Des chiens de garde, au loin, aboyaient au bout de leurs chaînes ; un corbeau rappelait ses compagnons pour le coucher, les Velrans s'étaient tus, on n'entendait rien des Longevernes.

Lebrac, dissimulé derrière son buisson, se déchaussa (c'était facile), mit ses bas en loques dans ses souliers veufs de lacets, retira son tricot et sa culotte, les roula ensemble autour de ses chaussures, mit ce rouleau dans sa blouse dont il fit ainsi un petit paquet noué aux quatre coins et ne garda sur lui que sa courte chemise dont les pans frissonnaient au vent.

Alors, saisissant son petit baluchon d'une main, de l'autre troussant entre deux doigts sa chemise, il se dressa d'un seul coup devant toute l'armée ennemie et, traitant ses vainqueurs de vaches, de cochons, de salauds et de l‚ches, il leur montra son cul d'un index énergique, puis se mit à fuir à

toutes jambes dans le crépuscule tombant, poursuivi par les imprécations des Velrans, au milieu d'une grêle de cailloux qui bourdonnaient à ses oreilles.

Cotisse : col.

Regaupé : rajusté.

Cerisé signifie apparemment secoué, comme le serait un cerisier et même plus.

Raim : Forte baguette, mot patois qui vient sans doute de rameau.

Turquit : Paille de maÔs.

paillette : Balle d'avoine

Gouilland : homme de mauvaise vie, ivrogne et débauché.

Les conséquences

D'un désastre

Coup sur coup. Deuil sur deuil. Ah! l'épreuve ,redouble,.

Victor Hugo (L'Année terrible).

On a bien raison de dire qu'un malheur ne vient jamais seul ! Ce fut La Crique qui, plus tard, formula cet aphorisme, dont il n'était pas l'auteur.

quand Lebrac, sacrant et vociférant contre ces peigne-culs de Velrans, arriva, cheveux, chemise et le reste au vent à la boucle du chemin de la Saute, ce ne fut pas les compaings qu'il trouva pour le recevoir, mais bien le père Zéphirin, vieux soldat d'Afrique qu'on appelait plus communément Bédouin, et qui remplissait dans la commune les modestes fonctions de garde champêtre, ce qui se voyait d'ailleurs à sa plaque jaune bien astiquée luisant parmi les plis de sa blouse bleue toujours propre.

De bonheur pour le grand Lebrac, Bédouin, représentant de la force publique à Longeverne, était un peu sourd et n'y voyait plus très bien.

Il avait, revenant de sa tournée quotidienne ou presque, été arrêté par les hurlements et les cris de guerre de Lebrac se débattant aux mains des Velrans. Comme il se trouvait, par hasard, qu'il avait déjà été victime de farces et plaisanteries de la part de

certains " galapias " du village, il ne douta mie que les invectives virulentes de celui-là fuyant, autant dire à poil, ne fussent à son adresse. Il en douta de moins en moins quand il distingua, entre autres, les syllabes de " cochon " et de " salaud " qui, dans sa pensée droite et logique, ne pouvaient indubitablement s'appliquer qu'à un représentant de la " loa ". Résolu (le devoir avant tout) à punir cet insolent qui attentait du même coup aux bonnes múurs et à sa dignité de magistrat, il s'élança à sa poursuite pour le rattraper ou tout au moins le reconnaître et lui faire donner par " qui de droit " la fessée qu'il jugeait mériter.

Mais Lebrac vit Bédouin lui aussi, et, reconnaissant des intentions hostiles au " polisson ! " qu'il poussa, il biaisa vivement à gauche vers le haut du communal et disparut dans les buissons pendant que l'autre, brandissant son b‚ton, criait toujours de toute sa gorge :

- Petit saligaud ! que je t'attrape un peu Cachés dans le Gros Buisson, ahuris de cette apparition inattendue, les Longevernes suivaient la poursuite de Bédouin avec des yeux ronds comme des prunelles de chouettes.

- C'est lui ! c'est bien lui ! fit La Crique parlant de son chef.

- Il leur z-y-a encore joué un tour, remarqua Tintin. quel bougre, tout de même ! et l'inflexion de sa voix disait toute l'admiration qu'il professait pour son général.

- Ce vieux c... va-t-il nous emmerder longtemps ? reprit Camus, frottant de ses paumes sèches et calleuses ses douloureuses meurtrissures.

Et il songeait déjà à déléguer Tintin ou La Crique pour attirer Bédouin hors des lieux o˘ devait se cacher Lebrac, en poussant à l'adresse du garde quelques séries d'épithètes colorées et fortes, telles : vieille tourte, enfifré, sodomiss, vérolard d'Afrique et autres qu'ils avaient retenues au passage de certaines conversations entre les anciens du village.

Il n'en fut pas réduit à cet expédient, car le vieux briscard redescendit bientôt le chemin, jurant contre ces garnements à qui il tirerait les oreilles et qu'il " foutrait " bien, un jour ou l'autre, à " l'ousteau "

communal pour tenir compagnie, durant une heure ou deux, aux rats de la fromagerie.

Immédiatement Camus imita le tirouit de la perdrix grise, signal de ralliement de Longeveme, et, à la réponse qui lui vint, signala par trois nouveaux cris consécutifs, à son féal aux abois, que tout danger était momentanément écarté.

Bientôt, derrière les buissons, on aperçut, s'approchant en effet, la silhouette indécise d'abord et blanche de Lebrac, son petit baluchon à la main, puis se distinguèrent les traits de sa face contractée de colère.