Il faudrait aller voir ce que font les bêtes. »

Voilà que Clou riait de nouveau, pendant qu’on voyait que le neveu hésitait à obéir, mais alors Joseph s’était levé, de sorte que le neveu se leva, lui aussi…

Le vent en entrant souffla sur la cendre du foyer qui est montée comme des flocons de neige, faisant un nuage blanc contre le fond de la paroi verni en noir. La grande flamme se pencha dans toute sa hauteur vers le mur du fond ; Barthélémy, assis en face, n’a plus eu de figure.

Le maître, le neveu et Joseph venaient de sortir ; c’est alors que Clou a repris :

« Es-tu sûr au moins de ne pas le perdre ? Tu es sûr que le lacet est solide ? En as-tu un de rechange ?… »

La flamme s’était remise droite ; on a vu de nouveau Barthélémy, il hochait la tête avec étonnement :

« Non… »

VIII

Le lendemain, Pont s’était mis en route avec le garde, avant un litre de forte eau-de-vie dans son sac de soldat, ayant un voile noir dans son sac, une vieille blouse, un Pantalon de toile qu’il pouvait passer par-dessus le sien, des souliers de rechange.

 

C’était un homme qui se connaissait particulièrement aux maladies des bêtes, et à cette maladie-là, ce Pont ; il monta donc avec le garde, et Romain aurait dû être avec eux, mais on ne l’avait trouvé nulle part.

Sans doute se cachait-il, sachant bien de quoi il en retournerait pour lui, s’il montait, c’est-à-dire qu’il ne pourrait plus redescendre.

Il faut comprendre qu’on n’a guère ici pour vivre que le bétail. On n’a point de vignes, par ici ; on vit des bêtes. On n’a point de blé par ici, rien qu’un peu de seigle et pas beaucoup, juste ce qu’il nous en faut pour faire notre pain ; à peine si on a des légumes et des fruits : on vit de lait, on vit de viande ; on vit de lait, de petit-lait, de fromage maigre, on vit de beurre ; même le petit peu d’argent bon à mettre dans sa poche qu’on peut avoir vient du bétail. Et cette maladie est une maladie terrible à laquelle on ne connaît aucun remède. Elle se met d’abord dans les sabots des vaches et dans leur bouche, puis la fièvre les prend, elles maigrissent, elles perdent leur lait ; elles crèveraient bientôt, si on ne prenait les devants. Il y a ordre de les abattre sitôt que la maladie est constatée, et il y a aussi des règlements pour les enfouir ; il faut que le trou ait deux mètres de profondeur au moins ; on tâche ainsi i diminuer, sinon à supprimer, les chances de contagion, malgré la perte qu’on fait, mais il vaut mieux perdre quelque chose que tout perdre. Et l’autre précaution qu’on prend concerne les hommes, c’est-à-dire que le germe de cette maladie est mystérieux, alors les hommes mystérieusement l’emportent à leurs semelles, le répandant ainsi dans toute une région si on les laisse circuler ; mais on ne les laisse pas circuler. On les enferme avec les bêtes. Là 0ù les bêtes sont atteintes, les hommes restent prisonnier tant que la maladie n’a pas pris fin, ils sont comme supprimés du monde ; – et c’est ainsi que, dès l’arrivée de Romain avec la nouvelle (et bien qu’on ne fût sûr encore de rien), un poste avait été établi en avant du village ; pour le cas où un des hommes du chalet aurait essayé d’échapper, comme ils sont toujours tentés de faire ; – un poste de quatre hommes armés qu’on avait installés dans un fenil bordant le chemin, le seul chemin praticable qu’il y eût, heureusement ; et défense avait été faite de monter auchalet aussi bien que d’en descendre, défense qui était valable pour les bêtes comme pour les hommes, ne serait-ce qu’un chien ou un chat (mais ils tirent même sur les chiens ou les chats)…

 

