Ma mère pourra faire seule, parce qu’on enverra les deux bêtes là-haut. Je n’aurai qu’à aller parler au président… Et les deux cents francs seront trouvés, parce que tu sais qu’on n’est pas riche ; et on pourra acheter le lit, le linge, tout ce qui nous manque encore, on pourra faire réparer la chambre avant l’hiver ; tout serait prêt pour le mois de novembre, puisqu’on avait parlé de ce mois-là, à moins que tu n’y tiennes plus ; en ce cas, on pourrait attendre, mais, moi, j’aimerais mieux ne pas avoir besoin d’attendre… Et toi ? »

Il avait parlé d’affilée ; à un moment donné, il a bien fallu qu’il s’arrête, quoiqu’il eût assez voulu continuer, parce qu’il n’a pas pu ne pas voir qu’elle avait laissé aller sa tête en avant ; et, ayant mis ses mains l’une dans l’autre, avait été les loger entre ses genoux, les épaules ramenées en avant comme si elle avait froid.

On a entendu venir la clochette de la chèvre qui a battu dans l’air par petits coups rapides, à deux ou trois reprises ; puis le torrent s’est remis à son discours qu’il ne va plusinterrompre jusqu’au matin.

« Alors quoi ? Victorine. Victorine, tu est fâchée ?… Çane ferait jamais que trois mois, Victorine, et, si tu ne veux pas, trouve un autre moyen… Victorine, tu ne dis rien ?… »

Il a voulu lui prendre la main, elle a retiré sa main.

« Victorine, tu boudes ? »

Il a voulu se rapprocher d’elle, elle a fait un mouvement pour s’écarter de lui.

« C’est vrai ? tu es fâchée ?… Eh bien, on n’aura qu’à renoncer à se marier pour le moment. Tu sais qu’ici l’argent ne vient pas vite ; j’ai bien réfléchi, je t’assure, et ça ne m’amuse pas non plus d’aller là-haut, je t’assure, mais c’est pour toi, je veux dire que c’est pour nous, c’est pour nous deux… Moi, vois-tu, quand je parle de toi, je parle de moi en même temps ; quand je parle de moi, c’est de toi que je parle ; on n’est plus qu’un, ou quoi ? Victorine, les deux ?…

— Oh ! oui, a-t-elle dit, mais… oh !… »

L’herbe a été alors toute mouillée, comme il a senti sous sa main, et sa voix à elle s’est mise à trembler :

« Oh ! pas là-haut, parce que… »

Puis sa voix a cassé tout à fait, comme quand le fil n’est plus assez fort.

« A cause de quoi ?

— Tu sais bien.

— Tais-toi, Victorine… »

C’était à son tour d’être un peu fâché ;

« Des histoires, tout ça ! personne n’y croit plus… »

Il lui avait mis la main sur l’épaule.

« Allons, sois raisonnable… »

Il tend la main dans l’ombre, il pose sa main sur l’étoffe de son caraco de coton, il sent que c’est rond sous l’étoffe, dans la fraîcheur de l’air qui fraîchit toujours plus.

C’était chaud et rond sous sa main ; et cette chose ronde et chaude a bougé un instant sous sa main, puis ne bouge plus, parce qu’il disait :

« Il faut choisir, vois-tu, ma pauvre petite Victorine… On ne fait pas ce qu’on veut, quand on n’est pas riches… Moi, c’est parce que je t’aime. Et, toi, m’aimes-tu ?… Alors, dis que tu veux bien. »

Une première étoile, seule encore, était parue au-dessus la montagne, pareille à ces fleurs jaunes qu’on voit s’ouvrir dans l’herbe des pâturages à mesure que la neige fond…

« Dans les autres chalets, ils ont déjà leur monde, alors, moi, je munie avec Crittin. Et on aura une belle chambre, un lit neuf, on aura une demi-douzaine de paires de draps de beau fil, je t’achèterai une robe, j’ai fait mes calculs, j’aurai de quoi… Et puis ça ne fera jamais que trois mois à passer et on se verra de temps en temps, le dimanche. »

Deux étoiles, trois, puis quatre ; il disait :

« Pour le reste, c’est des bêtises et on n’a même jamais pu savoir exactement ce qui s’était passé là-haut, parce que ceux qui y étaient se sont tous contredits. Et puis c’est du vieux, ça fait vingt ans… Je n’y étais pas, toi non plus… »

Il riait.

