Il est le quatorzième enfant d’une famille aristocratique appartenant à la caste privilégiée des brahmanes, qui se vouait au renouveau spirituel du Bengale. Rebelle aux études classiques, éduqué surtout par son père, il fait cependant un séjour en Angleterre, de 1878 à 1880, sous prétexte d’apprendre le droit. Il publie un récit de ce voyage dans un journal fondé par deux de ses frères et commence à écrire des poèmes et des drames musicaux.

En 1883, il publie Chants de l’aurore, épouse une fillette de dix ans, qui appartient à sa caste, et son père l’envoie gérer le bien familial de Santiniketan, à cent cinquante kilomètres de Calcutta. Non seulement il s’acquitte admirablement de sa tâche, mais encore, frappé par la misère des paysans, il décide de se consacrer à l’éducation de ses compatriotes déshérités et fonde une école qui deviendra une institution au renom international et qui prendra, en 1922, le nom d’Université de la Fraternité mondiale.

En 1904, il publie un essai politique en faveur de l’indépendance de l’Inde. Puis c’est L’Offrande lyrique, qu’André Gide traduira en français. Devenu célèbre, Tagore voyage sans trêve à travers le monde, pour diffuser son idéal de tolérance. En 1913, il reçoit le prix Nobel de littérature. En 1921, il fonde l’université internationale de Visva Bharati, à Santiniketan.

Rabindranath Tagore meurt à Santiniketan en 1941. Ses idées auront eu une grande influence sur Gandhi et Nehru. Son travail d’éducateur lui vaudra le respect et l’admiration universels. Son œuvre se compose de très nombreux romans, contes, poèmes, pièces de théâtre, et de quelque deux mille tableaux.

Les poèmes réunis dans ce volume sont extraits de recueils composés durant la période qui s’étend entre 1884 et 1922. À La Fugitive sont jointes les traductions faites par Tagore des poèmes de Kabir, le mystique indien du XVe siècle.

LA FUGITIVE

Avertissement du traducteur

Les poèmes qu’on va lire furent primitivement écrits en bengali. L’auteur les a lui-même traduits en anglais, la seule langue européenne qu’il connût, et c’est lors de son récent séjour à Paris qu’il voulut bien me confier la traduction française.

Quelles images, quelles expressions rendraient la noblesse de cette figure de prophète, l’atmosphère à la fois mystérieuse et sereine dont elle est baignée ? D’une voix juste, musicale, Tagore psalmodiait plutôt qu’il ne chantait, sur des rythmes composés par lui, ses poèmes hindous métrés et rimés comme la prosodie occidentale…

Il eut la grâce de m’en envoyer un certain nombre qui ne figurent pas dans le recueil paru en Angleterre. De mon côté, pour des raisons de dilection, je ne pris pas dans son entier l’ouvrage anglais : en sorte que les lecteurs de celui-ci relisant en français La Fugitive, y verront des dissemblances même quant au fond.

Pour la forme, je me suis mains attachée à rendre le mot à mot précis qu’à retrouver la fraîcheur de sentiment, la balsamique senteur d’Asie un moment respirée, quand j’écoutais Tagore au fil des strophes dont je ne saisissais que l’expressive mélodie.

Si le traducteur ne se sert point des mots qui cheminent pas à pas c’est que l’idée, à ce moment, est ailée. Des deux fidélités, celle qui suit la pensée comme une esclave entravée et celle qui l’accompagne avec d’autant plus d’amour et de piété qu’elle est libre, j’ai cru pouvoir préférer la dernière.

L’Écho des Harmonies

I

Vous glissez dans l’ombre, ô Fugitive dont l’immatérielle présence laisse derrière elle un sillage lumineux !

Votre cœur est-il perdu pour l’Amant qui vous appelle à travers d’infinies solitudes ? Est-ce la rapidité de votre fuite qui répand ainsi sur vos épaules le désordre orageux de vos tresses ?

Vos pieds, en baisant la poussière de ce monde, y laissent une empreinte de douceur ; vous arrachez du fond des abîmes de la mort toute vie et tout épanouissement, et si quelque lassitude vous arrêtait soudain, l’univers cesserait d’exister.

Le rythme de ces pas invisibles m’émeut !… Le psaume des flots écoulés vibre en moi ! Vous m’entraînez de monde en monde, d’apparence en apparence, et j’apprends des joies, des douleurs et des chants.

La marée est haute ; le vent souffle ; la barque danse comme le désir même de mon âme…

J’abandonnerai sur la rive mon trésor et je voyagerai par des nuits insondables jusqu’aux immortelles clartés !

II

La finissante journée s’embuait. Une première étoile parut, indécise, aux confins des mornes solitudes du ciel.

Je me retournai pour contempler derrière moi la route tracée, songeant comme tout au long des jours elle n’avait servi que pour un voyage unique et pour n’être plus jamais parcourue de nouveau…

L’histoire de ma venue ici-bas gît-elle donc ainsi, muette, dans cette traînée de sable ? Va-t-elle de la colline matinale jusqu’à l’insondable nuit ?

Assis à l’écart, je songe encore. La route parcourue est peut-être semblable à une harpe ; peut-être attend-elle pour chanter ce qui fut, les doigts divins du Maître et l’ombre plus dense du crépuscule.

III

D’où vient ton inquiétude, Bien-Aimée ? Laisse mon cœur toucher le tien et que sous mes baisers s’efface ta douleur muette.

Des mystères de la nuit nous est venue cette heure, afin que l’amour s’y crée un monde nouveau entre les portes closes, à la lueur de cette lampe unique.

Nous n’avons pour toute mélodie qu’un roseau sur lequel nos lèvres se poseront tour à tour ; pour couronne nous n’avons qu’une guirlande dont je parerai mon front après en avoir paré le tien.

