Eh
bien, je vais laisser mon bateau ici et aller voir si je peux
trouver un logement dans quelqu'une de ces maisonnettes grises, sur
la pente de la côte. Qu'est-ce que ce grand feu qui flambe par
là-bas ?
– C'est chez un de nos voisins qui a servi
contre les Français : Il se réjouit parce que la paix a été
conclue.
– Ah ! vous avez un voisin qui a
servi ! J'en suis content, car de mon côté j'ai fait un peu la
guerre ici et là.
Il n'avait point l'air content, car il avait
froncé ses sourcils très bas sur ses yeux perçants.
– Vous êtes Français, n'est-ce pas ?
demandai-je pendant que nous descendions ensemble.
Il tenait à la main sa sacoche noire et avait
jeté sur son épaule son grand manteau bleu.
– Ah ! je suis Alsacien, dit-il, et vous
savez que les Alsaciens sont plus Allemands que Français. Pour moi,
j'ai été dans tant de pays que je me trouve chez moi n'importe où.
J'ai été grand voyageur. Et où pensez-vous que je pourrais trouver
un logement ?
Il me serait bien difficile de dire,
maintenant, en jetant les yeux par-dessus ce grand intervalle de
trente-cinq ans qui s'est écoulé depuis lors, quelle impression
avait faite sur moi ce singulier personnage.
Il m'avait inspiré, je crois, de la défiance,
et pourtant il exerçait sur moi de la fascination.
Il y avait, en effet, dans son port, dans son
air, dans toutes ses façons de s'exprimer, je ne sais quoi qui
différait entièrement de tout ce que j'avais vu jusqu'alors.
Jim Horscroft était un bel homme, et le Major
Elliott un homme brave, mais il manquait à tous deux quelque chose
que possédait cet inconnu : c'était ce coup d'œil alerte et
vif, cet éclat des yeux, cette distinction indéfinissable à
décrire.
Puis, nous l'avions sauvé alors qu'il gisait,
respirant à peine, sur les galets, et on a toujours le cœur tendre
envers un homme à qui l’on a rendu service.
– Si vous voulez venir avec moi, dis-je, je
suis à peu près sûr de vous trouver un lit pour une nuit ou deux.
Pendant ce temps-là, vous serez mieux en mesure de faire vos
arrangements.
Il ôta son chapeau et s'inclina avec toute la
grâce imaginable. Mais Jim Horscroft me tira par la manche, et
m'entraîna à l'écart.
– Vous êtes fou, Jock, me dit-il tout bas. Cet
individu n'est qu'un aventurier ordinaire. Qu'est-ce qui vous prend
de vouloir vous mêler de ses affaires ?
Mais j'étais l'être le plus obstiné qu'ait
jamais chaussé une paire de bottes, et la plus sûre façon de me
faire aller en avant, c'était de me tirer en arrière.
– C'est un étranger, dis-je, et notre devoir
est de veiller sur lui, dis-je.
– Vous en serez fâché, dit-il.
– Cela se peut.
– Si cela ne vous fait rien, au moins vous
pourriez penser à votre cousine Edie.
– Edie est parfaitement capable de se garder
elle-même.
– Eh bien alors, que le diable vous emporte,
et faites comme il vous plaira ! s'écria-t-il en un de ses
brusques accès de colère.
Et sans ajouter un mot, pour prendre congé de
l'un ou de l'autre de nous, il fit demi-tour, et partit par le
sentier qui montait du côté de la maison de son père.
Bonaventure de Lapp me regarda en souriant,
pendant que nous descendions ensemble.
– Je crois bien que je ne lui ai guère plu,
dit-il. Je vois très bien qu'il vous a cherché querelle parce que
vous m'emmenez chez vous. Qu'est-ce qu'il pense de moi ?
Est-ce qu'il se figure par hasard que j'ai volé l'or que j'ai dans
ma sacoche, ou bien, qu'est-ce qu'il craint ?
– Peuh ! dis-je, je n'en sais rien et
cela m'est égal. Pas un étranger ne passera notre porte sans avoir
du pain et un lit.
Chapitre 6
UN AIGLE SANS ASILE
Mon père me parut être presque de l'avis de
Jim Horscroft, car il ne montra pas un empressement extrême à
l'égard de ce nouvel hôte ; il le toisa du haut en bas d'un
air très interrogateur.
Il lui servit cependant une assiette de
harengs au vinaigre, et je remarquai qu'il lui jeta un regard
encore plus de travers en voyant mon compagnon en manger neuf.
Notre ration se réduisait toujours à deux. Lorsque Bonaventure de
Lapp eut fini, ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes, car je crois bien
que pendant ces trois jours, il n'avait pas plus dormi qu'il
n'avait mangé.
