Et pourtant, s'ils restaient en arrière, les paysans
les prenaient, les clouaient à la porte de leurs granges, les pieds
en haut, et allumaient du feu sous leur tête. C'était pitié de voir
ainsi périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaient
plus avancer, c'était intéressant de voir comment ils s'y
prenaient : ils s'arrêtaient, faisaient leur prière, assis sur
une vieille selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes et
leurs bas et appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puis
ils mettaient leur gros orteil sur la détente, et
pouf ! c'était fini : plus de marches pour ces
beaux vieux grenadiers. Oh ! l'on à eu une rude besogne par
là-bas sur ces montagnes de Guadarama.
– Et quelle armée, était-ce ?
demandai-je.
– Oh ! j'ai été dans tant d'armées que je
m'y embrouille quelquefois. Oui, j'ai beaucoup vu la guerre. À
propos, j'ai vu vos Écossais se battre, et ils font de rudes
fantassins, mais je croyais d'après cela que tout le monde ici
portait des … comment appelez-vous cela… des jupons ?
– Ce sont des Kilts et cela ne se porte que
dans les Highlands.
– Ah ! dans les montagnes. Mais voici
là-bas, dehors, un homme. Peut-être est-ce celui qui se chargerait
de porter mes lettres à la poste, à ce qu'a dit votre père.
– Oui, c'est le garçon du fermier Whitehead.
Voulez-vous que je les lui donne ?
– Oui, il en prendrait plus de soin s'il les
recevait de votre main.
Il les tira de sa poche et me les remit.
Je sortis aussitôt avec ces lettres et chemin
faisant mes regards tombèrent sur l'adresse que portait l’une
d'elles.
Il y avait en très grosse et très belle
écriture :
« À sa Majesté
« Le roi de Suède
« Stockholm »
Je ne savais pas beaucoup de français, assez
toutefois pour comprendre cela.
Quel était donc cette sorte d'aigle qui était
venu se poser dans notre humble petit nid ?
Chapitre 7
LA TOUR DE GARDE DE CORRIEMUIR
Ce serait un ennui pour moi, et aussi, j'en
suis très certain, un ennui pour vous, si j'entreprenais de vous
raconter le menu de notre existence depuis le jour où cet homme
vint sous notre toit, ou de quelle façon il en vint à gagner peu à
peu notre affection à tous.
Avec les femmes, ce ne fut pas une tâche bien
longue, mais il ne tarda pas à dégeler mon père lui-même, chose qui
n'était pas des plus aisées.
Il avait même fait la conquête de Jim
Horscroft aussi bien que la mienne.
À vrai dire, nous n'étions guère, à côté de
lui, que deux grands enfants, car il était allé partout, il avait
tout vu, et quand il avait passé une soirée à jaser, en son anglais
boiteux, il nous avait emportés bien loin de notre simple cuisine,
de notre maisonnette rustique pour nous jeter au milieu des cours,
des camps, des champs de bataille, de toutes les merveilles du
monde.
Horscroft avait d'abord été assez maussade
avec lui, mais de Lapp, par son tact, par l'aisance de ses
manières, l'avait bientôt séduit, avait entièrement conquis son
cœur, si bien que voilà Jim assis, tenant dans sa main, la main de
la cousine Edie, et tous deux perdus dans l'intérêt qu'ils
prenaient à écouter tous les récits qu'il nous faisait.
Je ne vais pas vous conter tout cela, mais
aujourd'hui encore, après un si long intervalle, je pourrais vous
dire comment, d'une semaine, d'un mois à l'autre, par telle ou
telle parole, telle ou telle action, il arriva à nous rendre tels
qu’il voulait.
Un de ses premiers actes fut de donner à mon
père le canot dans lequel il était venu, en ne se réservant que le
droit de le reprendre s'il venait à en avoir besoin.
Les harengs vinrent fort près de la côte cette
année-là, et avant sa mort mon oncle nous avait donné un bel
assortiment de filets, de sorte que ce présent nous rapporta bon
nombre de livres.
Quelquefois, de Lapp s'y embarquait seul, et
je l'ai vu pendant tout un été ramant lentement, s'arrêtant tous
les cinq ou six coups de rame, pour jeter une pierre attachée au
bout d'une corde.
Je ne compris rien à sa conduite jusqu'au jour
où il me l'expliqua de son propre gré.
– J'aime à étudier tout ce qui a du rapport
aux choses de la guerre, dit-il, et je n'en laisse jamais échapper
une occasion. Je me demandais s'il serait difficile à un commandant
de corps d'armée d'opérer un débarquement ici.
– Si le vent ne venait pas de l'Est,
dis-je.
