à présenter sans cesse les nouvelles tortures qu'il invente, court toujours en avant, et ne fait qu'indiquer les aventures. C'était assez pour son temps, pas assez pour le nôtre.]

Dante a versifié par tercets ou à rimes triplées, et c'est de tous les poëtes celui qui, pour mieux porter le joug, s'est permis le plus d'expressions impropres et bizarres; mais aussi, quand il est beau, rien ne lui est comparable. Son vers se tient debout par la seule force du substantif et du verbe, sans le concours d'une seule épithète [6].

[6: Tels sont sans doute aussi les beaux vers de Virgile et d'Homère; ils offrent à la fois la pensée, l'image et le sentiment: ce sont de vrais polypes, vivants dans le tout, et vivants dans chaque partie; et dans cette plénitude de poésie, il ne peut se trouver un mot qui n'ait une grande intention. Mais on n'y sent pas ce goût âpre et sauvage, cette franchise qui ne peut s'allier avec la perfection, et qui fait le caractère et le charme de Dante.]

Si les comparaisons et les tortures que Dante imagine sont quelquefois horribles, elles ont toujours un côté ingénieux, et chaque supplice est pris dans la nature du crime qu'il punit. Quant à ses idées les plus bizarres, elles offrent aussi je ne sais quoi de grand et de rare qui étonne et attache le lecteur. Son dialogue est souvent plein de vigueur et de naturel, et tous ses personnages sont fièrement dessinés. La plupart de ses peintures ont encore aujourd'hui la force de l'antique et la fraîcheur du moderne, et peuvent être comparées à ces tableaux d'un coloris sombre et effrayant, qui sortaient des ateliers des Michel-Ange et des Carrache et donnaient à des sujets empruntés de la religion une sublimité qui parlait à tous les yeux.

Il est vrai que, dans cette immense galerie de supplices, on ne rencontre pas assez d'épisodes; et, malgré la brièveté des chants, qui sont comme des repos placés de très-près, le lecteur le plus intrépide ne peut échapper à la fatigue. C'est le vice fondamental du poëme.

Enfin, du mélange de ses beautés et de ses défauts, il résulte un poëme qui ne ressemble à rien de ce qu'on a vu, et qui laisse dans l'âme une impression durable. On se demande, après l'avoir lu, comment un homme a pu trouver dans son imagination tant de supplices différents, qu'il semble avoir épuisé les ressources de la vengeance divine; comment il a pu, dans une langue naissante, les peindre avec des couleurs si chaudes et si vraies, et, dans une carrière de trente-quatre chants, se tenir sans cesse la tête courbée dans les Enfers.

Au reste, ce poëme ne pouvait paraître dans des circonstances plus malheureuses: nous sommes trop près ou trop loin de son sujet. Dante parlait à des esprits religieux, pour qui ses paroles étaient des paroles de vie, et qui l'entendaient à demi-mot: mais il semble qu'aujourd'hui on ne puisse plus traiter les grands sujets mystiques d'une manière sérieuse. Si jamais, ce qu'il n'est pas permis de croire, notre théologie devenait une langue morte, et s'il arrivait qu'elle obtînt, comme la mythologie, les honneurs de l'antique; alors Dante inspirerait une autre espèce d'intérêt: son poëme s'élèverait comme un grand monument au milieu des ruines des littératures et des religions: il serait plus facile à cette postérité reculée de s'accommoder des peintures sérieuses du poëte, et de se pénétrer de la véritable terreur de son Enfer; on se ferait chrétien avec Dante, comme on se fait païen avec Homère [7].

[7: Je serais tenté de croire que ce poëme aurait produit de l'effet sous Louis XIV, quand je vois Pascal avouer dans ce siècle, que la sévérité de Dieu envers les damnés le surprend moins que sa miséricorde envers les élus. On verra, par quelques citations de cet éloquent misanthrope, qu'il était bien digne de faire l'Enfer, et que peut-être celui de Dante lui eût semblé trop doux.]

Voilà le précis du poëme; il est long et ne dit pas tout: mais on trouvera semées dans les notes les idées qui manquent ici; l'application en sera plus facile et moins éloignée que si on les eût fait entrer dans ce discours préliminaire, et qu'il eût ensuite fallu les transporter et les appliquer de mémoire, en lisant le poëme.

De la traduction.—Comme on a beaucoup parlé des traductions, je n'en dirai qu'un mot en finissant, pour ne pas paraître mépriser ce genre de travail, ou l'estimer plus qu'il ne vaut. J'ai donc pensé qu'elles devraient servir également à la gloire du poëte qu'on traduit, et au progrès de la langue dans laquelle on traduit; et ce n'est pourtant point là qu'il faut lire un poëte, car les traductions éclairent les défauts et éteignent les beautés; mais on peut assurer qu'elles perfectionnent le langage.

En effet, la langue française ne recevra toute sa perfection qu'en allant chez ses voisins pour commercer et pour reconnaître ses vraies richesses; en fouillant dans l'antiquité à qui elle doit son premier levain, et en cherchant les limites qui la séparent des autres langues. La traduction seule lui rendra de tels services. Un idiome étranger, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire en tous les sens: bientôt il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue; il épuise ses ressources, mais il augmente ses forces, surtout lorsqu'il traduit les ouvrages d'imagination, qui secouent les entraves de la construction grammaticale, et donnent des ailes au langage.

Notre langue n'étant qu'un métal d'alliage, il faut la dompter par le travail, afin d'incorporer ses divers éléments. Sans doute elle n'acquerra jamais ce principe d'unité qui fait la force et la richesse du grec; mais elle pourra peut-être un jour s'approcher de la souplesse et de l'abondance de la langue italienne, qui traduit avec tant de bonheur. Quand une langue a reçu toute sa perfection, les traductions y sont aisées à faire et n'apportent plus que des pensées.

Puisqu'on va parcourir des lieux peuplés d'ombres, de mânes et de fantômes, il est bon de dire un mot sur ce que les anciens entendaient par ces expressions.

De l'état des morts.—Ils distinguaient après la mort, l'âme, le corps et l'ombre.

L'âme était une portion de l'esprit qui anime l'univers, une subtile quintessence, un rayon très-épuré: mais c'était toujours de la matière; et quoiqu'elle ne tombât point sous les sens, on ne la croyait pas pur esprit: tout alors avait une forme et occupait un lieu quelconque. Seulement on lui donnait quelquefois la figure d'un papillon qui s'échappe de la bouche d'un mourant, pour exprimer son excessive légèreté, et non pour assigner sa véritable forme, qui n'était pas déterminée.

Mais l'ombre différait de l'âme, en ce qu'elle retenait la figure et l'apparence du corps. Elle en était le spectre, le simulacre, le fantôme; et, bien qu'elle fût d'une matière assez ténue pour échapper au toucher, cependant elle était visible et conservait les idées, les goûts et les affections que le mort avait eus dans sa vie.

Les noms d'ombre, de spectre, de simulacre et de fantôme signifient donc tous image et représentation de l'homme.