C'était une bien pauvre chambre que celle où
je le conduisis, mais il se jeta sur le lit, s'enveloppa de son
grand manteau et s'endormit aussitôt.
Il avait un ronflement puissant et sonore, et
comme ma chambre était contiguë à la sienne, j'eus lieu de me
rappeler que nous avions un hôte sous notre toit.
Le lendemain matin, quand je descendis, je
m'aperçus qu'il m'avait devancé, car il était assis en face de mon
père à la table de l'embrasure de la fenêtre, dans la cuisine,
leurs têtes se touchant presque, et il y avait entre eux un petit
rouleau de pièces d'or.
À mon entrée, mon père leva sur moi des yeux
où je vis un éclair d'avidité que je n'y avais jamais remarqué
jusqu'alors.
Il empoigna l'argent d'un mouvement d'avare,
et l'empocha aussitôt.
– Très bien, monsieur, la chambre est à vous,
et vous paierez toujours d'avance le trois du mois.
– Ah ! voici mon premier ami, s'écria de
Lapp en me tendant la main et m'adressant un sourire assez
bienveillant, sans doute, mais où il y avait cette nuance d'air
protecteur qu'on a quand on sourit à son chien.
« Me voilà tout à fait remis à présent,
grâce à mon excellent souper et au repos d'une bonne nuit,
reprit-il. Ah ! c'est la faim qui ôte à l'homme toute énergie.
Cela d'abord, le froid ensuite.
– Oui, c'est vrai, dit mon père, je me suis
trouvé sur la lande dans une tempête de neige pendant trente-six
heures, et je sais ce que c'est.
– J'ai vu jadis mourir de faim trois mille
hommes, dit de Lapp en approchant ses mains du feu. De jour en jour
ils maigrissaient et devenaient plus semblables à des singes, et
ils venaient presque sur les bords des pontons où nous les
gardions ; ils hurlaient de rage et de douleur.
« Les premiers jours, leurs hurlements
s'entendaient dans toute la ville, mais au bout d'une semaine, nos
sentinelles de la rive les entendaient à peine, tant ils s'étaient
affaiblis.
– Et ils moururent ? m'écriai-je.
– Ils résistèrent pendant très longtemps.
C'étaient des grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, de
grands beaux hommes, aussi gros que votre ami d'hier. Mais quand la
ville se rendit, il n'en restait plus que quatre cent, et un homme
pouvait en soulever trois à la fois, comme si c'étaient de petits
singes. Cela faisait pitié. Ah ! mon ami, voudrez-vous me
présenter à Madame et à Mademoiselle ?
C’étaient ma mère et Edie, qui venaient
d'entrer dans la cuisine.
Il ne les avait pas vues la veille, mais cette
fois-ci, j'eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux, car
au lieu de leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête à
la mode écossaise, il courba son dos comme une truite qui va
sauter, il avança le pied par une glissade et mit la main sur son
cœur de l'air le plus drôle.
Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu'il
se moquait d'elle, mais Edie se montra aussitôt enchantée.
On eût dit que c'était un jeu pour elle, et
elle se mit à faire une révérence, mais une révérence si profonde,
que je la crus un instant sur le point de tomber et de s'asseoir
bel et bien au milieu de la cuisine.
Mais non, elle se redressa aussi légèrement
qu'un rembourrage qui fait ressort.
Nous approchâmes tous nos chaises et l'on fit
honneur aux galettes servies avec le lait et la bouillie.
Il avait une merveilleuse manière de se
conduire avec les femmes, ce gaillard-là.
Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avions
fait comme lui, nous aurions eu l'air de faire les imbéciles, et
les filles nous auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, cela
allait si bien avec son genre de physionomie et de langage qu’on en
venait enfin à trouver cela tout naturel.
En effet, quand il s'adressait à ma mère, ou à
la cousine Edie – et pour cela il ne se faisait jamais prier – il
ne le faisait jamais sans s'être incliné, sans prendre un air à
faire croire qu'elles lui faisaient grand honneur rien qu'en
écoutant ce qu'il avait à dire ; et lorsqu'elles répondaient,
on eût cru, à voir sa physionomie, que leurs paroles étaient
précieuses et dignes d'être conservées à tout jamais.
Et pourtant, même quand il s’abaissait devant
les femmes, il gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi de
fier comme pour donner à entendre que c'était pour elles seules
qu'il se faisait aussi doux, mais qu'à l'occasion, il savait faire
preuve d’assez de raideur.
Pour ma mère, c'était merveille de voir
combien elle s'adoucit à son égard. En une demi-heure, elle le mit
au fait de toutes nos affaires, lui parla de son oncle à elle, qui
était chirurgien à Carlisle, et le plus grand personnage de la
famille, de son côté.
