Pêchant dans ledit lac, les matelots tuèrent des lézards en grand nombre et n’en amenèrent que deux sur le bateau, disant qu’ils étaient venimeux et qu’ils avaient le corps brûlant comme des orties. Puis ils les mirent dans des tonneaux avec de l’eau de mer pour les mener vivants en Angleterre. Mais, attention ! Alors que le bateau passait au large de Sumatra, les lézards prisonniers sortant des tonneaux et ouvrant eux-mêmes les hublots de la cale se jetèrent à la mer et disparurent. Selon les dires du capitaine et du praticien, ce sont là des animaux très curieux et malins, marchant sur deux pattes et aboyant et claquant curieusement la langue, mais nullement dangereux pour l’homme. C’est pourquoi nous sommes sûrement en droit de les appeler les Homosauriens.
Ainsi concluait le journal. Sapristi, répéta le professeur Uher tout ému, pourquoi n’y a-t-il pas de date ou le titre du journal où quelqu’un, un beau jour, avait découpé cette information ? Et quel était ce journal étranger, comment s’appelait ce capitaine, quel était ce bateau anglais ? Et quelle était cette île dans la mer d’Australie ? Ces gens-là n’auraient-ils pas pu être un peu plus précis et, eh oui, un peu plus scientifiques ? Après tout, il s’agissait d’un document historique, d’une valeur inestimable…
Une petite île de la mer d’Australie, oui. Un petit lac avec de l’eau salée. Il devait s’agir d’un récif de corail, d’un atoll avec une lagune salée mais difficile d’accès ; justement, le genre d’endroit où un animal fossile aurait pu survivre, isolé d’un milieu à l’évolution plus rapide, sans être troublé dans cette réserve naturelle. Évidemment, il ne pouvait guère se multiplier ; le lac n’offrait pas assez de nourriture. C’est clair, se dit le professeur. Un animal ressemblant à un lézard, mais sans écailles et marchant sur deux pattes à la manière des hommes : c’est-à-dire soit Andrias Scheuchzeri ou une autre salamandre, son proche parent. Admettons qu’il s’agissait de notre Andrias. Admettons que ces foutus matelots l’aient exterminé dans ce petit lac et qu’un seul couple soit arrivé vivant sur le bateau ; un couple qui, attention ! s’était enfui au large de Sumatra. C’est-à-dire justement à l’Équateur, dans des conditions biologiques hautement favorables et dans un milieu fournissant une nourriture inépuisable. Serait-il possible que ce changement de milieu ait donné cette puissante impulsion vitale à la salamandre miocène ? Il était bien certain qu’elle était accoutumée à l’eau salée ; imaginons sa nouvelle résidence comme une baie calme, fermée, avec abondance de nourriture, que se passe-t-il ? La salamandre commence à foisonner avec une formidable énergie vitale, grâce à ce transfert dans des conditions optimum. C’est bien cela, triomphait le savant. La salamandre se lance dans l’évolution avec un appétit féroce ; elle se rue dans la vie comme une forcenée ; elle se multiplie avec une rapidité étonnante parce que ses œufs et ses têtards n’ont pas d’ennemi spécifique dans leur nouveau milieu. Elle colonise une île après l’autre – il est seulement curieux que, dans sa migration, certaines îles aient été laissées de côté. Autrement, il s’agit d’un exemple typique de migration en quête de nourriture. Et maintenant, une question : pourquoi ne s’est-elle pas développée plus tôt ? Ne faut-il pas y voir un rapport avec le fait que jusqu’à présent on ne connaissait pas de salamandres dans la région éthiopio-australienne ? Certains changements biologiques favorables aux salamandres se seraient-ils produits dans cette zone au cours du miocène ? Peut-être un ennemi spécifique qui aurait simplement exterminé les salamandres avait-il fait son apparition ? Ce n’est que sur une petite île, dans un petit lac fermé que la salamandre miocène avait survécu – évidemment au prix d’un arrêt dans son développement ; sa marche évolutive s’était arrêtée ; c’était comme un ressort souple, remonté qui ne peut pas se dérouler. Il n’est pas exclu que la Nature ait formé de grands projets pour cette salamandre, qu’elle aurait dû se développer plus avant, de plus en plus haut, Dieu sait jusqu’où… (Le professeur Uher sentit même un léger frisson à cette idée ; qui sait si Andrias Scheuchzeri n’était pas destiné, au fond, à devenir l’homme du miocène ?) Mais, attention ! Cet animal, qui n’a pas achevé son développement, se trouve soudain transporté dans un milieu nouveau, infiniment plus favorable ; le ressort tendu de l’évolution se libère – avec quel élan vital, avec quelle fougue et quelle ardeur miocène Andrias se lance sur la voie de l’évolution ! Combien fiévreusement rattrape-t-il ces centaines de milliers et de millions d’années que son évolution a manquées. Est-il possible qu’il se contente du degré d’évolution qu’il a atteint de nos jours ? Pourra-t-il vivre avec l’essor de son espèce dont nous sommes les témoins – ou se trouve-t-il seulement au seuil de son évolution et se prépare-t-il seulement à monter – où, qui peut le dire aujourd’hui ?
Telles étaient les réflexions et les perspectives que le professeur Dr Vladimir Uher coucha sur le papier en se penchant sur la vieille coupure de journal jaunie, frémissant de l’enthousiasme intellectuel de la découverte. Je mettrai ça dans le journal, se dit-il, car personne ne lit les revues scientifiques. Que chacun sache à quel grand spectacle de la nature nous voici en train d’assister. Et je m’en vais intituler ça :
LES SALAMANDRES ONT-ELLES
UN AVENIR ?
Mais la rédaction des Lidové Noviny regarda l’article du professeur Uher et secoua la tête. Encore ces salamandres ! Moi, je pense que nos lecteurs en ont par-dessus la tête des salamandres. Il serait temps de faire autre chose. Et d’ailleurs ces considérations savantes ne sont pas à leur place dans un journal.
En conséquence, l’article sur l’évolution et l’avenir des salamandres ne parut point.
XII
Salamander syndicate
Le président G. H. Bondy agita sa sonnette et se leva.
— Messieurs, déclara-t-il, j’ai l’honneur d’ouvrir cette assemblée générale extraordinaire de la Société d’Exportations du Pacifique. Je vous souhaite à tous la bienvenue et vous remercie d’être venus si nombreux.
» Messieurs, poursuivit-il d’une voix émue, j’ai le pénible devoir de vous annoncer une bien triste nouvelle. Le capitaine Jan Van Toch n’est plus.
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