« Dis… allons, ris… Dis que oui… Victorine… Victorine, demain je vais chez le président… Victorine, je vais chez le président. Demain… Chez le président. Oui ou non ? Si tu ne dis rien, c’est que c’est oui… Une… »

Elle n’a rien dit. Il s’arrête.

« Deux… »

Il s’arrête.

« Trois… »

Elle n’avait toujours rien dit.

Et lui, alors, l’a regardée un long moment, puis il s’est mis à parler bas :

« Victorine, viens ici. »

Il s’est mis à tirer doucement sur l’épaule qu’il continuait à tenir dans sa main ; les étoiles continuaient à venir dans le ciel, dessinant des carrés, des triangles, des barres ; finalement il y a eu toutes les étoiles ; on aurait vu qu’il n’en manquait pas une seule, si on avait pu les compter.

Ils ne disaient plus rien, pendant que la chèvre faisait sonner sa clochette.

Et c’était tout, avec la grosse voix de basse de l’eau et le discours qu’elle tient, étant seule à avoir la parole, toutes les nuits, toute la nuit. Depuis les huit heures du soir jusque vers les cinq heures du matin, où les portes des maisons s’ouvrent de nouveau, faisant crier leurs gonds mangés de rouille, comme s’il y avait une dispute de femmes.

IV

Il sembla que la visite de Joseph eût décidé de tout, car le jour même arriva chez le président la mère du petit Ernest qui venait demander au président d’engager son garçon, bien qu’il vînt seulement d’avoir treize ans (mais on a besoin dans les montagnes de ce qu’ils appellent le « boûbe[4] » pour les petits travaux, et un enfant de cet âge y suffit) ; puis, après le souper, ce fut le tour du vieux Barthélemy qui allait être obligé de quitter sa place.

« Et si vous voulez bien de moi je retourne à Sasseneire. J’y étais, il y a vingt ans.

— Ah ! a dit le président, vous y étiez ?

— Bien sûr… »

Parlant de dedans une grosse barbe courte couleur de mousse sèche et de dessous ses cheveux qui lui pendaient sur le front entre l’aile de son chapeau de feutre et la peau :

« Bien sûr… Et j’en suis revenu, comme vous voyez ; et, si vous voulez, j’y retourne.

— Oh ! moi, dit le président, ces histoires…

— Oh ! moi », dit alors Barthélémy…

Puis, sur un autre ton :

« Moi, je suis protégé. »

Alors, ôtant sa pipe de sa bouche, il a été chercher du bout des doigts sous sa chemise un lacet noir de crasse qui lui pend autour du cou et au lacet pendait une espèce de petit sac :

« C’est là-dedans. C’est un papier. »

Il a dit :

« Avec ça, on ne risque rien. Car ils ne sont pas tous revenus de là-haut, l’autre fois… Mais, à présent, j’ai lepapier… »

Le président s’est mis à rire :

« Alors, puisque vous avez le papier… »

Et, dès le lendemain, tout se trouva être arrangé, car Crittin, oncle et neveu, ça faisait deux, et Joseph trois. Ernest le boûbe, quatre, et le vieux Barthélémy, cinq ; il s’était présenté encore le nommé Romain Reynier, un grand garçon de dix-huit ans, qui voulait bien venir aussi, – qui faisait six ; il ne restait donc qu’une place, celle pour laquelle Clou s’était offert ; et la question qui se posa de nouveau au président fut de savoir s’il l’engagerait, ce qu’il aurait bien voulu ne pas faire, mais il se disait : « Si on ne le prend pas, il va nous le faire payer cher, c’est dans ses habitudes… »

Le président finit par se dire : « Mieux vaut encore qu’il soit là-haut qu’ici, parce qu’ils seront là-haut, à part lui, tout ce qu’il y a de plus sûr, et ils arriveront bien à le faire tenir tranquille. »

Il annonça donc à Clou qu’on l’engageait.