Toute la soirée, la salle à boire avait été plus que pleine, malgré le mauvais temps. On ne s’inquiétait ni du vent, ni de la pluie ; on venait, on entrait ; et puis on venait encore et on entrait. Le petit Ernest n’allait pas mieux ; on n’arrivait pas à le réchauffer dans son lit. Les hommes venaient, malgré le grand vent et la pluie, pendant qu’il y avait cette maladie du petit Ernest, qui n’était pas une maladie ordinaire. Et voilà, à présent, que le bétail aussi était frappé, comme quand il y a eu les plaies d’Egypte dans la Bible, et il y avait eu dix plaies, et la cinquième fut la mortalité sur le bétail. Ils regardaient dans la nuit si l’eau du torrent n’était pas changée, ce qui a été la première plaie, puis venaient, prenant place à la grande table du milieu ou bien à une des petites qui étaient sur les côtés de la grande contre le mur. Ils se sont assis dans la fumée à laquelle ils ajoutaient toujours un peu plus avec leurs pipes ; de sorte qu’elle leur pendait après le bras, quand ils levaient le bras ; ils devaient la déchirer avec leur tête quand ils avançaient la tête. On discutait plus qu’on ne buvait. Ils ont laissé le muscat reposer avec sa jolie couleur dans le fond des verres, où il balançait et penchait, à cause d’un coup de poing qu’on donne sur la table, et toute la table allait alors de côté comme quand on est dans une cabine de bateau. I-c vent grondait derrière les vitres ; il fallait crier pour se faire entendre, à moins qu’il n’y eût un silence, comme il s’en faisait parfois. Et c’est dans un de ces silences qu’on a entendu le vieux Munier qui disait :

« C’est que tu as voulu, président, t’attaquer à plus fort que toi… »

La phrase servait somme toute de conclusion à un discours qu’il avait tenu, et qu’on n’avait pas pu entendre dans la fumée, parmi le vent, parmi les voix, la grosse pluie, – puis, un silence de nouveau étant venu :

« A plus fort que toi… Et elle est méchante, quand elle s’en mêle. »

Parlant sans doute de la montagne :

« Il y a des places qu’elle se réserve, il y a des places où elle ne permet pas qu’on vienne… »

Le silence durait cette fois.

“Nous autres, on a l’expérience… Mais toi, président, tu es d’entendement difficile et tu as le cœur fermé. Tun’as pas voulu nous écouter ; à présent. il est trop tard… Il n’y a plus qu’à laisser faire, mais c’est ta faute, président. »

Tandis qu’il se tournait vers le président, et tout le monde continue un moment de se taire, pour voir ce que le président répondrait, car il était là, qui a dit :

« Et puis quoi ? A-t-on voté ou non ?… Et est-il même bien sûr que ce soit la maladie ? Est-ce qu’on ne pourrait pas attendre de savoir ce que dira Pont ?… Et, même si c’était la maladie, à supposer même que ce soit ça, est-ce que ce serait la première fois qu’on l’aurait par chez nous ?… Est-ce qu’ils ne l’ont pas eue au Châble, et encore l’hiver passé à Entremont, et à Éveneire ?… Dites, Munier, pour être juste. »

Parce qu’il sentait bien qu’il allait être abandonné.

« Et aux Chardonnes (dans le bruit, dans le grand bruit qui recommençait)… C’est pourquoi je vous ai dit : “Votons. ” Et est-ce qu’on n’a pas voté oui ? Est-ce que la majorité ne s’est pas prononcée ? »

Pendant que plusieurs hochaient la tête, parce que le président continuait à avoir des partisans, mais déjà moins nombreux :

« Et tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour bien faire… » Pendant qu’on entendait dehors, dans le silence, le bruit de la grande pluie et du vent ; la pluie battait le toit, le vent sifflait derrière les vitres ; alors on pensait : « Qu’est-ce qu’ils font là-haut, les pauvres ? » mais le président :

« Quand je voyais toute cette belle herbe qui se perdait depuis vingt ans et notre bétail mal nourri, et la pauvreté de la commune… J’ai fait pour le mieux. J’avais une occasion ; je vous ai dit : “Vous êtes libres, vous êtes libres de choisir. Si c’est non, dites non ; si c’est oui, dites oui. -Vous avez dit oui ; je suis couvert. »

Le nommé Compondu a dit : « Il a raison », mais Munier secouait la tête. Et, de nouveau, le bruit a empêché de plus ! rien entendre de ce que le président disait.

Ils se sont mis à parler tous à la fois ; ils allaient en avant, ils allaient en arrière. Ils levaient le poing, ils le faisaient retomber. Le vin penchait dans les verres, la table penchait de nouveau, puis toute la salle et ses murs semblaient pencher dans l’épaisse fumée où les deux lampes à pétrole en cuivre étaient maintenant sous leurs globes comme deux petits yeux jaunes qui se fermaient ; – penchait, se redressait, comme dans une cabine de bateau. Ils se touchaient les uns les autres de l’épaule, étant soudés les uns aux autres par les épaules, à toutes les tables, d’un bout à l’autre ; puis par moment tendaient le bras pour prendre leur verre, alors tout penchait de nouveau.