C’était bête de ma part. Comme il est devenu rouge, le capitaine, et comme sa moustache s’est hérissée quand il a dit : « Excusez-moi, Monsieur » et qu’il a claqué la porte. C’est gênant. Drôlement gênant. Il ne devrait pas être si grossier, le capitaine. Il est à moi, ce yacht, non ? C’est que le capitaine, lui, n’a pas de chérie pour lui tenir compagnie, le pauvre, ce n’est pas juste de lui demander ces choses-là. Puisqu’il est obligé d’être seul, je veux dire. Et pourquoi elle a pleuré, Li, quand Fred a dit que c’est Judy qui a les plus jolies jambes ? Après, elle a dit que Fred est un mal élevé et qu’il lui gâche tout le plaisir du voyage… Pauvre petite Li. Et maintenant, les filles ne se parlent plus. Et quand j’ai voulu parler à Fred, Judy l’a appelé comme si c’était son chien. Pourtant, c’est mon meilleur camarade, Fred. Bien sûr, puisqu’il est l’amant de Judy, il faut qu’il dise que c’est elle qui a les plus jolies jambes ! C’est vrai qu’il n’avait pas besoin d’insister. C’était manquer de tact envers la pauvre petite Li ; Li a raison de dire que Fred est un rustre vaniteux. Oui, un vrai rustre. C’est vrai que je l’imaginais autrement, ce voyage. Quelle idée d’amener ce Fred ? »
Monsieur Abe constata que, loin de contempler encore avec ivresse la mer couleur de nacre, c’était au contraire avec une mine fort sombre qu’il faisait couler entre ses doigts le sable mêlé de petits coquillages. Papa Loeb avait dit : « Tâche de voir un peu le monde. » Avons-nous déjà vu un peu le monde ? Monsieur Abe tenta de se rappeler ce qu’il avait déjà vu, mais la seule image qui lui venait à l’esprit était celle de Li chérie et de Judy montrant leurs jambes et Fred, ce Fred aux épaules carrées, accroupi devant elles. Le visage d’Abe se rembrunit encore davantage. Comment s’appelle donc cet atoll ? Taraiva, a dit le capitaine, ou Tahoura, ou bien Taraihatouaratahouara. Et si on rentrait et si on disait au vieux Jesse : « Dad, on est allé jusqu’à Taraihatouaratahouara. » « Si au moins je n’avais pas fait venir le capitaine, se désolait Monsieur Abe. Il faut que je parle à Li qu’elle ne recommence pas. Bon Dieu, comment se fait-il que je l’aime si terriblement ! Quand elle se réveillera, je vais lui parler. Je vais lui dire qu’on pourrait se marier… » Monsieur Abe avait les yeux pleins de larmes ; Mon Dieu, c’est de l’amour, ça, cette douleur, ou bien cette immense douleur faisait-elle partie de son amour ?
Les paupières luisantes, fardées de bleu de Li chérie, semblables à de tendres coquillages, frémirent :
— Abe, fit-elle d’une voix somnolente, tu sais ce que je suis en train de me dire ? C’est qu’ici, sur cette petite île, on pourrait faire un film merveilleux.
Monsieur Abe faisait couler du sable fin sur ses malheureuses jambes poilues :
— C’est une idée sensationnelle, ma chérie. Et quel film ?
Li chérie ouvrit ses yeux incroyablement bleus :
— Eh bien, par exemple… Imagine-toi que je serais Robinson sur cette île. Un Robinson féminin. Tu ne trouves pas que c’est une idée tout ce qu’il y a de plus original ?
— Oui, dit Monsieur Abe avec quelque hésitation. Et comment tu y arriverais dans cette île ?
— C’est facile, ça, dit la petite voix douce. Tu vois, c’est tout simple. Notre yacht ferait naufrage dans une tempête, vous seriez tous noyés, toi, Judy, le capitaine et tout le monde.
— Et Fred aussi ? Tu sais que Fred nage comme un as ?
Le front lisse se fronça :
— Eh bien alors, il faut que Fred soit dévoré par un requin. Oui, ce serait épatant comme détail, fit la chérie en battant des mains. Car Fred a un corps follement beau, tu ne trouves pas ?
Monsieur Abe soupira :
— Et ensuite ?
— Et moi, je me serais évanouie et une vague me jetterait sur la plage.
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