Mais c’était inutile. Li ne se serait retournée pour rien au monde.

D’autres ombres sortaient de la mer et avançaient en un large demi-cercle. Il y en a déjà au moins soixante, estime Abe. Cette tache blanche là-bas, c’est le peignoir de Li chérie. Le peignoir dans lequel elle dormait encore tout à l’heure. Entre-temps, les bêtes avaient déjà atteint cette tache blanche largement étalée sur le sable.

C’est alors qu’Abe fit quelque chose de tout naturel et d’insensé, tel le preux de Schiller qui entra dans la cage du lion pour y chercher le gant de la dame de son cœur. On n’y peut rien – il y a de ces choses naturelles et insensées que les hommes devront faire tant que le monde sera monde. Sans réfléchir, la tête haute, les poings serrés, Monsieur Abe s’en fut au milieu des bêtes pour chercher le peignoir de Li chérie.

Les bêtes reculèrent un peu, mais ne s’enfuirent point. Abe ramassa le peignoir, le jeta sur son bras comme un toréador et resta planté là.

— Abe… se lamentait-on désespérément derrière lui.

Monsieur Abe se sentait infiniment fort et courageux :

— Alors quoi ? dit-il à ces bêtes et il fit encore un pas vers elles. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Ts, ts, fit une des bêtes avec un claquement de langue, puis elle aboya d’une voix cassée de vieillard : — Naïf !

— Naïf ! se répétait plus loin le même aboiement, naïf, naïf !

— A – be !

— N’aie pas peur, Li ! cria Abe.

— Li, entendit-il aboyer devant lui. Li. Li. A-be.

Abe crut rêver :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Naïf !

— A-be ! piaillait Li chérie. Viens ici !

— Tout de suite. Vous voulez dire knife ? Je n’ai pas de couteau. Je ne vous ferai rien. Que voulez-vous encore ?

— Ts, ts, faisait la bête en claquant de la langue et en avançant vers lui à pas dandinants.

Abe restait là, les jambes écartées, le peignoir sur son bras ; il ne reculait pas.

— Ts, ts, dit-il. Qu’est-ce que tu veux ?

On aurait dit que la bête lui tendait sa patte de devant, mais cela ne disait rien à Abe :

— Quoi ? fit-il avec quelque dureté.

— Naïf, aboya la bête, et on vit tomber de sa patte quelque chose de blanchâtre, comme une gouttelette. Mais ce n’était pas une goutte d’eau, car ce quelque chose roulait.

— Abe, sanglotait Li, ne me laisse pas ici !

Monsieur Abe ne ressentit aucune crainte.

— Ôte-toi de là ! dit-il à la bête en lui donnant un coup de peignoir.

La bête recula à la hâte, maladroitement. Maintenant Abe pouvait s’éloigner sans déshonneur, mais il tenait à montrer tout son courage à Li. Il se baissa donc pour regarder cette chose blanchâtre que la bête avait laissé tomber de sa patte. C’étaient trois petites billes dures, lisses, d’un brillant mat. Monsieur Abe les approcha de ses yeux, car le crépuscule tombait.

— Abe, hurlait la chérie abandonnée, Abe !

— J’arrive, cria Monsieur Abe. Li, j’ai quelque chose pour toi. Li, Li, je t’apporte quelque chose !

Faisant virevolter le peignoir de bain au-dessus de sa tête, Monsieur Abe courait le long du rivage comme un jeune dieu.

Li était là, accroupie, toute tremblante et recroquevillée :

— Abe, sanglotait-elle en claquant des dents, Abe, comment peux-tu… comment peux-tu…

Abe se mit solennellement à genoux devant elle :

— Lily Valley, les dieux de la mer, c’est-à-dire les Tritons, sont venus te rendre hommage. Je dois te dire de leur part que depuis que Vénus est sortie de l’écume aucune artiste ne leur a fait une impression aussi formidable que toi. Pour te manifester leur admiration, ils t’envoient… Abe tendit la main… ces trois perles que voici. Regarde.

— Raconte pas d’histoires, larmoyait Li chérie…

— Je ne blague pas, Li. Regarde donc, ce sont de vraies perles.

— Montre, grogna Li, qui prit les petites billes entre ses doigts tremblants : — Abe, souffla-t-elle, mais c’est des perles. Tu les as trouvées dans le sable ?

— Mais Li, ma chérie, les perles ne se trouvent pas dans le sable !

— Mais si, affirma la chérie.