– Oui, s'est bien cela, si le vent ne venait
pas de l'Est. Avez-vous pris des sondages ici ?
– Non.
– Votre ligne de vaisseaux de guerre serait
forcée de se tenir au large, mais il y a ici assez d'eau pour
qu'une frégate de quarante canons puisse approcher jusqu'à portée
de fusil. Bondez vos canots de tirailleurs, déployez-les derrière
ces dunes de sable, puis soutenez-les en en lançant encore
d'autres, lancez des frégates une pluie de mitraille par-dessus
leurs têtes. Cela pourrait se faire ! Cela pourrait se
faire.
Ses moustaches raides comme celles d'un chat
se hérissèrent plus que jamais, et je pus voir à l'éclat de son
regard qu'il était emporté par ses rêves.
– Vous oubliez que nos soldats seraient sur la
plage, dis-je avec indignation.
– Ta ! Ta ! Ta ! s'écria-t-il,
naturellement pour une bataille, il faut être deux. Voyons
maintenant, raisonnons la chose. Combien d'hommes pouvez-vous
mettre en ligne ? Dirons-nous vingt mille, trente mille ?
Quelques régiments de bonnes troupes, le reste ! Peuh !
Des conscrits, des bourgeois armés. Comment appelez-vous ça ?
Des volontaires ?
– Des gens courageux, criai je.
– Oh oui, très braves, mais des imbéciles.
Ah ! mon Dieu ! on ne saurait dire à quel point ils
seraient imbéciles. Non pas eux seulement, mais toutes les jeunes
troupes. Elles ont tellement peur d'avoir peur, qu'elles ne
prendraient aucune précaution. Ah ! j'ai vu cela. En Espagne,
j'ai vu un bataillon de conscrits attaquer une batterie de dix
pièces : il fallait voir comme ils avançaient bravement, si
bien que de l'endroit, où je me trouvais, la montée avait l'air…
comment appelez-vous cela en anglais ?… avait l'air d'une
tarte aux framboises. Et notre beau bataillon de conscrits,
qu'était-il devenu ? Puis un autre bataillon de jeunes troupes
tenta l'assaut. Ils partirent au pas de course, criant, hurlant,
tous ensemble, mais que peuvent faire des cris contre une décharge
de mitraille ? Aussi voilà votre second bataillon étendu sur
la pente. Alors ce sont les chasseurs à pied de la garde, de vieux
soldats, à qui l’on dit de prendre la batterie : à les voir
marcher, ce n’était guère captivant, pas de colonne, pas de cris,
personne de tué. Tout juste une ligne de tirailleurs disséminés,
avec des pelotons de soutien, mais au bout de dix minutes, les
batteries était réduites au silence ; et les artilleurs
espagnols taillés en pièces : La guerre, mon jeune ami, c'est
une chose qui s'apprend, tout comme l'élevage des moutons.
– Peuh ! dis-je, pour ne pas me taire
devant un étranger ; si nous avions trente mille hommes sur la
crête de cette hauteur là-bas, vous en viendriez à être fort
heureux d'avoir vos bateaux derrière vous.
– Sur la crête de la hauteur ? dit-il en
promenant rapidement ses regards sur la crête. Oui, si votre homme
connaissait son affaire ; il aurait sa gauche appuyée à votre
maison, son centre à Corriemuir, et sa droite par là, vers la
maison du docteur, avec une forte ligne de tirailleurs en avant.
Naturellement sa cavalerie manœuvrerait pour nous couper dès que
nous serions déployés sur la plage. Mais qu'il nous laisse
seulement nous former, et nous saurons bientôt ce que nous avons à
faire. Voilà le point faible, c'est le défilé ici : je le
balaierais avec mes canons. J'y engagerais ma cavalerie. Je
pousserais l'infanterie en avant en fortes colonnes, et cette
aile-ci se trouverait en l'air : Eh Jock, vos volontaires, où
seraient-ils ?
– Sur les talons de votre dernier homme,
dis-je.
Et nous partîmes tous deux de cet éclat de
rire cordial par lequel finissaient d'ordinaire ces sortes de
discussions.
Parfois, lorsqu'il parlait ainsi, je croyais
qu'il plaisantait. En d'autres moments, il n'était pas aussi facile
de l'admettre.
Je me souviens très bien qu'un soir de cet
été-là, comme nous étions assis à la cuisine, lui, mon père, Jim,
et moi, et que les femmes étaient allées se coucher, il se mit à
parler de l'Écosse et de ses rapports avec l'Angleterre.
– Jadis vous aviez votre roi à vous, et vos
lois se faisaient à Édimbourg, dit-il.
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