Le chagrin, au contraire, la parait d’une beauté nouvelle, plus grave et plus émouvante. Elle acheva ingénument :
– Alors, si vous m’aimez, pourquoi me repoussez-vous ? Quand on aime on ne repousse pas celle qu’on aime… Et vous m’aimez…
La jolie bouche suppliait. Philippe en observait le mouvement voluptueux. On eût dit que les deux lèvres étaient heureuses de prononcer des mots d’amour, et qu’elles n’en pouvaient prononcer d’autres.
Il détourna les yeux afin d’échapper au vertige, et, maître de lui, assurant sa voix pour qu’elle n’en perçût pas le frémissement, il dit :
– C’est justement parce que je vous aime, Suzanne, que je vous repousse… parce que je vous aime trop…
Phrase de rupture qu’elle sentit irréparable. Elle ne protesta point. C’était fini. Et elle le savait de façon si profonde que, un moment plus tard, comme Philippe ouvrait la porte et se disposait à partir, elle ne leva même pas la tête.
Il ne partit point, cependant, craignant de l’outrager. Il s’assit. Une petite table seulement les séparait. Mais comme il était loin d’elle ! Et comme cela devait la surprendre que tous les artifices féminins, sa coquetterie, l’appât de ses lèvres, fussent impuissants à soumettre la volonté de cet homme qui l’aimait !
L’horloge sonna dix coups. Quand Morestal et Jorancé arrivèrent, ils n’avaient pas échangé la moindre parole.
– Nous sommes prêts, Philippe ? s’écria Morestal, tu as fait tes adieux à Suzanne ?
Elle répondit :
– Oui, nos adieux sont faits.
– Eh bien, voici les miens, dit-il en embrassant la jeune fille. Jorancé, il est entendu que tu nous accompagnes.
– Jusqu’à la Butte-aux-Loups.
– Si tu vas jusqu’à la Butte, dit Suzanne à son père, tu peux aussi bien aller jusqu’au Vieux-Moulin et revenir par la grande route.
– Ça c’est vrai. Mais toi, Suzanne, tu restes ?
Elle décida de les conduire au-delà de Saint-Élophe et rapidement elle s’enveloppa d’une écharpe de soie.
– Me voici, dit-elle.
Ils s’en furent tous les quatre par les rues endormies de la petite ville, et, dès les premiers pas, Morestal se hâta de commenter sa rencontre avec le capitaine Daspry. Un homme très intelligent, ce capitaine, et qui avait fort bien saisi l’importance du Vieux-Moulin comme « blockhaus », selon son expression, mais qui, à un autre point de vue, avait quelque peu choqué les opinions de Morestal sur le rôle de l’officier français vis-à-vis de ses inférieurs.
– Imagine-toi, Philippe, qu’il se refuse à punir les soldats que je lui ai signalés… tu sais, les pillards dont Saboureux se plaignait ?… Eh bien, il se refuse à les punir… même le chef de la bande, un nommé Duvauchel, un sans-patrie, dit-on, qui se fait gloire de ses idées. Comprends-tu cela ? le chenapan s’en tire avec une amende de dix francs, des excuses, la promesse de ne pas récidiver et un sermon de son capitaine ! Et Mossieu Daspry prétend que, par la douceur et la patience, il arrive à faire, de Duvauchel et de ses semblables, les meilleurs de ses soldats ! La bonne blague ! Comme si on mâtait ces bougres-là autrement que par la discipline Un tas de vauriens qui passeraient la frontière au premier coup de feu.
Instinctivement, Philippe avait ralenti le pas. Suzanne marchait auprès de lui, et, de place en place, à la clarté d’une lampe électrique, il apercevait l’auréole de ses cheveux blonds et sa belle silhouette que drapait l’écharpe de soie.
Il se sentait plein de mansuétude envers elle, maintenant qu’il ne la craignait plus, et il fut tenté de lui dire de bonnes paroles, ainsi qu’à une petite sœur que l’on chérit. Mais le silence était plus doux encore, et il ne voulut pas en rompre le charme.
