De ce que j’apprenais ? Oh ! non, Philippe, mais du monde nouveau qui s’entrouvrait tout à coup. Vos paroles, je ne les écoutais pas, mais j’écoutais le son de votre voix. Mes yeux ne regardaient que vos yeux. C’était votre admiration que j’admirais, votre amour pour ce qui est beau qui faisait mon amour. C’est vous seul, Philippe, que vous m’avez enseigné à connaître… et à aimer.

Malgré sa révolte, les mots pénétraient Philippe comme une caresse, et, lui aussi, il s’oubliait à écouter le son d’une voix douce et à regarder des yeux qui vous sont chers.

Il dit simplement :

– Et Marthe ?

Elle ne répondit point, et il sentit qu’elle était, comme beaucoup de femmes, étrangère aux considérations de cette sorte. L’amour est une raison qui, pour elles, excuse tout.

Alors, cherchant une diversion, il répéta :

– Il faut vous marier, Suzanne, il le faut, c’est le salut.

– Ah ! dit-elle, en se tordant les mains avec désespoir, je le sais… mais seulement…

– Seulement ?

– Je n’ai pas la force.

– Vous devez avoir la force.

– Je ne l’ai pas… Il faudrait m’en donner. Il faudrait… Oh ! pas grand’chose peut-être, une petite joie… un souvenir de joie… l’idée que ma vie n’aura pas été entièrement perdue… L’idée que, moi aussi, j’aurai eu ma minute d’amour… Mais cette minute-là, je la demande… je l’implore.

Il balbutia :

– Vous la trouverez dans le mariage, Suzanne.

– Non, non, fit-elle plus âprement, celui-là seul que j’aime peut me la donner… Je veux…, je veux sentir, une fois au moins, des bras qui m’entourent, rien que cela, je vous jure… poser ma tête sur votre épaule, et rester là, un instant.

Elle était si près de lui que la mousseline de son corsage frôla les vêtements de Philippe et qu’il respira l’odeur de ses cheveux. Il eut la tentation folle de refermer les bras sur elle. Et c’eût été bien peu de chose, elle l’avait dit, une de ces minutes de bonheur que l’on cueille et dont on se souvient.

Elle le regardait, non plus triste maintenant, ni résignée, mais souriante, coquette, avec toute la grâce ingénieuse de la femme qui cherche à conquérir.

Il pâlit et murmura :

– Suzanne, je suis votre ami. Soyez mon amie, simplement, et que votre imagination…

– Vous avez peur, dit-elle.

Il essaya de sourire.

– J’ai peur ! Et de quoi, mon Dieu !

– Peur du petit geste affectueux que je réclame, de ce petit geste de frère qui embrasse sa sœur, et que vous redoutez, Philippe.

– Que je redoute parce qu’il est mauvais et pervers, déclara-t-il fortement, il n’y a pas d’autre raison.

– Si, Philippe, il y en a une autre.

– Laquelle ?

– Vous m’aimez.

– Moi ! Je vous aime ?… Moi !

– Oui, vous, Philippe, vous m’aimez. Et je vous mets au défi de me dire non, bien en face, les yeux dans les yeux.

Et sans lui laisser le temps de se reprendre, elle continua, ardemment penchée sur lui :

– Vous m’aimiez avant que je ne vous aime. C’est votre amour qui a créé le mien. Ne protestez pas, vous n’en avez plus le droit maintenant, car vous savez… Et, moi, je l’ai su dès le premier jour. Oh ! Croyez-moi, une femme ne s’y trompe pas… Vos yeux avaient, en me regardant, un regard nouveau…, tenez, le regard de tout à l’heure. Jamais vous n’avez regardé comme cela, Philippe, aucune femme, pas même Marthe… Non… pas même elle… Vous ne l’avez jamais aimée, ni elle ni les autres. C’est moi la première. L’amour vous était inconnu, et vous ne comprenez pas encore… et vous restez là, devant moi, interdit, bouleversé, parce que la vérité vous apparaît, et que vous m’aimez, mon Philippe, que vous m’aimez, mon Philippe chéri…

Elle s’attachait à lui, soulevée d’espoir et de certitude, et Philippe ne semblait pas résister.

– Vous aviez peur, Philippe. Voilà pourquoi vous étiez résolu à ne plus me voir… Voilà pourquoi vous m’avez dit tantôt des paroles si dures… Vous aviez peur, parce que vous m’aimez… Comprenez-vous, maintenant ?… Oh Philippe, je n’aurais pas agi comme cela avec vous, si vous ne m’aviez pas aimée… jamais je n’aurais eu l’audace… Mais je savais… je savais… et vous ne me dites pas non, n’est-ce pas ? Oh ! ce que j’ai souffert ! Ma jalousie contre Marthe !… Aujourd’hui encore, quand elle vous embrassait… Et l’idée de partir, sans même un adieu de vous !… Et l’idée de ce mariage !… Quelle torture ! Mais c’est fini, n’est-ce pas ? Je ne souffrirai plus, puisque vous m’aimez.

Elle avait prononcé les derniers mots avec une sorte d’hésitation craintive, et sans quitter Philippe des yeux, comme si elle attendait de lui une réponse qui calmât l’angoisse subite dont elle était déchirée.

Il se taisait. Son regard était vague, son front plissé de rides. Il avait l’air de réfléchir et ne paraissait plus se soucier que la jeune fille se tînt si près de lui, les bras noués à ses bras.

Elle murmura :

– Philippe… Philippe…

Avait-il entendu ? Il demeura impassible. Alors, peu à peu, Suzanne desserra son étreinte. Ses mains retombèrent. Elle contempla, avec une détresse infinie, celui qu’elle aimait et, tout à coup, s’affaissa en sanglotant :

– Ah ! je suis folle !… je suis folle ! Pourquoi ai-je parlé ?

L’épreuve était horrible pour elle, après l’espérance qui l’avait exaltée, et c’étaient de vraies larmes douloureuses, cette fois, qui coulaient de ses joues. Le bruit des pleurs éveilla Philippe de sa rêverie. Il l’écouta tristement, puis se mit à marcher à travers la pièce. Si attendri qu’il fût, ce qui se passait en lui le troublait davantage. Il aimait Suzanne !

Il n’eut pas une seconde la pensée de se soustraire à la vérité. Dès les premières phrases de Suzanne et sans qu’il lui fût nécessaire de chercher d’autres preuves, il avait admis cet amour comme on admet la présence d’une chose que l’on voit et que l’on touche. Et c’est pourquoi Suzanne, à la seule attitude de Philippe, avait eu la révélation brusque de l’imprudence qu’elle commettait en parlant : averti, Philippe lui échappait. Il était de ceux qui prennent conscience de leur devoir à la minute même où ils discernent leur faute.

– Philippe, dit-elle encore, Philippe !

Comme il ne répondait pas, elle reprit sa main et chuchota :

– Vous m’aimez cependant… vous m’aimez… Alors, si vous m’aimez…

Les pleurs n’abîmaient pas son adorable figure.