Une comparaison ostéologique a permis d’identifier nos salamandres à l’ancienne salamandre Andrias, supposée éteinte. Le mystérieux lézard préhistorique, comme l’ont appelé les journaux, n’est donc autre que la salamandre fossile cryptobranchienne Andrias Scheuchzeri ; ou bien, s’il faut lui donner un nouveau nom le Cryptobranchus Tinckeri Erectus, ou bien encore la grande salamandre polynésienne.

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… Une énigme subsiste cependant : comment cette intéressante mégalosalamandre a-t-elle pu jusqu’à présent échapper à l’attention des savants alors qu’on la trouve si nombreuse du moins sur les îles Rakanga et Tongarewa, dans l’archipel de Manihiki. Même Randolph et Montgomery dans leur ouvrage Deux années dans l’archipel de Manihiki (1885) n’y font aucune allusion. Les indigènes soutiennent que cet animal – qu’ils considèrent d’ailleurs comme venimeux – a fait son apparition il y a six ou huit ans. Ils racontent que ces « diables marins » sont capables de parler(!) et que dans les golfes qu’ils habitent, ils construisent de vastes systèmes de digues et de jetées, pareils à des villes sous-marines. Ils disent que, dans ces golfes l’eau est calme comme un étang pendant toute l’année ; ils disent encore que les salamandres creusent sous l’eau des tanières et des mètres et des mètres de couloirs où elles se tiennent pendant la journée ; ils disent aussi que pendant la nuit elles viennent voler des patates et des topinambours et s’emparent de houes et d’autres outils. En général, elles ne sont pas aimées et les gens en ont même peur ; il n’est pas rare qu’ils aient préféré partir ailleurs. Il s’agit évidemment ici de légendes primitives et de superstitions qui s’expliquent uniquement par l’aspect repoussant et par la station droite et quelque peu humaine des inoffensives mégalosalamandres.

Il faut aussi observer la plus grande réserve au sujet des dires de certains voyageurs affirmant que ces salamandres se trouvent aussi sur d’autres îles que celles de l’archipel de Manihiki. Par contre, on peut sans aucun doute identifier la récente empreinte d’une patte de derrière trouvée sur la côte de l’île Tongatabu et publiée par le capitaine Croisset dans La Nature comme l’empreinte d’Andrias Scheuchzeri. Cette découverte est d’autant plus importante qu’elle rattache la présence de salamandres dans l’archipel Manihiki à la région australo-néozélandaise où l’on trouve tant de vestiges d’une faune très ancienne ; rappelons en particulier le lézard « antédiluvien » Hatterii ou Tuatour qui vit jusqu’à nos jours dans l’île Stephen. Dans ces îlots perdus, généralement peu peuplés et à peine touchés par la civilisation, des vestiges de types animaux ailleurs éteints ont pu, de-ci de-là, se conserver. Nous pouvons maintenant, grâce à M.J.S. Tincker, joindre au lézard fossile Hatterii la salamandre antédiluvienne. Le bon Dr Johannes Jakob Scheuchzer pourrait maintenant assister à la résurrection de son Adam d’Öningen.