Clou alla tout de suite à l’auberge se commander trois décis de goutte[5] ; et se mit à boire, buvant à crédit sur la somme qu’il devait retirer à la fin de la saison.

Il se tenait dans un coin de la salle à boire devant sa petite chopine en verre blanc, le verre plus peut que ne sont les verres à vin, et où il y avait une couleur blanche, non la belle jaune des honnêtes gens.

Il regardait par la fenêtre passer le monde, s’étant installé là bien avant le moment de la journée où on vient boire, de sorte qu’il a été tout seul des heures dans son coin, mais occupé à regarder et ayant eu soin de mettre son bon œil du côté des carreaux.

Il fumait sa pipe.

De temps en temps, il tapait sur la table avec sa chopine qui était vide.

La grosse Apolline venait.

Il disait : « Encore un », à la grosse Apolline…

Il disait à la grosse Apolline :

« Comment vas-tu, toi ? tu vas bien ? »

Il n’y avait guère besoin de le lui demander ; un simple coup d’œil aurait suffi ; mais c’était une manière d’engager la conversation.

En effet, on a entendu la grosse Apolline qui disait à Clou :

« Est-ce qu’il est déjà venu vers vous avec son papier ?

— Qui ça ?

— Barthélémy.

— Non.

— Alors vous ne savez pas ?

— Non.

Parce que, pour aller là-haut, il faut un papier, à ce qu’il a dit. C’est un papier à Saint-Maurice, à ce qu’il a dit.

On écrit des choses dessus et puis on va le tremper à Saint-Maurice-du-Lac dans le bénitier Ut puis on le coud dans un sachet et puis on se pend le sachet autour du cou… »

Clou a dit :

« Oh ! moi, je n’ai pas besoin de papier. »

C’était une grosse tille un peu simple.

« C’est bien ce que prétend aussi Joseph et c’est ce que Romain prétend ; et les Crittin se sont moqués de Barthélémy quand il leur a raconté son histoire ; mais, moi, je ne sais pas trop qu’en penser…

— Crois comme eux et crois comme moi », a dit Clou…

En même temps qu’il fermait encore plus son œil fermé, de manière à pouvoir ouvrir l’autre tout à fait, levant vers Apolline une moitié de figure petite et une autre moitié plus grande, au-dessus d’une moustache plus courte d’un côté ; reprenant :

« Nous, on est philosophe… Sais-tu ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’on sait faire, mais garde ça pour toi. »

Tout à coup, il s’est tu, parce qu’on entrait.

L’angélus du soir s’était mis à sonner, couvrant le bruit des bancs qu’on déplaçait, tandis que les trois hommes qui venaient d’entrer avaient ôté leurs chapeaux[6], tournant le dos à Clou, en sorte qu’on n’a pas pu voir si Clou ôtait le sien, ou non.

Il y eut toute la sonnerie, puis les trois coups ; après quoi, le bruit des bancs a repris.

Et partout, dans le village, de l’autre côté des carreaux, les bruits avaient repris de même ; puis on a vu les trois hommes s’approcher de Clou : c’était justement le président, accompagné des deux Crittin.

