Les filles font des couronnes qu’on attache autour des cornes de vaches et Victorine, pour sa part, en avait fait quatre, les plus grandes, les plus belles, avec des fleurs des prés et le premières fleurs des jardins.
Il faisait très beau, ce qui était bon signe.
Le soleil était venu de très bonne heure, malgré la hauteur des montagnes autour de nous ; c’est qu’on était dansles plus longs jours de l’année.
Il a fait très beau, il faisait du soleil, il y avait trois mulets.
Il y avait les septante bêtes du troupeau, de jeunes bêtespour la plupart. Il y avait Crittin et son neveu, qui allaienten tête.
Crittin avait une hotte, son neveu aussi, et le premier mulet balançait sur son bât une espèce de tour faite de toute sorte d’ustensiles en bois.
Les vaches avaient des fleurs autour des cornes ; les hommes avaient leurs habits du dimanche, les filles leurs plus belles robes avec des fichus de soie de toutes les couleurs qui leur tombaient en pointe dans le clos.
A côté du premier mulet, marchait Romain ; puis venait le troupeau par groupes de deux ou trois bêtes ; et il faisait clair et beau sur leurs robes tachetées, noires, noires et blanches, brunes, rousses ; tandis que les hommes marchaient sur les bords du chemin.
Les garçons étaient avec les filles ; le deuxième mulet venait ensuite : c’était Barthélémy qui le menait.
Ce deuxième mulet avait sur le dos toute une charge de couvertures, avec un sac de sel pour la léchée[8], outre quoi il portait une petite fille qu’on avait assise sur le sac, le long duquel pendaient ses bas en grosse laine grenat et ses souliers à bout de laiton.
Il a fait beau et clair, même il faisait déjà presque chaud, malgré qu’à ces hauteurs les matinées ordinairement soient assez fraîches. Les premières mouches passaient à vos oreilles, comme quand on souffle dans une trompette. Chaque bête avait sa cloche ou son gros grelot de fer battu. Après elles, venait le troisième mulet, portant, lui, les provisions, c’est-à-dire du fromage, de la viande séchée et du pain pour trois semaines ; c’était Joseph qui était avec le troisième mulet, et avec Joseph était Victorine. Ils se trouvèrent fermer la marche, parce que Joseph avait dit : « On sera plus tranquilles », puis il a dit : « Monte seulement dessus, il est solide. » C’était un gros mulet rouge de quatre ans. Et elle : « Sais-tu combien je pèse ? – Ça ne fait rien, monte toujours… »
Elle était montée sur le mulet ; ils avaient laissé un petit espace venir se mettre peu à peu entre la colonne et eux ; il y avait donc, après le troupeau, un bout de chemin où on ne voyait personne, puis eux venaient, fermant la marche avec le gros mulet rouge. Le troupeau était entré dans la forêt. Là, les bêtes et les gens s’étaient mis les uns derrière les autres, à cause du peu de largeur du chemin, ce qui faisait une longue file entre les troncs des sapins. Le torrent avait recommencé à se faire entendre. On est arrivé à des endroits où on aurait dit que les vaches avaient au cou des cloches sans battant, tellement le torrent faisait de bruit, tandis que d’autre part elles avaient beaucoup ralenti leur allure. Le maître qui allait en tête avait ralenti le premier, réglant ainsi le pas de tout le monde. On ne pouvait même plus être deux de front ; alors les garçons allaient devant, tendant la main aux filles pour les aider à passer par-dessus une grosse pierre, ou bien à franchir un de ces ressauts de roc qui font comme des marches en travers du chemin Et il y avait toujours, un peu plus en arrière, Joseph et Victorine : elle était à présent descendue du mulet, mais elle profitait du mulet tout de même, parce que Joseph le tenait par la queue[9] et de son autre main il tenait Victorine.
Ils ont fait tout ce long chemin, ce long chemin de la montagne ; d’abord, dans l’herbe pleine de fleurs de tout côté par grosses taches, puis entre les sapins, sur le tapis des aiguilles tout taché lui aussi de taches rondes et brodé d’or ; – les prés, la forêt, le soleil, le soleil et l’ombre ; puis la grande gorge et puis plus rien que l’ombre ; puis la rocaille qui commence, les éboulis, alors le soleil de nouveau ; – et là-haut on a vu la longue file des hommes et des bêtes, qui était devenue toute petite, aller en travers de l’immense pente grise, semblant à peine bouger ; qu’on quitte de l’œil pour la retrouver, un grand moment plus tard, on dirait à la même place, mais continue à avancer quand même : et, quand on prêtait l’oreille, on entendait aussi un tout petit bruit comme celui d’un ruisseau dans sa rigole, ou bien comme quand un léger coup de vent rebrousse les feuilles de la haie, puis les laisse retomber…
Ce fut une jolie journée. Les hommes furent d’accord pour trouver l’herbe de belle qualité. On a trouvé que le pâturage avait une riche apparence, ayant été d’ailleurs favorisé, cette année-là, par une force exceptionnelle de soleil qui lui convenait, vu que l’eau descendait partout des hautes parois dont il est entouré.
