Mais quand on en vint à la correction du devoir de système métrique, cela ne fut pas drôle du tout. Préoccupés comme ils l'étaient l'avant-veille, ils avaient oublié, en copiant, de changer des mots et de faire le nombre de fautes d'orthographe qui correspondait à peu près à leur force respective en la matière, force mathématiquement dosée par des dictées bihebdomadaires. Par contre, ils avaient sauté des mots, mis des majuscules o˘ il n'en fallait pas et ponctué en dépit de tout sens. La copie de Lebrac surtout était lamentable et se ressentait visiblement de ses graves soucis de chef.
Aussi fut-ce lui qui fut amené au tableau par le père Simon, cramoisi de colère, les yeux luisant derrière ses lunettes comme des prunelles de chat dans la nuit.
Comme tous ses camarades d'ailleurs, Lebrac était convaincu d'avoir copié : évidemment, ça ne faisait de doute pour personne, inutile de répliquer ; mais on voulait savoir au moins s'il avait su tirer quelque fruit de
cet exercice banni en principe des méthodes de la pédagogie moderne.
-
qu'est-ce que le mètre, Lebrac?
-
!...
-
qu'est-ce que le système métrique?
-
!...
-
Comment a-t-on obtenu la longueur du mètre ?
-
Euh !...
Trop éloigné de La Crique, Lebrac, les oreilles à l'aff˚t, le front effroyablement plissé, suait sang et eau pour se rappeler quelque vague notion ayant trait à la matière. Enfin, il se remémora vaguement, très vaguement, deux noms propres cités : Delambre et La Condamine, mesureurs célèbres de morceaux de méridien. Malheureusement, dans son esprit, Delambre s'associait aux pipes en écume qui flambaient derrière la vitrine de Léon le buraliste. Aussi, hasard‚t-il, avec tout le doute qui convenait en si grave occurrence :
- C'est, c'est, Lécume et Lecon... Lecon
- Hein ! qui ! quoi donc ! fit le père Simon au paroxysme de la colère.
Voilà que vous insultez les savants maintenant ! Vous en avez un de toupet, par exemple, et un joli répertoire, ma foi ! mes compliments, mon ami!
Et vous savez, ajouta-t-il pour assommer le malheureux, vous savez que votre père m'a recommandé de vous soigner!
Il paraît que vous n'en fichez pas la secousse à la maison ; toujours sur les quat'chemins à faire le galvaudeux, la gouape, le voyou, au lieu de songer à vous décrasser le cerveau.
Eh bien, mon ami ! si vous ne me répétez pas à onze heures tout ce que nous allons redire pour vous et pour vos camarades qui ne valent guère mieux que vous, je vous préviens, moi, que pour commencer, je vous foutrai en retenue de quatre à six tous les soirs, jusqu'à ce que ça marche! Voilà!
Le tonnerre de Zeus, tombant sur l'assemblée, n'e˚t pas provoqué stupeur plus profonde. Tous restaient écrasés par cette épouvantable menace.
Aussi Lebrac et les autres, du plus grand au plus petit, écoutèrent-ils ce jour-là avec une attention concentrée les paroles du maître exposant rageusement les abus des anciens systèmes de poids et mesures et la nécessité d'un système unique. Et s'ils n'approuvèrent point en leur for intérieur la mesure du méridien de Dunkerque à Barcelone, s'ils se réjouirent des ennuis de Delambre et des emm ... bêtements de Méchain, ils en retinrent avec soin les incidents et péripéties pour leur gouverne personnelle et leur sauvetage immédiat ; mais Camus et Lebrac et Tintin et La Crique même, partisan du " Progrès ", et tous les autres, se jurèrent bien, nom de Dieu, qu'en souvenir de cette terrible frousse ils préféreraient toujours mesurer par pieds et par pouces, comme avaient fait leurs pères et grands-pères, qui ne s'en étaient pas portés plus mal (la belle blague !) plutôt que d'employer ce sacré système de bourrique qui avait failli les faire passer pour couillons aux yeux de leurs ennemis.
L'après-midi fut plus calme. Ils avaient retenu l'histoire des Gaulois qui étaient de grands batailleurs et qu'ils admiraient fort. Aussi ni Lebrac, ni Camus, ni personne ne fut gardé à quatre heures, chacun, et le chef en particulier, ayant fait de remarquables efforts pour contenter cette vieille andouille de père Simon.
Cette fois, on allait voir.
Tintin avec ses cinq guerriers, qui avaient eu, à midi, la sage précaution de mettre leur go˚ter dans leurs poches, prirent les devants pendant que les autres allaient quérir leur morceau de pain, et quand, devant les ennemis apparaissant, retentit le cri de guerre de Longeveme : " A cul les Velrans! " ils étaient déjà habilement et confortablement dissimulés, prêts à toutes les péripéties du combat corps à corps.
Tous avaient les poches bourrées de cailloux ; quelques-uns même en avaient rempli leur casquette ou leur mouchoir ; les frondeurs vérifiaient les núuds de leur arme avec précaution ; la plupart des grands étaient armés de triques d'épines ou de lances de coudres avec des noeuds polis à la flamme et des pointes durcies ; certaines s'enjolivaient de naÔfs dessins obtenus en faisant sauter l'écorce : les anneaux verts et les anneaux blancs alternaient formant des bigarrures de zèbre ou des tatouages de nègre : c'était solide et beau, disait Boulot, dont le go˚t n'était peut-être pas si affiné que la pointe de sa lance.
Dès que les avant-gardes eurent pris contact par des bordées réciproques d'injures et un échange convenable de moellons, les gros des deux troupes s'affrontèrent.
A cinquante mètres à peine l'un de l'autre, disséminés en tirailleurs, se dissimulant parfois derrière les buissons, sautant à gauche, sautant à
droite pour se garer des projectiles, les adversaires en présence se défiaient, s'injuriaient, s'invitaient à s'approcher, se traitaient de l
‚ches et de froussards, puis se criblaient de cailloux, pour recommencer encore.
Mais il n'y avait guère d'ensemble ; tantôt c'étaient les Velrans qui avaient le dessus, et tout d'un coup les Longevernes, par une pointe hardie, reprenaient l'avantage, les triques au vent ; mais ils s'arrêtaient bientôt devant une pluie de pierres.
Un Velrans avait reçu pourtant un caillou à la cheville et avait regagné le bois en clochant ; du côté de Longeverne, Camus, perché sur son chêne d'o˘
il maniait la fronde avec une dextérité de singe, n'avait pu éviter le godon d'un Velrans, de Touegueule, croyait-il, qui lui avait choqué le cr
‚ne et l'avait tout ensaigné.
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