UN CAPITAINE COURAGEUX ATTAQUE DES MONSTRES PRÉHISTORIQUES. Mon gars, ce titre, il faut que ça résonne !

— Édition spéciale, clamait Abe. UNE ARTISTE DE CINÉMA ATTAQUÉE PAR DES MONSTRES MARINS ! LE SEX-APPEAL DE LA FEMME MODERNE TRIOMPHE DES SALAMANDRES PRÉHISTORIQUES. LES REPTILES FOSSILES PRÉFÈRENT LES BLONDES.

— Abe, déclara Li chérie, j’ai une idée..,

— Laquelle ?

— Pour un film. Un truc épatant. Imagine-toi que je me baignerais au bord de la mer…

— Il te va drôlement bien, ce maillot, Li, dit Abe à la hâte.

— N’est-ce pas ? Et ces Tritons tomberaient amoureux de moi et ils m’emporteraient au fond de la mer. Et je serais leur reine.

— Au fond de la mer ?

— Oui, sous l’eau. Dans leur royaume mystérieux, tu comprends ? Puisque là-bas ils ont une ville et tout ça.

— Mais, chérie, tu te noierais ?

— Ne crains rien, je sais nager, dit Li chérie, insouciante. Je ne remonterais sur la plage qu’une fois par jour pour respirer.

Et Li fit une démonstration d’exercice respiratoire, en gonflant sa poitrine et en étendant ses bras d’un geste langoureux.

— Comme ça, tu vois ? Et sur la plage quelqu’un tomberait amoureux de moi… un jeune pêcheur par exemple. Et moi, je tomberais amoureuse de lui. Terriblement, soupira la chérie. Tu sais, il serait très beau et fort. Et ces Tritons voudraient le noyer, mais moi, je le sauverais et j’irais avec lui dans sa cabane. Et puis, on serait assiégés par les Tritons et ensuite… ben ensuite vous autres, vous pourriez nous libérer.

— Li, dit gravement Fred. C’est tellement idiot que je te jure que ça pourrait être filmé. Ça m’étonnerait que le vieux Jesse n’en tire pas une super-production.

Fred avait raison : en temps voulu on en fit une superproduction des Jesse Loeb Pictures avec Miss Lily Valley dans le grand rôle ; jouaient aussi dans ce film six cents Néréides, un Neptune et douze mille figurants déguisés en diverses salamandres préhistoriques. Mais avant d’en arriver là, beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts et beaucoup d’événements s’étaient produits ; notamment :

1) l’animal captif que l’on gardait dans la baignoire de Li chérie fut pendant deux jours l’objet d’un vif intérêt de la part de tous les voyageurs. Le troisième jour, il cessa de bouger et Miss Li soutenait que le pauvre avait le mal du pays ; le quatrième jour, il commençait à sentir mauvais et il fallut le jeter à la mer dans un état de décomposition avancé.

2) Sur tous les clichés pris près de la lagune, deux seulement étaient utilisables. Sur l’un, on voyait Li chérie, horrifiée, accroupie et agitant désespérément les bras pour repousser les bêtes dressées devant elle. Tout le monde soutenait que c’était un cliché sensationnel. Sur l’autre, on voyait trois hommes et une jeune fille, à genoux, le nez contre la terre ; on les voyait tous trois de derrière et ils avaient l’air de se prosterner devant quelque chose. Ce cliché fut supprimé.

3) Pour ce qui est des titres de journaux, on les utilisa presque tous (oui, même la faune antédiluvienne) dans des centaines et des centaines de journaux, d’hebdomadaires et de revues en Amérique et dans le monde entier ; ils étaient accompagnés d’un récit des événements avec force détails et clichés, comme la photographie de Li chérie parmi les lézards, la photographie de la salamandre elle-même, dans la baignoire, la photographie de Miss Judy, de Mr. Abe Loeb, de Baseball Fred, du capitaine du yacht, du yacht Gloria Pickford, de l’île Taraiva et des perles disposées sur du velours noir. Ainsi la carrière de Li chérie fut faite ; elle refusa même de paraître dans un music-hall et dit aux reporters qu’elle entendait se consacrer uniquement à l’art.

4) Il se trouva bien sûr des gens qui, arguant de leur spécialité, affirmaient que – à en juger d’après les clichés – il ne s’agissait pas de lézards mais d’une espèce de salamandre. Des personnes encore plus qualifiées déclarèrent ensuite que cette espèce de salamandre n’était pas connue de la science et que par conséquent elle n’existait pas. Il en résulta un grand débat dans la presse qui fut clos par le professeur J.W. Hopkins (Yale Un.) qui déclara qu’après examen des clichés, il avait conclu à un bluff ou bien à un truquage cinématographique. Les animaux représentés rappelaient quelque peu, disait-il, la grande salamandre cryptobranchienne (Cryptobranchus japonicus Megalobrachtus) mais imitée sans exactitude, gauchement, par de vrais dilettantes. C’est ainsi que, du point de vue scientifique, l’affaire fut réglée pour de longues années.

5) Enfin, en temps et lieu, Mr. Abe Loeb épousa Miss Judy. Son meilleur ami, Baseball Fred fut témoin au mariage qui se déroula en grande cérémonie, en présence de nombreuses personnalités de premier plan des cercles politiques, artistiques et autres.

VIII
Andrias Scheuchzeri

De quoi les gens n’iront-ils pas se mêler ? Il ne leur suffisait donc pas que le professeur J.W. Hopkins (Yale Un.) qui, à l’époque, faisait autorité dans le domaine des reptiles eût déclaré que ces mystérieuses créatures n’étaient qu’un bluff scientifique ? Dans la presse spécialisée et dans les journaux, on vit se multiplier les informations sur l’apparition d’animaux jusqu’alors inconnus, ressemblant à d’énormes salamandres, un peu partout dans l’océan Pacifique. Des renseignements relativement sérieux citaient les îles Salomon, Kapingamarangi, Butaritari et Tapeteua ainsi que tout un groupe d’autres îles : Nukufetau, Funafuti, Nukonomo et Fukaofu ; d’autres les avaient vus plus loin encore, à Hiau, Uakuha, Uapu et Pukapuka. On citait les rumeurs au sujet des diables du capitaine Van Toch (surtout dans la région mélanésienne) et des tritons de Mademoiselle Lily (plutôt en Polynésie) ; les journaux furent d’avis qu’il s’agissait de divers monstres marins et antédiluviens, particulièrement parce que c’était l’été et qu’on manquait de copie.