Je serais en pyjama, le bleu, tu sais, avec des rayures, qui t’a tellement plu avant-hier.

Et entre ses tendres paupières, elle laissa couler un regard représentant fort à propos la séduction féminine :

— D’ailleurs on pourrait faire un film en couleurs, Abe. Tout le monde dit que le bleu va si bien avec mes cheveux.

— Et qui te trouverait ici ? demanda Abe un peu sèchement.

La chérie réfléchit un moment :

— Personne. Parce qu’alors je ne serais pas Robinson, s’il y avait des gens ici, dit-elle avec une logique surprenante. C’est pour ça que cc serait un rôle merveilleux, Abe, parce que je serais toute seule tout le temps. Imagine-toi Lily Valley dans le grand rôle, dans le seul rôle.

— Et qu’est-ce que tu ferais pendant tout le film ?

Li s’accouda :

— J’y ai déjà pensé. Je me baignerais et je chanterais sur un rocher.

— Dans ton pyjama ?

— Sans pyjama, dit la chérie. Tu ne crois pas que ça aurait un succès fou ?

— Tu ne peux tout de même pas être nue tout le long du film, grommela Abe qui n’était absolument pas d’accord.

— Pourquoi pas ? s’étonna naïvement la chérie. Qu’est-ce que ça peut faire ?

Monsieur Abe fit entendre quelque chose d’incompréhensible.

— Et ensuite, méditait Li… attends, j’y suis. Je serais enlevée par un gorille, tu sais, un affreux gorille noir et poilu.

Monsieur Abe rougit et essaya d’enfouir ses maudites jambes encore plus profondément dans le sable :

— Mais il n’y a pas de gorilles ici, objecta-t-il d’un ton peu convaincant.

— Si, il y en a. Il y a toutes sortes de bêtes ici. Il faut voir ça en artiste, Abe. Un gorille, ça ferait formidablement bien avec ma peau. Tu as remarqué les poils qu’elle a sur les jambes, Judy ?

— Non, dit Abe, tout désolé du tour que prenait la conversation.

— Des jambes affreuses, déclara la chérie en regardant ses mollets. Et lorsque le gorille m’aura prise dans ses bras, un jeune sauvage splendide sortira de la forêt et il assommera le gorille.

— Comment serait-il habillé ?

— Il aurait un arc, dit la chérie sans hésitation. Et une couronne de fleurs sur la tête. Ce sauvage me ferait prisonnière et m’amènerait au camp des cannibales.

— Il n’y en a pas ici, des cannibales, dit Abe, soucieux de la réputation de l’île Tahouara.

— Mais si, il y en a. Ces cannibales voudraient m’immoler à leurs idoles en chantant des chansons hawaiiennes. Tu sais, comme les nègres au restaurant Paradise. Mais ce jeune cannibale tomberait amoureux de moi, soupira la chérie en écarquillant scs yeux émerveillés, et puis un autre sauvage tomberait aussi amoureux de moi, mettons le chef des cannibales… et puis un Blanc…

— Et d’où il sortirait ce Blanc ? demanda Abe à toutes fins utiles.

— Ce serait leur prisonnier. Peut-être un célèbre ténor qui serait tombé entre les mains des sauvages. C’est pour qu’il puisse chanter dans le film.

— Et comment serait-il habillé ?

La chérie contemplait ses gros orteils :

— Il devrait être… sans rien… comme les cannibales.

Monsieur Abe secoua la tête :

— Ma chérie, ça ne marcherait pas. Tous les grands ténors sont terriblement gras.

— C’est dommage, regretta la chérie. Alors on pourrait donner le rôle à Fred et le ténor se contenterait de chanter. Tu sais bien comment on la fait, la synchronisation dans les films.

— Mais Fred a été dévoré par un requin !

La chérie se vexa :

— Il ne faut pas être si terriblement réaliste, Abe. Il est impossible de parler art avec toi. Et le chef me couvrirait tout entière de colliers de perles…

— Où est-ce qu’il les prendrait ?

— Il y en a des tas ici, de perles, affirma Li. Et Fred serait jaloux et boxerait avec lui sur un rocher, au-dessus des vagues. Fred serait épatant, comme silhouette contre le ciel, tu ne crois pas ? Hein que c’est une idée sensationnelle ? Et tous les deux tomberaient à la mer… La chérie rayonnait. — Et c’est à ce moment qu’on pourrait mettre le détail avec le requin. Qu’est-ce qu’elle râlerait, Judy, si Fred jouait dans un film avec moi ! Et moi, je me marierais avec le beau sauvage…

Li aux cheveux d’or se leva d’un bond :

— Nous serions là, sur la côte… contre le coucher du soleil… tout nus… et le film s’achèverait lentement…

Li rejeta son peignoir de bain :

— Je vais dans l’eau…

— Pas pris ton maillot ? lui rappelait Abe atterré, tout en se tournant vers le yacht pour voir si personne ne regardait ; mais Li chérie dansait déjà sur le sable qui descendait vers la lagune.

« …Il faut dire qu’elle est mieux en robe. » Le jeune homme entendit tout à coup en lui-même une voix brutalement froide et critique et il fut désolé de son absence d’enthousiasme amoureux. Il se sentait presque en faute ; mais… well, quand Li est en petite robe et en escarpins, c’est… well, on dirait que c’est plus beau.

« Tu veux sans doute dire plus décent », se défendait Abe contre la voix froide.

Well, ça aussi.