- Ben mon vieux ! ben ma vieille
Ce fut tout ce que put dire Camus, qui, les larmes aux yeux et les dents serrées, brandit un poing menaçant dans la direction de Velrans.
Et Lebrac fut entouré.
Toutes les ficelles et toutes les épingles de la bande furent réquisitionnées afin de lui refaire une tenue tant qu'à peu près présentable pour rentrer au village. A un soulier, on mit de la ficelle de fouet, à l'autre de la ficelle de pain de sucre prise à une garde d'épée, des morceaux de tresse serrèrent les bas aux jarrets on trouva une épingle de nourrice pour rejoindre et maintenir les deux ouvertures du pantalon ; Camus même, ivre de sacrifice, voulait défaire sa fronde à "
lastique " pour en fabriquer une ceinture à son chef, mais l'autre noblement s'y opposa ; quelques épines bouchèrent les plus gros trous. La blouse, ma foi, pendait bien un peu en arrière ; la chemise irrémédiablement b‚illait à la cotisse et la manche déchirée dont manquait le morceau était un irrécusable témoin de la lutte terrible qu'avait soutenue le guerrier.
quand il fut tant bien que mai regaupé, jetant sur son accoutrement un coup d'oeil mélancolique et évaluant en lui-même la quantité de coups de pied au cul que lui vaudrait cette tenue, il résuma ses appréhensions en une phrase lapidaire qui fit frémir jusqu'au coeur toutes les fibres de ses soldats :
- Bon Dieu ! Ce que je vais être cerisé en rentrant !
Un silence morne accueillit cette prévision groupe évidemment ne voyait pas d'objections à faire et, dans la nuit qui tombait, ce fut la sabotée lamentable et silencieuse vers le village.
que différente fut cette rentrée de celle du lundi La nuit morne et pesante alourdissait leur tristesse pas une étoile ne se levait dans les nuages, qui, tout à coup, avaient envahi le ciel ; les murs gris qui bordaient le chemin avaient l'air d'escorter en silence leur désastre ; les branches des buissons pendaient en saule pleureur, et eux marchaient, traînaient les pieds comme si leur,, semelles eussent été appesanties de toute la détresse humaine et de toute la mélancolie de l'automne.
Pas un ne parlait pour ne point aggraver les préoccupations douloureuses du chef vaincu ,et, pour augmenter encore leur peine, leur parvenait dans le vent du sud-ouest le chant de victoire des Velrans glorieux qui rentraient dans leurs foyers :
Je suis chrétien, voilà ma gloire,
Mon espérance et mon ,soutien...
Car on était calotin à Verlans et rouge à Longeverne.
Au Gros Tilleul,on s'arrêta comme de coutume, et Lebrac rompit le silence :
- On se retrouvera demain matin, près du lavoir, au second coup de la messe, fit-il d'une voix qu'il voulait rendre ferme, mais o˘ perçait tout de même, dans une sorte de chevrotement, l'angoisse d'un avenir trouble, très incertain, ou plutôt trop certain.
- Oui, répondit-on simplement, et Camus le lapidé vint lui serrer les mains en silence, pendant que la petite troupe, très vite, s'égrenait par les sentiers et les chemins qui conduisaient chacun à son domicile respectif.
quand Lebrac arriva à la maison de son père, près de la fontaine du haut, il vit la lampe à pétrole allumée dans la chambre du poêle et, par un entreb‚illement de rideaux, il remarqua que sa famille était déjà en train de souper.
Il en frémit. Cette constatation coupait net ses dernières chances de ne pas être vu en la tenue plutôt débraillée, dans laquelle il se trouvait par le plus fatal des destins.
Mais il réfléchit que, un peu plus tôt ou un peu plus tard, il fallait tout de même y passer, et, résolu à tout recevoir, stoÔquement, il leva le loquet de la cuisine,,traversa la pièce et poussa la porte du poêle.
Le père de Lebrac tenait d'autant plus à " l'estruction " qu'il en était lui-même et totalement dépourvu ; aussi exigeait-il de son rejeton, dès que revenait la saison d'écolage, une application à l'étude qui vraiment ne se trouvait pas être en raison directe des aptitudes intellectuelles de l'élève Lebrac. Il venait de temps à autre conférer de ce sujet avec le père Simon et lui recommandait avec insistance de ne pas manquer son bon.
Ce ne serait certes pas lui qui le soutiendrait garnement et de le tanner chaque fois qu'il le jugerait comme certains parents nouillottes " qui savent pas y faire pour le bien de leurs enfants ", et quand le gars aurait été puni en classe, lui, le père, redoublerait la dose à la maison.
Comme on le voit, le père de Lebrac avait en pédagogie des idées bien arrêtées et des principes très nets, et il les appliquait, sinon avec succès, du moins avec conviction.
Il avait justement, en abreuvant les bêtes, passé ce soir-là près du maître d'école qui fumait sa pipe sous les arcades de la maison commune, près de la
fontaine du milieu, et il s'était enquis de la façon dont son fils se comportait.
Il avait naturellement appris que Lebrac jeune était resté en retenue jusqu'à quatre heures et demie, heure à laquelle il avait, sans broncher, récité la leçon qu'il n avait pas sue le matin, ce qui prouvait bien que, quand il voulait... n'est-ce pas...
- Le rossard ! s'était exclamé le père. Savez-vous bien qu'il n'emporte jamais un livre à la maison ? Foutez-lui donc des devoirs, des lignes, des verbes, ce que vous voudrez ! mais n'ayez crainte, j'vas le soigner ce soir, moi !
C'était dans cette même disposition d'esprit qu'il se trouvait, quand son fils franchit le seuil de la chambre.
Chacun était à sa place et avait déjà mangé sa soupe. Le père, sa casquette sur la tête, le couteau à la main, s'apprêtait à disposer sur un ados de choux les tranches de lard fumé coupées en morceaux plus ou moins gros suivant la taille et l'estomac de leur destinataire, quand la porte grinça et que son fils apparut.
- Ah ! te voilà, tout de même ! fit-il d'un petit air mi-sec, mi-narquois qui n'annonçait rien de bon.
Lebrac jugea prudent de ne pas répondre et gagna sa place au bas de la table, ignorant d'ailleurs tout des intentions paternelles.
Mange ta soupe, grogna la mère, elle est déjà toute " réfroidiete " !
- Et boutonne donc ton blouson, fit le père, tu m'as l'air d'un marchand de cabes
Lebrac ramena d'un geste aussi énergique qu'inutile sa blouse qui pendait dans son dos, mais n'agrafa rien, et pour cause.
- Je te dis d'agrafer ta blouse, répéta le père.
1 comment