Elle lui raconta la mort de mon frère Rob,
événement que je ne l'avais jamais entendu dire à âme qui vive – et
alors on eût cru que de Lapp allait verser des larmes à cette
occasion – lui qui venait justement de nous dire, qu'il avait vu
trois mille hommes mourir de faim.
Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup,
mais elle lançait incessamment de petits coups d'œil à notre hôte,
et une fois ou deux, il la regarda très fixement.
Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sa
chambre, mon père tira de sa poche huit pièces d'or d'une guinée et
les étala sur là table.
– Qu'est-ce que vous dites de cela,
Marthe ? fit-il.
– Eh bien, c'est que vous aurez vendu deux
béliers noirs, voilà tout.
– Non, c'est un mois de paiement pour la
nourriture et le logement de l'ami de Jock, et il en rentrera
autant toutes les quatre semaines.
Mais, en entendant cela, ma mère hocha la
tête.
– Deux livres par semaine, c'est beaucoup
trop, dit-elle, et ce n'est pas alors que le pauvre gentleman est
dans le malheur que nous devons lui faire payer ce prix pour un peu
de nourriture.
– Ta ! ta ! s'écria mon père, il
peut très bien le faire sans se gêner. Il a une sacoche pleine
d'or. En outre, c'est le prix qu'il a offert lui-même.
– Cet argent-là ne portera pas bonheur,
dit-elle.
– Eh ! Eh ! ma femme, vous aurait-il
mis la tête à l'envers avec ses façons d’étranger ?
– Oui, il serait bon que les maris écossais
eussent quelque peu de ses manières prévenantes, dit-elle.
C'était la première fois de ma vie que je
l'entendis riposter à mon père.
De Lapp ne tarda pas à descendre et me demanda
si je voulais sortir avec lui.
Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sa
poche une petite croix faite en pierres rouges, la chose la plus
charmante que j'eusse encore vue.
– Ce sont des rubis, dit-il, et j'ai eu cela à
Tolède, en Espagne. Il y en avait deux mais j'ai donné l'autre à
une jeune fille de Lithuanie. Je vous prie d'accepter celle-ci en
souvenir de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vous
en ferez faire une épingle de cravate.
Je ne pus faire autrement que de le remercier
de ce présent, qui valait plus que tout ce que j'avais possédé en
ma vie.
– Je pars pour aller compter les agneaux sur
le pâturage d'en haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il de
venir avec moi et de voir un peu le pays.
Il eut un instant d'hésitation, puis il secoua
la tête.
– J'ai, dit-il, quelques lettres à écrire le
plus tôt possible. Je compte passer la matinée chez moi pour
m'acquitter de cette tâche.
Pendant toute la matinée, j'allai et je vins
sur les hauteurs ; et, comme vous le croirez sans peine, je
n'eus l'esprit occupé que de cet étranger que le hasard avait jeté
à notre porte.
Où avait-il appris ces manières, cet air de
commandement, cet éclat hautain et menaçant du regard ?
Et ces aventures, auxquelles il faisait
allusion d'un air si détaché, quelle étonnante existence que celle
où elles avaient trouvé place ?
Il avait été bon pour nous, il avait usé d'un
langage plein d'amabilités et malgré tout je n'arrivais pas à
chasser entièrement la défiance que j'avais éprouvée à son
égard.
Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-il
raison, peut-être avais je eu tort de l'introduire à West Inch.
Quand je rentrai, il avait l'air d'être né et
d'avoir vécu dans la ferme.
Il était assis dans ce vaste fauteuil aux bras
de bois qui occupe le coin de la cheminée, et il avait le chat noir
sur ses genoux.
Il tenait les bras étendus, et d’une main à
l'autre allait un écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisait
un peloton.
La cousine Edie était assise tout près et, en
voyant ses yeux, je m'aperçus qu'elle avait pleuré.
– Eh bien, Edie, lui dis-je, qu'est-ce qui
vous chagrine ?
– Ah ! Mademoiselle a le cœur tendre,
comme toutes les vraies et honnêtes femmes, dit-il. Je n'aurais pas
cru que la chose pût l'émouvoir à ce point. Autrement, je n'en
aurais point parlé. Je contais les souffrances de quelques troupes
qui avaient à traverser pendant l'hiver les montagnes de la
Guadarama, et dont je sais quelque chose. Il est bien étrange de
voir le vent emporter des hommes par-dessus le bord des précipices,
mais le sol était bien glissant, et il n'y avait rien à quoi ils
pussent se retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, et
cela alla mieux de cette façon, mais la main d'un artilleur resta
dans la mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par le
froid depuis trois jours.
Je restais à écouter bouche béante.
« Et les vieux grenadiers, eux aussi,
comme ils n'avaient plus leur ardeur d'autrefois, ils avaient peine
à résister.
1 comment