Comment que ça a pu se faire? Ah bon Dieu de bon Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu de cent dieux !

La malédiction désespérée de Camus eut un retentissement dans la bande de Longeverne arrivant à la rescousse.

- Lebrac ! fit Tintin en écho. Il n'est pas là ?

Et il expliqua : On arrivait au bas de la Saute quand on a vu les nôtres qui " s'ensauvaient " comme des lièvres, alors il s'est lancé et leur z'a dit

-

Halte-là !... O˘ venez-vous ? Et Camus?

- Camus, qu'a fait j 'sais plus qui, il est sur son chêne Et La Crique ?

- La Crique?... on ne sait pas

- Et vous les laissez comme ça, nom de Dieu prisonniers des Velrans ; vous n'en avez donc point En avant ! allez en avant !Alors il " s'a lancé " et on est parti derrière lui en " n'hurlant "

mais il était en avance

d'au moins vingt sauts, et à eux tous ils l'auront s˚rement pincé.

Mais oui, qu'il est chauffé ! ah, nom de Dieu souffla Camus suffoqué, dégringolant de son, chêne.

- Il n'y a pas à ch.... faut le déprendre !

- Ils sont deux fois plus que nous, remarqua l'un des fuyards rendu prudent, s˚rement qu'il y en aura encore des chopés, c'est tout ce qu'on y gagnera.

Puisqu'on n'est pas en nombre " gn'a " qu'à attendre, après tout ils ne veulent pas le bouffer sans boire!

Non, convint Camus ; mais ses boutons ! Et dire que c'est pour me délivrer ! Ah ! malheur de malheur ! Il avait bien raison de nous dire de ne pas venir ce soir. Faut toujours écouter son chef !

- Mais ousqu'est La Crique? personne n'a vu La Crique? tu ne sais pas s'il est pris?

Non ! reprit Camus, je ne crois pas, j'ai pas vu qu'ils l'aient emmené, il a d˚ se défiler par les buissons du dessus...

Pendant que les Longevernes se lamentaient et que Camus, dans le désarroi du désastre, reconnaissait les avantages et la nécessité d'une forte discipline, un rappel de perdrix les fit tressaillir.

- C'est La Crique- dit Grangibus.

C'était lui, en effet, qui, au moment de l'assaut, s'était glissé comme un renard entre les buissons et avait échappé aux Velrans. Il venait du haut du communal et avait s˚rement vu quelque chose, car il dit Ah ! mes amis, qu'est-ce qu'ils lui passent à Lebrac ! J'ai mal vu, mais ce que ça cognait dur.

Et il réquisitionna la ficelle et les épingles de la bande pour raffubler les habits du général qui certainement n'y couperait pas.

Et, en effet, une scène terrible se déroulait à la lisière.

D'abord enveloppé, enroulé, emporté par le tourbillon des adversaires au point de n'y plus rien comprendre, le grand Lebrac s'était enfin reconnu, était revenu à lui et, quand on voulut le traiter en vaincu et l'aborder l'eustache à la main, il leur fit voir, à ces peigne-culs, ce que c'est, qu'un Longeverne

De la tête, des pieds, des mains, des coudes, des genoux, des reins, des dents, cognant, ruant, sautant, giflant, tapant, boxant, mordant, il se débattait terriblement, culbutant les uns, déchirant les autres, éborgnait celui-ci, giflait celui-là, en bosselait un troisième, et pan par-ci, et toc par-là, et zon sur un autre, tant et si bien que, laissant pour compte une demi manche de blouse, il se faisait l‚cher enfin par la meute ennemie et s'élançait déjà vers Longeveme d'un élan irrésistible, quand un traître croc-en-jambe de Migue la Lune l'allongea net, le nez dans une taupinière, les bras en avant et la gueule ouverte.

Il n'eut pas le temps de dire ouf ; avant qu'il e˚t songé seulement à se mettre sur les genoux, douze gars se précipitaient derechef sur lui et pif ! et paf ! et poum ! et zop ! vous le saisissaient par les quatre membres tandis qu'un autre le fouillait, lui confisquait son couteau et le b‚illonnait de son propre mouchoir.

L'Aztec, dirigeant la manoeuvre, arma Migue la Lune, sauveur de la situation, d'une verge de noisetier et lui recommanda, précaution inutile, d'y aller de ses six coups chaque fois que l'autre tenterait la moindre secousse.

De fait, Lebrac n'était pas homme à se tenir comme ça : bientôt ses fesses furent bleues de coups de baguette tant qu'à la fin il dut bien se tenir tranquille.

- Ramasse, cochon! disait Migue la Lune. Ah! tu voulais me couper le zizi et les couilles. Eh bien si on te les coupait, à toi, maintenant !

Ils ne les lui coupèrent point, mais pas un bouton, pas une boutonnière, pas une agrafe, pas un cordon, n'échappa à leur vigilance vengeresse, et Lebrac, vaincu, dépouillé et fessé, fut rendu à la liberté dans le même état piteux que Migue la Lune cinq jours auparavant.

Mais le Longeverne ne pleurnichait pas comme le Velrans ; il avait une ‚me de chef, lui, et s'il écumait de rage intérieure, il semblait ne pas sentir la douleur physique. Aussi, dès que déb‚illonné, il n'hésita pas à cracher à ses bourreaux, en invectives virulentes, son incoercible mépris et sa haine vivace.

C'était un peu trop tôt, hélas ! et la horde victorieuse, s˚re de le tenir à sa merci, le lui fit bien voir en le b‚tonnant de nouveau à trique que veux-tu et en le bourrant de coups de pieds.

Alors Lebrac, vaincu, gonflé de rage et. de désespoir, ivre de haine et de désir de vengeance, partit enfin la face ravagée, fit quelques pas, puis se laissa choir derrière un petit buisson comme pour pleurer à son aise ou chercher quelques épines qui lui permissent de retenir son pantalon autour de ses reins.

Une colère folle le dominait : il tapa du pied, il serra les poings, il grinça des dents, il mordit la terre, puis, comme si cet ‚pre baiser l'e˚t inspiré subitement, il s'arrêta net.

Les cuivres du couchant baissaient dans les branches demi-nues de la forêt, élargissant l'horizon, amplifiant les lignes, ennoblissant le paysage qu'un puissant souffle de vent vivifiait.