Il savait maintenant le piège des adieux entre ceux qui s’aiment, combien ils nous amollissent et nous désarment. Il ne voulait pas de ces compromis et de ces équivoques. La tentation, même si l’on y résiste, est déjà une faute.

Le repas terminé, il se leva et passa dans sa chambre où Marthe le rejoignit. Il apprit par elle que la chambre de Suzanne était au même étage. Plus tard, il entendit monter la jeune fille. Mais il savait que rien ne le ferait plus déchoir. Une fois seul, il ouvrit sa fenêtre, demeura longtemps à contempler la forme indistincte des arbres, puis se coucha.

Le matin, ce fut Marthe qui lui apporta son courrier. Aussitôt Philippe discerna sur une enveloppe l’écriture d’un de ses amis.

– Bon ! prononça-t-il, s’empressant de saisir le prétexte, une lettre de Pierre Belun. Pourvu qu’il ne me rappelle pas !…

Il décacheta et dit, après avoir lu :

– Justement ce que je craignais ! Je vais être obligé de partir.

– Pas avant ce soir, mon garçon.

C’était le vieux Morestal qui survenait avec un pli décacheté.

– Qu’y a-t-il, père ?

– Nous sommes convoqués d’urgence par le préfet des Vosges à la mairie de Saint-Élophe.

– Moi aussi ?

– Toi aussi. On veut vérifier certains points de ta déposition.

– Alors, on recommence ?

– Oui. C’est une nouvelle enquête. Il paraît que les choses se compliquent.

– Que dis-tu ?

– Je dis ce que disent les journaux de ce matin. D’après les dernières dépêches, l’Allemagne n’a pas l’intention de relâcher Jorancé. En outre, il y a eu des manifestations à Paris. Berlin se remue également. La presse chauvine parle avec arrogance. Bref…

– Bref ?

– Eh bien, cela prend très mauvaise tournure.

Philippe sursauta. Il s’approcha de son père, et soudain furieux :

– Hein ! Qui donc avait raison ? Tu vois… tu vois tout ce qui arrive ! Si tu m’avais écouté…

– Si je t’avais écouté ?… scanda Morestal, aussitôt prêt à la querelle.

Mais Philippe se contint. Marthe dit des mots au hasard. Et tous trois se turent.

Et puis, à quoi servaient les paroles ? L’orage avait passé au-dessus de leurs têtes et grondait sur la France. Désormais impuissants, ils en devaient subir les contre-coups et entendre les échos lointains sans pouvoir influer sur les éléments formidables déchaînés en cette nuit du lundi au mardi.

CHAPITRE V
 

La thèse allemande était simple : l’arrestation avait eu lieu en Allemagne. Du moins, c’est ce qu’affirmaient les journaux dont Philippe et son père lurent les extraits dans la Gazette de Bœrsweilen. Ne fallait-il pas prévoir que ce serait la thèse adoptée, si elle ne l’était déjà, par le gouvernement impérial ?

À Bœrsweilen, la Gazette n’en faisait pas mystère, on était catégorique. Après un silence de vingt-quatre heures, les autorités, se fondant sur les explications données la veille par Weisslicht, au cours d’une enquête à laquelle assistaient plusieurs fonctionnaires désignés, les autorités déclaraient hautement que tout s’était passé dans les règles et qu’il n’y avait pas à revenir sur le fait accompli. Le commissaire spécial Jorancé et le conseiller Morestal, pris en flagrant délit dans une affaire de désertion, seraient déférés devant les tribunaux allemands, et leur cas serait jugé selon les lois allemandes. D’ailleurs, ajoutait-on, il y avait contre eux d’autres charges.

Du sieur Dourlowski, il n’était pas question. On l’ignorait.

– Mais tout est là ! s’écria Morestal, après avoir reçu le préfet des Vosges à la mairie de Saint-Élophe et commenté avec lui et le juge d’instruction la thèse allemande, tout est là, monsieur le préfet. Même juste, que vaut leur thèse, si l’on prouve que nous avons été attirés dans un guet-apens par Weisslicht, et que la désertion de Baufeld a été combinée par des agents subalternes ? Or, cette preuve, c’est Dourlowski.

La disparition du colporteur l’indignait. Mais il ajouta :

– Heureusement, nous avons le témoignage de maître Saboureux.

– Nous l’avions hier, dit le juge d’instruction, nous ne l’avons plus.

– Comment cela ?

– Hier, mercredi, interrogé par moi, maître Saboureux affirmait la rencontre de Weisslicht et de Dourlowski. Certaines de ses paroles me firent même soupçonner qu’il avait surpris les préparatifs de l’agression et qu’il en avait été le témoin invisible… et précieux, n’est-il pas vrai ? Ce matin, jeudi, il se rétracte, il n’est pas sûr d’avoir reconnu Weisslicht, et, la nuit, il dormait… il n’a rien entendu… pas même les coups de fusil… Or, il habite à cinq cents mètres !

– C’est inouï ! Pourquoi cette reculade ?

– Je ne saurais dire, prononça le juge… Cependant, j’ai vu dans sa poche un numéro de la Gazette de Bœrsweilen… Les choses ont changé depuis hier… et Saboureux a réfléchi…

– Vous croyez ? La peur de la guerre ?

– Oui, la peur des représailles.