On dépassa les dernières maisons. La rue se continua en route blanche, bordée de hauts peupliers. Et ils entendaient par bribes les discours de Morestal.
– Ah ! capitaine Daspry, l’indulgence, les relations cordiales entre supérieurs et inférieurs, la caserne considérée comme une école de fraternité, et les chefs comme des éducateurs, c’est très joli, tout cela, mais savez-vous ce que vous nous préparez avec un pareil système ? Une armée de déserteurs et de renégats…
Suzanne dit à voix basse :
– Puis-je vous donner le bras, Philippe ?
Il s’empressa aussitôt, heureux de lui faire plaisir. Et il éprouvait d’ailleurs un grand bien-être à voir qu’elle s’inclinait contre lui avec la confiance d’une amie. Ils allaient se séparer, et rien ne ternirait le pur souvenir de ce jour. Impression réconfortante, qui n’était point cependant sans lui causer quelque tristesse. Le devoir accompli laisse toujours un goût d’amertume. L’ivresse du sacrifice ne vous exalte plus, et l’on comprend ce qu’on a refusé.
Dans la nuit chaude, parmi toutes les odeurs que la brise agitait, le parfum de Suzanne monta jusqu’à lui. Il le respira longuement, et pensa que nul parfum ne l’avait jamais ému.
– Adieu, dit-il en lui-même, adieu, petite fille, adieu ce qui fut mon amour.
Et, durant ces dernières minutes, comme une grâce suprême qu’il accordait à ses désirs impossibles et à ses rêves défendus, il s’abandonna aux délices de cet amour, éclos mystérieusement dans les régions ignorées de son âme.
– Adieu, dit Suzanne à son tour, adieu, Philippe.
– Vous nous quittez ?
– Oui, sans quoi, mon père reviendrait avec moi, et je ne veux personne… personne…
D’ailleurs, Jorancé et Morestal s’étaient arrêtés près d’un banc, au croisement de deux sentiers, dont le plus large, celui de gauche, montait vers la frontière. On appelait l’endroit « le carrefour du Grand-Chêne ».
Morestal embrassa de nouveau la jeune fille.
– À bientôt, ma bonne Suzanne, et n’oublie pas que je suis témoin à ton mariage.
Il fit sonner sa montre.
– Eh ! eh ! dix heures et quart, Philippe… Il est vrai que rien ne nous presse… Ta mère et Marthe doivent dormir. N’importe, activons…
– Écoutez, père, si cela vous est égal, je préfère prendre le chemin le plus direct… Le sentier de la Butte-aux-Loups rallonge, et je suis un peu fatigué.
Au fond, comme Suzanne, Philippe voulait rentrer seul, pour que rien ne troublât le charme mélancolique de sa rêverie. Les discours du vieux Morestal l’effrayaient.
– À ta guise, mon garçon, s’écria celui-ci, mais surtout ne mets pas le verrou ni la chaîne à la porte du vestibule.
Jorancé fit les mêmes recommandations à Suzanne, et tous deux s’éloignèrent.
– Adieu, Philippe, répéta la jeune fille.
Il s’était déjà engagé sur le sentier de droite.
– Adieu, Suzanne, dit-il.
– Votre main, Philippe.
Pour que sa main atteignît celle de Suzanne, il lui fallait retourner de deux ou trois pas en arrière. Il hésita. Mais elle s’était avancée, et, très doucement, elle l’attirait au bas du sentier.
– Philippe, nous ne devons pas nous quitter ainsi… C’est trop triste ! Revenons ensemble jusqu’à Saint-Élophe… jusqu’à la maison… je vous en prie…
– Non, fit-il brusquement.
– Ah ! gémit-elle, je demandais cela pour rester plus longtemps avec vous… C’est si triste ! Mais vous avez raison.
1 comment