Je crois qu’il les faisait travailler comme pour un cirque. Mais le plus curieux, c’est qu’ensuite il les met à l’eau. Il s’arrête près d’une sale petite île, il va sur la côte en canot, il mesure les profondeurs ; après, il s’enferme là où il y a ces tanks, il ouvre le hatch sur le flanc du bateau et il met ces saletés à l’eau. Mon vieux, tu devrais les voir sauter par l’écoutille, l’un après l’autre, comme des phoques apprivoisés, toujours dix ou douze… Et la nuit, le vieux Toch va sur la côte avec on ne sait quelles caisses. Personne ne doit savoir ce qu’il y a dedans. Puis, on va plus loin. Voilà comment ça se passe avec le vieux Toch, Jens. C’est bizarre, drôlement bizarre… Le regard de Dingle devint fixe… — Dieu du ciel, Jens, moi ça me donnait des angoisses ! Je buvais, mon vieux, je buvais comme un cinglé ; et quand je les entendais trottiner la nuit sur tout le bateau et faire le beau et faire « ts…ts…ts… » je me disais parfois, eh, mon gars, c’est peut-être la boisson. Ça m’est déjà arrivé une fois à Frisco, tu sais, Jensen, mais alors je ne voyais rien que des araignées. De-li-rium, qu’ils disaient, les médecins du Sailor Hospital. Alors, je ne sais pas. Mais après, j’ai demandé à Big Bing s’il avait aussi vu ça pendant la nuit et il m’a dit que oui. Paraît qu’il a vu de ses propres yeux un lézard appuyer sur la poignée de la porte et entrer dans la cabine du capitaine. Alors, je ne sais pas, Joe aussi il buvait comme un trou. Tu crois qu’il avait le delirium, Bing ? Qu’est-ce que tu crois, Jens ?

Le Suédois Jensen se contenta de hausser les épaules.

— Et l’Allemand Peters, il a dit que sur les Manihiki Islands, quand il a amené le capitaine sur la côte, il s’est caché derrière les rochers pour voir ce qu’il faisait avec ses caisses, le vieux Toch. Mon vieux, il paraît que les lézards les ouvraient tout seuls quand le vieux leur donnait un levier. Et tu sais ce qu’il y avait dans ces caisses ? Des couteaux, qu’il m’a dit, mon pote. Des couteaux longs comme ça et des trucs dans ce genre. Mon vieux, c’est vrai que je ne le crois pas, Peters, parce qu’il porte des lunettes sur son nez. Mais c’est curieux. Qu’est-ce que tu en dis ?

Des veines se gonflèrent sur le front de Jensen :

— Eh bien, je vais te dire une chose, grogna-t-il, que ton Allemand, il fourre son nez dans des affaires qui ne le regardent pas, tu comprends ? Et je te dis que je lui conseille pas.

— Tu n’as qu’à lui écrire, ironisa l’Irlandais. La meilleure adresse c’est en enfer, c’est là que tu risques de le trouver. Et sais-tu ce qui me paraît drôle ? C’est que de temps en temps, le vieux Toch va visiter ces lézards aux endroits où il les a laissés. Je ne te blague pas, Jens. Il se fait débarquer sur la côte pendant la nuit et il ne rentre que le matin. Dis-moi un peu, Jensen, qu’est-ce qu’il va chercher là ? Et dis-moi ce qu’il y a dans les petits paquets qu’il envoie en Europe ? Pense un peu, un petit paquet grand comme ça et il le fait assurer pour mille livres.

— Comment tu sais ça ? demanda le Suédois qui s’était encore rembruni.

— On sait des choses, on en sait, dit Dingle évasivement. Et tu sais où il va les chercher ces lézards, le vieux Toch ? À Devil Bay. Dans la Baie du Diable, Jens. J’ai une connaissance là-bas, un agent, un homme qui a de l’instruction et il me dit, mon vieux, c’est pas des lézards apprivoisés, ça. Pas le moins du monde ! C’est des histoires de bonne femme comme quoi ce sont seulement des bêtes. Ne te laisse pas raconter d’histoires, mon gars, dit Dingle en clignant des yeux d’un air significatif.