Elle se précipita, et, à coups de talon, avec des exclamations de rage, elle s’acharna furieusement après les morceaux de la statue.

Il tenta de s’interposer et la prit par le bras. Elle se retourna contre lui.

– Je vous défends de me toucher !… C’est de votre faute… Laissez-moi… je vous déteste… Ah ! oui, c’est de votre faute !

Et, se dégageant, elle s’enfuit vers la maison.

La scène n’avait pas duré vingt secondes.

– Crebleu de crebleu ! grinça Philippe, qui ne jurait pourtant pas volontiers.

Son exaspération était telle que, si la bonne déesse de plâtre n’avait pas été réduite en miettes, il l’eût certainement jetée à bas de son socle. Mais, par-dessus toutes choses, une idée le dominait : s’en aller, ne plus voir Suzanne, en finir avec ces histoires dont il sentait l’odieux et le ridicule.

À son tour, il reprit rapidement le chemin de la maison. Par malheur, comme il ne connaissait point d’autre issue pour s’échapper, il traversa le vestibule. La porte de la salle à manger était ouverte. Il aperçut la jeune fille courbée sur une chaise et la tête entre ses mains. Elle pleurait.

Il ne savait pas ce qu’il y a de factice dans les pleurs d’une femme. Il ne savait pas non plus le danger des larmes pour celui qui s’émeut à les voir couler. Mais l’eût-il su qu’il fût resté quand même, car la pitié de l’homme est infinie.

CHAPITRE VII
 

– Voilà, dit-elle au bout de quelques minutes, l’orage s’est éloigné.

Elle releva son beau visage qu’un sourire illuminait déjà.

– Pas de noir aux yeux, ajouta-t-elle gaiement, pas de rouge aux lèvres… Qu’on se rende compte… Ça ne déteint pas.

Cette mobilité d’humeur, ce désespoir qu’il avait senti réel et que suivait une allégresse dont il sentait l’égale sincérité, tout cela confondit Philippe.

Elle se mit à rire.

– Philippe ! Philippe ! vous n’avez pas l’air de comprendre grand’chose aux femmes… et moins encore aux jeunes filles.

Elle se leva et passa dans la pièce voisine, qui était sa chambre, comme il put le voir aux rideaux blancs et à l’arrangement des meubles, et elle revint avec un album où elle lui montra en première page, la photographie d’un enfant qui sanglotait.

– Regardez, Philippe. Je n’ai pas changé. À deux ans comme aujourd’hui, j’avais de gros chagrins, et des yeux qui coulaient comme des fontaines.

Il feuilleta l’album. C’était Suzanne à tous les âges. Suzanne enfant, Suzanne petite fille, Suzanne jeune fille, et c’était elle chaque fois plus séduisante.

Au bas d’une page, il lut : Suzanne, vingt ans.

– Dieu ! que vous étiez jolie, murmura-t-il, ébloui par cette image de beauté et de joie.

Et malgré lui, il regarda Suzanne.

– J’ai vieilli, dit-elle… trois longues années…

Il haussa les épaules sans répondre, car il la trouvait plus belle au contraire, et il tourna la page. Deux photographies tombèrent, qui n’étaient pas fixées à l’album. Elle avança la main pour les reprendre, mais n’acheva pas son mouvement.

– Vous permettez ? demanda Philippe.

– Oui… oui…

Il fut très étonné, en examinant l’un des portraits.

– Là-dessus, dit-il, vous êtes plus âgée que vous ne l’êtes…

Comme c’est bizarre ! Et pourquoi cette robe démodée ?… Cette coiffure d’autrefois ?… C’est vous… et ce n’est pas vous… Qui est-ce ?

– Maman, dit-elle.

Il fut assez surpris que Jorancé, dont il n’ignorait point la rancune persistante, eût donné à sa fille le portrait d’une mère qu’elle croyait morte depuis longtemps. Et il se rappela les aventures tumultueuses de l’épouse divorcée, aujourd’hui la belle Madame de Glaris, que les échos de la chronique galante célébraient pour ses toilettes et ses bijoux, et dont les passants pouvaient admirer la photographie aux vitrines de la rue de Rivoli.

– En effet, dit-il avec embarras, et sans trop savoir ce qu’il disait, en effet, vous lui ressemblez… Et celle-ci, c’est également…

Il réprima un geste de stupeur. Cette fois, il avait bien reconnu la mère de Suzanne, ou plutôt la Mme de Glaris de la rue de Rivoli, les épaules nues, parée de ses diamants et de ses perles, insolente et magnifique.