Arrachant de ma poitrine ce voile, je préparerai sur le sol notre couche ; l’unisson des caresses et un sommeil de délices empliront notre univers étroit et sans bornes.

IV

J’ai mis une robe nouvelle aujourd’hui, parce que mon corps voudrait chanter.

Ce n’est pas assez de m’être à jamais donnée ; du fond de mon amour il me faut créer de nouveaux dons chaque matin. Et ne lui paraîtrai-je pas une offrande nouvelle, vêtue de cette nouvelle robe ?

Pareille au ciel vespéral mon âme se colore d’une allégresse infinie, voilà pourquoi je changerai mes voiles afin qu’ils soient tantôt du vert de la jeune herbe fraîche tantôt nuancés comme un champ de riz en hiver.

Aujourd’hui ma robe ressemble à l’azur pluvieux. Elle prête à mes membres la teinte de l’illimité, le reflet des collines d’outre-mer. Elle porte dans ses plis la joie des nuages d’été qui voyagent à travers le ciel.

V

À toi je me suis entièrement donnée. Je n’ai conservé qu’un simple voile de réserve.

Il est si mince que tu souris en secret et que j’en ressens un peu de honte.

Les souffles printaniers le déplacent ; le trouble même de mon cœur en remue les plis comme une vague remue son écume.

Ne me blâme pas, mon amour, de m’être cachée sous les brumes de ce voile.

Ma réserve n’est pas une feinte, c’est la tige frêle qui porte la fleur de ma dévotion pour devant toi s’incliner avec des grâces réticentes.

VI

Ne te soucie pas de son cœur, mon cœur ; abandonne-le dans l’obscurité. Qu’est-ce donc, si ses perfections ne viennent que de son seul visage ? Laisse-moi m’enivrer du simple éclat de ses yeux !

Je ne veux pas savoir si c’est une maille illusoire dont ses bras m’ont enlacé, car la maille elle-même est exquise et rare. Et du désenchantement ne peut-on sourire pour l’oublier ?

Ne te soucie pas de son cœur, mon cœur. Demeure satisfait si la musique est sincère malgré que les mots soient mensongers.

Jouis de ses grâces lorsqu’elles ondoient comme un nymphéa sur une miroitante et décevante surface, et quelle que soit la chose qui dort au fond de l’eau !

VII

Dans une heure d’inconscience je suis venu. Mais toi, lève les yeux et laisse-moi deviner si des fantômes s’y attardent encore, semblables à ces nuées qui musent au zénith. Et puisque je suis là, tolère ma présence.

Les roses du jardin boutonnent déjà ; elles ignorent que nous négligerons de les cueillir lorsqu’elles seront fleuries… L’étoile du matin palpite ; une lueur se mêle aux rameaux dont s’ombrage ta fenêtre, comme en des jours passés.

Mais que ces jours soient passés je l’oublie durant une heure.

J’oublie si jamais tu m’as humilié en te détournant lorsque je t’ouvrais mon âme. Il ne me souvient que des mots arrêtés sur tes lèvres tremblantes, et d’avoir vu dans ton regard glisser les ombres de la passion.

J’oublie que tu as oublié ! me voici.

VIII

Ô que je sois pourvu d’un secret – tel dans un nuage d’été la pluie non répandue – un secret enveloppé de silence avec lequel je pourrais flâner !

Ô que j’aie quelqu’un à qui murmurer des paroles d’amour, là-bas où les ondes paresseuses s’étirent sous les arbres ensommeillés !

Cette heure semble attendre un avènement, et vous me demandez la cause de mes larmes. Je ne puis vous la dire – c’est le secret qui ne m’est pas encore révélé.

IX

Il me souvient du jour.

La lourde pluie fait trêve un instant, puis tombe à nouveau, serrée et capricieuse et comme violentée par de brusques haleines.

J’ai pris ma harpe. Sans hâte, j’en frôle les cordes jusqu’à ce que la musique inconsciente ait épousé de cette tempête les cadences folles.

Elle a quitté son ouvrage ; elle s’est arrêtée à ma porte ; elle repart d’un pas mal assuré. Elle est revenue, et contre le mur appuyée elle attend ; enfin, lentement, elle est entrée et s’est assise.

Tête basse elle coud sans parler ; mais bientôt elle laisse là son aiguille et regarde par la fenêtre, à travers la ligne brouillée des arbres.

Cela seulement : une heure de crépuscule pluvieux ; de l’ombre ; un chant… Du silence.

X

Mes chants sont des abeilles qui suivent ton sillage embaumé ; autour de tes grâces craintives elles bourdonnent et sont avides d’un butin secret.

Quand la fleur du matin s’incline accablée, quand les torpeurs de midi descendent sur la forêt muette, mes chants reviennent avec des ailes plus languides – des ailes poudrées d’or !

XI

Que faisiez-vous de vos chansons, mon oiseau, lorsque vous vous blottissiez dans ce nid tiède ? N’y trouviez-vous pas une joie complète ? Quelle nostalgie vous fait donc exhaler votre âme dans l’infini du ciel ?

— Mon bonheur restait sans voix dans les tiédeurs du nid ; dans l’infini du ciel j’ai découvert que je savais chanter.

XII

Parce que l’air s’attendrit du parfum des Bakulas, et que les rayons de la lune s’épandent sur les branches comme s’ils tombaient d’une coupe renversée par des dieux ivres, vous cherchez en vain quelque prétexte pour rappeler celui qui partit les yeux noyés de larmes.

Cette nuit-là aussi prodiguait ses fleurs ; les ombres restaient immobiles sur le gazon, les rayons de la lune semblaient attendre qu’un mot de douceur sortit de vos lèvres.