Il y avait de l’eau en suffisance : il y a eu du vin plus qu’en suffisance dans deux tonnelets qui avaient été apportés par le mulet aux provisions. D’abord, on s’était reposé tout en mangeant et en buvant, tandis que tout de suite les vaches s’étaient mises à paître ; puis les hommes par groupe avaient été examiner les réparations qui avaient été faites dans la pièce d’entrée et dans celle où on couche ; puis la partie qui sert d’abri, en cas de mauvais temps, pour le troupeau ; ils avaient trouvé tout en place ; il n’y avait pasà dire, c’était de nouveau maintenant un bel et bon chalet, tout ce qu’il y a de plus convenable ; – ensuite quelques-uns d’entre eux avaient été faire un tour dans le pâturage pendant qu’on déchargeait les mulets et on mettait en place les ustensiles,
Les garçons et les filles étaient assis par groupes dans l’herbe ; on a bu encore, puis on a dansé.
On dansait, on allait boire entre les danses ; les garçons et les filles dansaient et buvaient, les hommes buvaient. Et eux aussi, avaient bu et avaient dansé : Joseph et Victorine avaient dansé toutes les danses ensemble, longtemps, plus longtemps qu’il n’aurait fallu raisonnablement ; car on avait laissé descendre sans y prendre garde le gros soleil tout rond derrière la montagne et la petite aiguille des montres avait déjà dépassé cinq heures que personne n’avait songé encore à tirer la sienne de sa poche. C’est pourquoi il leur a fallu se dépêcher de redescendre. Joseph avait accompagné Victorine jusqu’en haut des premiers lacets ; puis, là, il s’était assis, la suivant des yeux, tandis qu’elle se tournait vers lui à chaque lacet du chemin.
Elle le cherchait, elle aussi, des yeux : lui, devait les baisser chaque fois un peu plus ; elle, elle devait les lever un peu plus chaque fois.
Elle descendait, il restait assis ; elle s’arrêtait, elle se tournait vers lui, elle agitait son mouchoir.
Elle est devenue toujours plus petite, puis elle est arrivée à un endroit où le chemin recommence à aller à plat pour s’enfoncer un peu plus loin derrière un avancement de la pente ; là, il l’a vue encore, puis il ne l’a plus vue.
Là, il l’a vue pour la dernière fois ; là, pour la dernière fois, elle s’était retournée ; après quoi, on n’a plus aperçu que la moitié d’en haut de son corps, puis ses épaules seulement ; puis seulement son bras et sa tête, avec une main qu’elle lève encore. Et un petit point blanc marquait la place de sa main…
Il restait assis, il ne bougeait pas, il se demandait : « Où est-elle ? » Comment est-ce qu’on peut comprendre ?
Il continuait d’aller la chercher des yeux au-dessous de lui ; mais ce qu’il a vu seulement, c’est que la nuit allait venir ; ce qu’il y avait seulement, où elle avait été, c’était une ligne grise sur le vide. Tout était vide, tout était désert, en même temps qu’il s’était mis à faire froid et un grand silence venait.
Là-haut, quelques corneilles tournaient encore contre les parois avant de regagner les fissures du roc où elles nichent, et ont crié encore peut-être, mais avec des cris pas assez forts pour qu’ils pussent venir jusqu’ici, et venir à nous ; il n’y a plus eu que le bruit de l’eau qui ne compte pas ; il n’y a plus eu que le grand silence, où Joseph se lève parce qu’il avait froid.
Il marchait à grands pas ; il avait boutonné sa veste. On voyait que les parois qui entouraient le pâturage étaient couvertes de taches noires.
Joseph ne pouvait pas s’empêcher de se retourner de temps en temps, puis il portait son regard à ces parois. On n’entendait toujours rien, puis c’est une pierre qui dégringole.
Et une pierre dégringole de nouveau ; c’était cette fois dans la direction du glacier ; alors Joseph, levant la tête, l’a eu tout entier en face de lui.
Au moment où Joseph levait la tête, le glacier, qui était encore rose, s’est éteint subitement, en même temps qu’il semblait s’avancer et venir à votre rencontre.