Suzanne, qui tenait les yeux levés sur lui, ne répondit pas, et ils demeurèrent l’un en face de l’autre, immobiles et silencieux.

– Sait-elle la vérité ? se demandait Philippe. Non… non… ce n’est pas possible… Elle aura acheté cette photographie pour l’air de ressemblance qu’elle lui trouvait avec elle-même, et elle ne se doute de rien…

Mais l’hypothèse ne le satisfaisait pas, et il n’osait interroger la jeune fille par crainte de toucher à l’une de ces mystérieuses douleurs qui s’avivent à n’être plus secrètes.

Elle remit les deux portraits dans l’album, dont elle ferma la serrure à l’aide d’une petite clef. Puis, après de longs instants, posant sa main sur le bras de Philippe, elle lui dit – et ses paroles correspondaient d’étrange manière avec les pensées qui le troublaient :

– Ne m’en voulez pas, mon ami, et surtout ne me jugez pas trop sévèrement. Il y a en moi une Suzanne que je connais mal… et qui me fait peur souvent… Elle est fantasque, jalouse, exaltée, capable de tout… oui, de tout… La vraie est sage et raisonnable : « Tu es ma fille, aujourd’hui », me disait papa lorsque j’étais petite. Et il disait cela d’un ton si heureux ! Mais le lendemain, je n’étais plus sa fille, et j’avais beau lutter et faire l’impossible, je ne pouvais pas le redevenir… Des choses l’empêchaient, et je pleurais parce que papa avait l’air de me détester… Et je voulais être sage… Et je le veux encore et toujours… Mais il n’y a rien de plus difficile au monde… parce que l’autre… l’autre ne veut pas… Et puis…

– Et puis ?

Elle se tut un moment, comme hésitante, et continua :

– Et puis ce qu’elle désire, cette autre Suzanne, ne me paraît pas si déraisonnable. C’est un immense besoin d’aimer, mais follement, sans limites, d’aimer trop… Il me semble alors que la vie n’a pas d’autre but… et tout le reste m’ennuie… Oh ! l’amour, voyez-vous, Philippe, toute petite, déjà ce mot me bouleversait. Et plus tard… et maintenant, à certaines heures, je sens mon cerveau qui m’échappe et toute mon âme qui cherche, qui attend…

Elle avait de nouveau caché son visage comme si une pudeur soudaine la pénétrait, et Philippe voyait, entre ses doigts, son front et ses joues empourprés.

La pitié grandit en lui. À travers ces confidences désordonnées, il vit Suzanne telle qu’elle était, ignorante, mal renseignée sur elle-même et sur les réalités de l’existence, troublée de désirs qu’elle prenait pour des sentiments inassouvis, déchirée par le duel implacable d’instincts contraires, et n’ayant de contrepoids à sa nature de femme qu’une vertu volontaire et douloureuse.

Comme il eût été bon de la secourir ! Il se rapprocha d’elle, et, très doucement :

– Il faut vous marier, Suzanne, dit-il.

Elle hocha la tête.

– Il est venu ici des jeunes gens à qui je ne déplaisais pas, mais, au bout de quelques jours, ils disparaissaient. On eût cru qu’ils avaient peur de moi… ou qu’ils avaient appris des choses… sur mon compte… D’ailleurs… je ne les aimais pas… Ce n’était pas eux que j’attendais… C’était un autre… qui, lui, ne venait pas.

Il comprit les mots irréparables qu’elle allait prononcer, et ardemment, il souhaita qu’elle ne les prononçât point.

Suzanne devina son désir et se tut. Mais l’aveu était si clair, même inexprimé, que Philippe en perçut toute la passion dans le long silence qui suivit. Et Suzanne éprouva une grande joie, comme si le lien indissoluble des paroles les unissait l’un à autre. Elle ajouta :

– C’est un peu de votre faute, Philippe, et vous en avez eu l’impression pendant le dîner. Oui, un peu de votre faute… À Paris, j’ai vécu près de vous une vie dangereuse… Pensez donc, nous étions toujours ensemble, toujours seuls, et, pendant des journées entières, j’avais le droit de croire qu’il n’y avait personne au monde que vous et moi. C’était pour moi que vous parliez, c’était pour me rendre digne de vous que vous m’expliquiez des choses que j’ignorais, que vous me conduisiez devant les beaux spectacles, dans les églises, dans les vieilles villes… Et moi, j’étais émerveillée.