La grande Bretèche

HONORÉ DE BALZAC

LA COMÉDIE HUMAINE

ÉTUDES DE MŒURS

SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE

LA GRANDE BRETÈCHE

(FIN DE AUTRE ÉTUDE DE FEMME)

― Ah ! madame, répliqua le docteur, j’ai des histoires terribles dans mon répertoire ; mais chaque récit a son heure dans une conversation, selon ce joli mot rapporté par Chamfort et dit au duc de Fronsac : ― Il y a dix bouteilles de vin de Champagne entre ta saillie et le moment où nous sommes.

― Mais il est deux heures du matin, et l’histoire de Rosine nous a préparées, dit la maîtresse de la maison.

― Dites, monsieur Bianchon !... demanda-t-on de tous côtés.

À un geste du complaisant docteur, le silence régna.

― À une centaine de pas environ de Vendôme, sur les bords du Loir, dit-il, il se trouve une vieille maison brune, surmontée de toits très-élevés, et si complétement isolée qu’il n’existe à l’entour ni tannerie puante ni méchante auberge, comme vous en voyez aux abords de presque toutes les petites villes. Devant ce logis est un jardin donnant sur la rivière, et où les buis, autrefois ras qui dessinaient les allées, croissent maintenant à leur fantaisie. Quelques saules, nés dans le Loir, ont rapidement poussé comme la haie de clôture, et cachent à demi la maison. Les plantes que nous appelons mauvaises décorent de leur belle végétation le talus de la rive. Les arbres fruitiers, négligés depuis dix ans, ne produisent plus de récolte, et leurs rejetons forment des taillis. Les espaliers ressemblent à des charmilles. Les sentiers, sablés jadis, sont remplis de pourpier ; mais, à vrai dire, il n’y a plus trace de sentier. Du haut de la montagne sur laquelle pendent les ruines du vieux château des ducs de Vendôme, le seul endroit d’où l’œil puisse plonger sur cet enclos, on se dit que, dans un temps qu’il est difficile de déterminer ce coin de terre fit les délices de quelque gentilhomme occupé de roses, de tulipiers, d’horticulture en un mot, mais surtout gourmand de bons fruits. On aperçoit une tonnelle, ou plutôt les débris d’une tonnelle sous laquelle est encore une table que le temps n’a pas entièrement dévorée. À l’aspect de ce jardin qui n’est plus, les joies négatives de la vie paisible dont on jouit en province se devinent, comme on devine l’existence d’un bon négociant en lisant l’épitaphe de sa tombe. Pour compléter les idées tristes et douces qui saisissent l’âme, un des murs offre un cadran solaire orné de cette inscription bourgeoisement chrétienne : ULTIMAM COGITA ! Les toits de cette maison sont horriblement dégradés, les persiennes sont toujours closes, les balcons sont couverts de nids d’hirondelles, les portes restent constamment fermées. De hautes herbes ont dessiné par des lignes vertes les fentes des perrons, les ferrures sont rouillées. La lune, le soleil, l’hiver, l’été, la neige ont creusé les bois, gauchi les planches, rongé les peintures. Le morne silence qui règne là n’est troublé que par les oiseaux, les chats, les fouines, les rats et les souris libres de trotter, de se battre, de se manger. Une invisible main a partout écrit le mot : Mystère. Si, poussé par la curiosité, vous alliez voir cette maison du côté de la rue, vous apercevriez une grande porte de forme ronde par le haut, et à laquelle les enfants du pays ont fait des trous nombreux. J’ai appris plus tard que cette porte était condamnée depuis dix ans. Par ces brèches irrégulières, vous pourriez observer la parfaite harmonie qui existe entre la façade du jardin et la façade de la cour. Le même désordre y règne. Des bouquets d’herbes encadrent les pavés. D’énormes lézardes sillonnent les murs, dont les crêtes noircies sont enlacées par les mille festons de la pariétaire. Les marches du perron sont disloquées, la corde de la cloche est pourrie, les gouttières sont brisées. Quel feu tombé du ciel a passé par là ? Quel tribunal a ordonné de semer du sel sur ce logis ? ― Y a-t-on insulté Dieu ? Y a-t-on trahi la France ? Voilà ce qu’on se demande. Les reptiles y rampent sans vous répondre. Cette maison, vide et déserte, est une immense énigme dont le mot n’est connu de personne. Elle était autrefois un petit fief, et porte le nom de la Grande-Bretèche. Pendant le temps de son séjour à Vendôme, où Desplein m’avait laissé pour soigner une riche malade, la vue de ce singulier logis devint un de mes plaisirs les plus vifs. N’était-ce pas mieux qu’une ruine ? À une ruine se rattachent quelques souvenirs d’une irréfragable authenticité ; mais cette habitation encore debout, quoique lentement démolie par une main vengeresse, renfermait un secret, une pensée inconnue ; elle trahissait un caprice tout au moins. Plus d’une fois, le soir, je me fis aborder à la haie devenue sauvage qui protégeait cet enclos.