Eh oui, c’est ainsi, Jensen, tu vois. Et tu viendras me dire que le Captain Van Toch est all right.

— Répète ça ! fit le grand Suédois d’une voix rauque et menaçante.

— Si le vieux Toch était all right, il ne promènerait pas des diables de par le monde… et il ne les planterait pas partout sur ces îles comme des punaises dans une fourrure. Il en a bien débarqué des milliers un peu partout. Le vieux Toch a vendu son âme au diable, mon vieux. Et je m’en vais te dire ce qu’ils lui donnaient en échange, les diables. Des rubis, des perles et des choses dans ce goût-là ; tu penses bien qu’on ne se vend pas pour rien.

Jens Jensen devint écarlate :

— Ça te regarde ? hurla-t-il en frappant sur la table. Occupe-toi de tes foutues affaires.

Le petit Dingle sursauta d’effroi :

— Mais je t’en prie, balbutia-t-il, qu’est-ce que tu as, tout d’un coup ?… Je te dis seulement ce que j’ai vu. Et si tu veux, alors, j’ai seulement rêvé. Parce que c’est toi, Jensen. Si tu veux, je dirai que c’est le delirium. Faut pas te fâcher, Jensen. Tu sais bien que ça m’est déjà arrivé une fois, à Frisco. Un cas grave, qu’ils disaient, les médecins au Sailor Hospital. Mon vieux, je te jure, j’ai seulement rêvé que je les ai vus, ces lézards, ou ces diables, ou quoi. Ils n’existent pas.

— Si, ils existent, Pat, dit le Suédois sombre. Je les ai vus.

— Mais non, Jens, insistait Dingle. C’était le delirium. Le vieux Toch est all right, mais il ne devrait pas les amener dans tous ces coins, les diables. Tu sais quoi ? Quand je serai chez moi, je ferai dire une messe pour son âme. Que je sois damné si je ne fais pas dire une messe.

— Dans notre religion ça ne se fait pas, fit mélancoliquement Jensen. Et qu’est-ce que tu crois, Pat, c’est utile de faire dire une messe pour quelqu’un ?

— Et comment, mon vieux ! s’exclama l’Irlandais. Chez nous, on m’a parlé de cas où ça a fait du bien, ben oui, dans les cas les plus graves. En général contre les diables et le reste, tu comprends ?

— Bon, alors je vais aussi faire dire une messe catholique, décida Jens Jensen. Mais je vais la faire dire ici, à Marseille. Je crois bien que, dans cette grande église, c’est moins cher, un prix de gros, quoi.

— Peut-être bien, mais une messe irlandaise, c’est mieux. Chez nous, il y a des ratichons du diable, de vrais magiciens. Comme des fakirs ou des païens.

— Écoute-moi bien, Pat, dit Jensen. Je te donnerais bien douze francs pour cette messe. Mais tu es un salaud, vieux frère, tu les boiras.

— Jens, je ne prendrais pas un tel péché sur moi. Mais, attends, pour que tu me croies, je vais te donner un reçu pour ces douze francs, tu veux ?

— Ça pourrait aller, acquiesça le Suédois, qui aimait que tout soit en règle.

Dingle emprunta un bout de papier et un crayon et appuya ses bras sur la table :

— Alors, qu’est-ce que je mets ?

Jens Jensen regardait par-dessus son épaule :

— Eh bien, en haut tu marques que c’est un reçu.

Et M. Dingle écrivit lentement, en tirant la langue, d’un crayon humecté de salive :

Reçu
je reconnais parla présente avoir ressu de Jens
Jensen douz francs pour une messe pour
L’Amme de Captain Toch

Pat Dingle

— Ça va comme ça ? demanda Dingle, qui n’était pas sûr de lui. Et lequel de nous deux doit garder le document ?

— Toi, bien sûr, imbécile, dit le Suédois avec assurance.