La montée devait avoir lieu le surlendemain 25 juin, jour de Saint-Jean-Baptiste ; et le président aurait aimé qu’elle eût lieu à la vieille mode, c’est-à-dire qu’elle fût l’occasion d’une grande fête, comme c’est la coutume depuis toujours, dans le pays. Sur ce point, le village se trouvait partagé. Beaucoup de gens disaient : « Attendons de voir… On pourra toujours en faire une vraie l’année prochain si tout va bien cette année-ci » ; mais le président tenait àidée. Depuis plusieurs jours, il intriguait auprès des gens, payant à boire à ceux dont l’opinion comptait ; et, ce soir-là encore, il avait donné rendez-vous à plusieurs personnes, jugeant que l’appui des Crittin ferait de l’effet sur elles. Depuis plusieurs jours, le président passait son temps à recommencer du matin au soir ses mêmes discours, malgré l’avis des vieux et celui de Barthélémy qui devait pourtant être renseigné et qui disait : « Il ne faudrait pas être trop nombreux, ni faire trop de bruit cette fois-ci » ; mais le président haussait les épaules. Il disait : « Oh ! vous, on vous connaît. C’est comme votre papier !… » Ce qui le faisait rire. A la suite de quoi, il reprenait ses arguments, faisant valoir les frais que la commune avait eu à supporter, le chalet complètement remis à neuf, le chemin lui-même refait, toute la peine qu’on avait prise ; que ce serait dommage alors, et que ce ne serait pas logique de ne pas fêter la montée ; et puis injuste quant aux Crittin (qui n’étaient pas encore là) et que ce serait leur faire un affront, alors que l’intérêt de tout le monde était de les recevoir le mieux possible, vu qu’ils avaient été arrangeants et qu’ils pourraient ne plus l’être autant l’année d’ensuite.

Il faisait rose. Il faisait rose dans le ciel du côté du couchant. Quand on était au pied de l’église, on voyait que sa croix de fer était noire dans ce rose.

En haut du grand clocher de pierre, il y avait la croix de fer ; d’abord elle a été noire dans le rose, ce qui faisait qu’on la voyait très bien ; puis, à mesure qu’on montait soi-même, elle, on la voyait descendre ; on l’a vue venir contre les rochers, le long desquels elle glissait de haut en bas ; elle est venue, ensuite, se mettre devant les forêts, noires comme elle.

C’est qu’ils étaient de nouveau assis ensemble dans la haie. Les petites limaces rouges ou noires sortent de leurs cachettes pour aller dans l’herbe qui se mouille ; il disait :

« Il faut que je te dise merci, Victorine, tu as été bien gentille ; je te ferai un petit cadeau.

« Je te ferai un petit cadeau de plus, disait-il ; et puis je descendrai une fois, toi, tu monteras une fois ; on coupera ces trois mois en morceaux, ils seront plus vite passés. »

Il y a eu beaucoup de monde, ce soir-là, dans la salle à boire ; – et Joseph parlait beaucoup ce soir-là :

Et puis, après-demain, c’est entendu que tu viens avec nous et qu’on fera la montée ensemble. Quelle robe mettras-tu ?

— Laquelle aimes-tu le mieux ? »

Elle disait :

“Veux-tu que je mette la bleue ?

— Oh ! oui. la bleue. Avec le petit fichu rose et vert…,,

Elle a dit :

« Comme tu voudras.

— Et puis le chapeau que je t’ai donné, avec la chaînette et la croix. »

Elle a dit :

« Alors, écoute, c’est moi qui ferai les couronnes[7] pour vos deux bêtes et pour les nôtres ; à quelle heure est-ce qu’on part ?… »

Puis :

« Seulement, tu me promets que tu descendras une fois. »

Puis :

« Combien e$t-ce que tu auras de dimanches à toi ? »

II répondait.

Et elle :

« J’irai cueillir des fleurs, je les mettrai tremper pour empêcher qu’elles se fanent ; malheureusement, il n’y en a pas encore beaucoup dans le jardin, il faudra que j’aille en chercher dans les prés. »

Il disait : « J’irai avec toi. »

« Et le mieux, c’est de faire les couronnes d’abord et de les mettre tremper, une fois faites… La grande soupière à fleurs : crois-tu que ça ira ?… »

 

Les cloches sonnèrent de très bonne heure pour li messe où ils ont été ensemble, elle et lui, puis ils ont été chercher les couronnes avec de la ficelle. Le président avait fini par avoir le dessus dans l’opinion des gens.