Cette savante communication aurait certainement dû faire la lumière sur le problème des mystérieux monstres marins dont on avait déjà tant parlé. Malheureusement, on assista en même temps à la publication d’un rapport du chercheur hollandais Van Hogenhouk qui classa ces mégalosalamandres cryptobranchiennes dans la famille des vraies salamandres ou des tritons sous le nom de Megatriton moluccanus et les situa sur les îles hollandaises de la Sonde, Djilolo, Morotai et Ceram. Ensuite, il y eut la communication du savant français, le Dr Mignard, qui les classifia parmi les salamandres typiques et les prétendit originaires des îles françaises de Takaroa, Rangiroa et Raroia et les appela tout bonnement Cryptobranchus salamandroïdes. Suivit l’article de H. W. Spence qui y reconnut une espèce de Pelagidae, originaire des îles Gilbert, et voulut leur donner une existence scientifique sous le nom de Pelagotriton Spencei. Mr. Spence réussit d’ailleurs à ramener un spécimen au Zoo de Londres ; là, il fit l’objet de nouvelles recherches dont il sortit sous le nom de Pelagobatrachus Hookeri, Salamandrops maritimus, Abranchus giganteus, Amphiuma gigas et j’en passe. Certains savants affirmaient que le Pelagotriton Spencei n’était autre qu’Andrias Scheuchzeri ; il en résulta de nombreuses querelles sur la priorité de tel ou tel chercheur et sur d’autres questions purement scientifiques. En fin de compte, l’histoire naturelle de chaque nation eut ses propres mégalosalamandres et lutta avec acharnement sur le plan scientifique contre les mégalosalamandres des autres nations. C’est aussi pourquoi jusqu’à la fin l’aspect scientifique de ce grand problème des salamandres ne fut pas suffisamment éclairci.

IX
Andrias Scheuchzeri (suite)

Un certain jeudi, alors que le Zoo de Londres était fermé au public, Mr. Thomas Greggs, gardien du pavillon des sauriens, était en train de nettoyer les bassins et les terrariums de ses pensionnaires. Il se trouvait tout seul dans la section des salamandres où l’on pouvait voir la mégalosalamandre japonaise, le Hellbender américain, Andrias Scheuchzeri et tout un tas de petits tritons, salamandres, axolotls, anguilles, sauriens portés, nervurés et branchifères. Mr. Greggs faisait valser son balai et sa serpillière en sifflant Annie Laurie ; tout à coup derrière lui, quelqu’un dit d’une voix éraillée :

— Regarde, maman.

Mr. Thomas Greggs se retourna, mais il n’y avait personne. Le hellbender installé dans sa boue faisait claquer sa langue et cette grande salamandre noire, cet Andrias, appuyait ses pattes de devant sur le rebord du bassin et tortillait son buste. J’ai dû rêver, se dit Mr. Greggs et il reprit son travail avec tant d’énergie qu’on entendait le balai siffler sur le plancher.

— Regarde, une salamandre, dit quelqu’un derrière lui.

Mr. Greggs se retourna rapidement ; la salamandre noire, Andrias, le regardait en silence en clignant ses paupières inférieures.

— Brrr… il est laid, celui-là, dit tout à coup la salamandre. Allons-nous-en, mon chéri.

Mr. Greggs ouvrit la bouche, ahuri.

— Quoi ?

— Il ne mord pas, fit la salamandre de sa voix éraillée.

— Tu… tu sais parler ? balbutia Mr. Greggs qui n’en croyait pas ses oreilles.

— Il me fait peur, fit entendre la salamandre. Maman, qu’est-ce qu’il mange ?

— Dis bonjour, fit Mr. Greggs, ébahi.

La salamandre se tortilla :

— Bonjour, chevrota-t-elle. Bonjour, je peux lui donner un gâteau ?

Tout confus, Mr. Greggs plongea la main dans sa poche et en sortit un bout de petit pain :

— Tiens.

La salamandre prit le petit pain dans sa patte et se mit à le manger :

— Regarde, une salamandre, grognait-elle avec satisfaction. Papa, pourquoi elle est si noire ?

Tout à coup, elle plongea. Seule sa tête sortait de l’eau.

— Pourquoi elle est dans l’eau ? Pourquoi, dis ? Oh, elle est vilaine, celle-là.

Dans sa surprise, Mr. Greggs se grattait la nuque. Ah, elle répète ce que disent les gens. Il fit un essai ;

— Dis : « Greggs ».

— Dis : « Greggs », répéta la salamandre.

— Mr. Thomas Greggs.

— Mr. Thomas Greggs.

— Bonjour, Monsieur.

— Bonjour, Monsieur.