Il parut venir à votre rencontre avec une couleur méchante, une vilaine couleur pâle et verte ; et Joseph n’avait plus osé regarder, il s’était mis à marcher plus vite encore en baissant la tête ; heureusement que bientôt la belle lumière jaune clair du feu brûlant sur le foyer s’est montrée en avant de lui dans l’ouverture de la porte ; « Joseph a tenu ses yeux fixés sur le feu sans plus les en détourner.
V
Tout de suite, ils avaient commencé à vivre leur vie de là-haut, qui allait être pendant trois mois la même vie.
Ils se mettaient à traire avant cinq heures du matin, besogne qu’ils faisaient en commun ; ensuite le maître et son neveu allumaient le feu sous la grande chaudière en cuivre suspendue à un bras mobile.
Ils étaient trois alors qui partaient avec le troupeau, levant leurs bâtons derrière le troupeau ; c’étaient d’ordinaire Joseph, Romain et le boûbe.
Le maître et son neveu restaient dans le chalet pour travaux de l’intérieur ; eux trois, partaient avec les bêtes parce qu’on ne les laisse pas brouter à leur fantaisie, ni où elles veulent, et on a soin de les changer de place chaque jour ; – deux hommes donc dans le chalet et puis trois avec le troupeau ; restaient Barthélémy et Clou qui étaient occupés, eux, dans le voisinage du chalet.
Barthélémy, ce matin-là, allait et venait avec sa brouette ; Clou, lui, était un peu en dessous du chalet, avec son outil. C’était une place où l’eau qui descendait de la paroi avait une tendance à séjourner, gâtant les racines de l’herbe ; alors il fallait lui pratiquer une issue qui lui permît d’aller plus bas où on en manquait. Il y a ainsi un grand nombre de ces petits travaux de toute sorte dans les montagnes ; il y en a plus que de quoi vous occuper tout le long du jour, si on veut se donner la peine de les bien faire ; mais Clou, pour le moment, ne faisait rien. Comme un mouvement de terrain empêchait qu’on pût le voir, il s’était assis, fumant sa pipe, et était en train d’examiner minutieusement les rochers en face de lui, les parcourant des yeux d’un bout à l’autre, à cause des cachettes qu’il y avait là sûrement, mais il faut d’abord connaître où on aurait le plus de chances d’en trouver ; – pendant que Barthélémy donc allait et venait devant le chalet, et que le maître et son neveu étaient en train de faire la cuite[10].
Un moment se passa encore. Ce fut pendant que le maître et son neveu étaient toujours devant le foyer ; tout à coup, il leur a semblé qu’il faisait plus sombre dans la pièce, comme si on se tenait debout dans l’ouverture de la porte, et en effet on se tenait debout dans l’ouverture de la porte.
C’était Barthélémy. Il a dit : « Vous n’avez rien entendu, cette nuit ? » Le maître continua un instant à faire tourner avec une pelle de bois la masse du lait dans la chaudière ; puis le maître, sans qu’on pût deviner si c’était à lui plus particulièrement que Barthélémy s’était adressé, mais il était le maître :
« Non. »
Ne s’étant toujours pas retourné, et Barthélémy : « Alors bon… Si vous n’avez rien entendu… »
Il était éclairé sur l’épaule et autour de sa barbe par le jour ; il était éclairé sur le devant de sa personne par le feu ; il se tenait debout dans l’ouverture de la porte :
“Parce que, l’autre fois, il y a vingt ans, ça avait commencé de la même façon. On avait marché sur le toit. Alors je me suis demandé si vous aviez entendu, cette nuit parce que l’autre fois on avait entendu, et, moi, cette nuit il m’a bien semblé entendre marcher, mais si vous n’avez rien entendu, peut-être que je me suis trompé… »
Bredouillant ces choses dans sa barbe ; mais le maître s’était tourné vers Barthélémy :
« Enfin, vous, vous avez votre papier, ou quoi ?
— Oui.
— Et, à ce que vous dites vous-même, avec votre papier, vous ne risquez rien.
— Non, pas moi.
— Eh bien, laissez-nous tranquilles… »
Disait le maître impatienté, puis qui avait à surveiller sa cuite, ce qui est une opération délicate :
« Nous autres, on s’arrangera toujours. »
Il avait haussé les épaules ; Barthélémy n’avait pas insisté, et s’était remis à pousser sa brouette ; et déjà la journée s’avançait, faisant aller le soleil vers le milieu de la bande de ciel qui était tout ce qui pouvait s’en apercevoir au-dessus de cet étroit corridor, où on va être pendant trois mois, nous autres, sans voir personne, sans rien voir justement que le soleil qui est promené toujours dans le même sens, au-dessus de nous, en ligne droite, comme s’il pendait à un câble.
Il y a eu cette première journée plutôt courte quant au soleil qui est vite caché pour nous.
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