Aujourd’hui j’étais tout simplement affreuse…
— Et qui va filmer ça ?
— Abe. Comme ça, il servira au moins à quelque chose. Et il faudra que Judy nous éclaire s’il fait déjà noir.
— Et Fred ?
— Fred aurait un arc et une couronne sur la tête et si les Tritons veulent m’enlever, alors il les abattra, non ?
— Merci bien, dit Fred en montrant ses dents. Mais je préfère mon revolver. Et je crois que le capitaine devrait aussi être de la partie.
Les moustaches du capitaine se hérissèrent d’un air martial :
— Ne vous en faites pas. Je ferai le nécessaire.
— C’est-à-dire ?
— Trois hommes de l’équipage, Monsieur. Et bien armés, Monsieur.
Li fit montre d’un étonnement charmant :
— Vous croyez que c’est si dangereux que ça, capitaine ?
— Je ne crois rien, mon petit, grogna le capitaine. Mais j’ai des ordres de Mr. Jesse Loeb, du moins en ce qui concerne Monsieur Abe.
Les messieurs s’attaquèrent avec enthousiasme aux détails techniques de l’entreprise ; Abe cligna de l’œil à la chérie, entre autres, pour lui dire d’aller dormir. Li s’en fut docilement.
— Tu sais, Abe, dit-elle dans sa cabine, je pense que ça sera un film formidable.
— Oui, chérie, acquiesça Monsieur Abe et il voulut l’embrasser.
— Pas aujourd’hui, Abe, se défendait la chérie. Tu dois tout de même comprendre qu’aujourd’hui je dois me concentrer.
■
Miss Li se concentra intensément toute la journée du lendemain ; Greta, la pauvre femme de chambre, était débordée : bains avec des sels et des produits essentiels, shampooing au Nurblond, massage, pédicure, ondulation et coiffure, repassage et essayage de robes, retouches, maquillage et j’en passe sans doute ; Judy elle-même était entraînée par ce tourbillon et aidait Li chérie. (Il est des moments difficiles où les femmes se manifestent une surprenante solidarité, comme par exemple lorsqu’il s’agit de s’habiller.) Tandis que cette activité fiévreuse régnait dans la cabine de Mademoiselle, les hommes s’étaient installés à leur façon ; déplaçant sur la table cendriers et petits verres, ils mettaient au point un plan stratégique, décidant des positions et des responsabilités de chacun en cas d’alerte ; plusieurs fois le capitaine fut gravement offensé dans la grande question de prestige, celle du commandement. L’après-midi, ils transportèrent sur la plage la caméra, une mitraillette, un panier avec des vivres et des couverts, des fusils, le gramophone et autre matériel de guerre ; tout cela fut magistralement camouflé sous des feuilles de palmier. Avant le coucher du soleil, trois hommes armés de l’équipage prirent déjà leur faction ainsi que le capitaine, en qualité de commandant en chef. Ensuite on transporta sur la plage un énorme panier contenant quelques menus objets dont Miss Lily Valley avait besoin. Puis Fred arriva en canot, accompagné de Miss Judy. Puis le soleil se mit à décliner dans toute sa splendeur tropicale.
Entre-temps, voici la dixième fois que Monsieur Abe frappe à la porte de la cabine de Miss Lily :
— Chérie, il est vraiment grand-temps !
— Tout de suite, tout de suite, répond la voix de la chérie. Je t’en prie, ne m’énerve pas. Il faut bien que je m’habille, non ?
Cependant le capitaine examine la situation. Là-bas, sur l’eau du golle on voit briller une longue bande rectiligne qui sépare la mer agitée de vagues du calme étang de la lagune. Comme s’il y avait là, sous l’eau, une sorte de digue ou de brise vagues, se dit le capitaine ; un banc de sable, peut-être, ou un récif de corail, mais on dirait presque un ouvrage artificiel. Drôle d’endroit. Sur l’eau calme de la lagune, de-ci de-là, on voit émerger des têtes noires qui se dirigent vers la côte. Le capitaine, inquiet, pince ses lèvres et saisit son revolver. Il aurait mieux valu, se dit-il, que ces bonnes femmes restent sur le bateau. Judy se met à trembler et s’accroche à Fred. Comme il est fort, comme je l’aime !
Enfin, le dernier canot se détache du yacht. Il emporte Miss Lily Valley en maillot de bain blanc et en négligé transparent, costume dans lequel les vagues vont sans doute jeter la naufragée sur la côte ; les deux autres passagers sont Miss Greta et Monsieur Abe.
— Pourquoi rames-tu si lentement, Abe ? lui reproche la chérie.
Monsieur Abe voit les têtes noires avançant vers la plage et ne dit rien.
— Ts — ts.
— Ts.
Monsieur Abe tire le canot sur le sable et aide Li chérie et Miss Greta à descendre.
— Cours vite à la caméra, lui souffle l’artiste. Quand je te dirai : « maintenant », tu te mettras à tourner.
— Mais on n’y verra plus.
— Alors il faut que Judy nous éclaire. Greta !
Monsieur Abe a pris son poste près de la caméra, l’artiste se pose sur le sable comme un cygne mourant et Miss Greta arrange les plis de son négligé.
— Qu’on voie un peu mes jambes, souffle la naufragée. Ça y est ? Alors filez ! Abe, maintenant !
Abe commence à tourner la manivelle.
— Lumière, Judy !
Point de lumière.
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