Il est mort, notre fondateur ! Qu’il me soit permis de le dire, le père de l’heureuse idée de nouer des liens commerciaux avec les milliers d’îles du lointain Pacifique, notre premier capitaine et notre plus fervent collaborateur. Il a trouvé la mort au début de l’année à bord de notre cargo Šarka, non loin de l’île de Fanning, frappé d’apoplexie dans l’exercice de ses fonctions. (Il était sans doute en train de faire un esclandre, le pauvre, se dit en passant M. Bondy). Je vous demande de vous lever pour rendre hommage à sa radieuse mémoire.
Ces messieurs se levèrent dans un bruit de chaises et se tinrent debout dans un solennel silence, dominés par la commune préoccupation de savoir si cette assemblée générale n’allait pas durer trop longtemps. « Pauvre camarade Van Toch, pensait G. H. Bondy avec une émotion sincère. De quoi a-t-il l’air maintenant ? Sans doute l’ont-ils jeté par-dessus bord sur une planche – ça a dû en faire un clapotis ! Eh oui, c’était un brave homme et il avait les yeux d’un bleu… »
— Messieurs, je vous remercie, ajouta-t-il brièvement, d’avoir si pieusement honoré la mémoire de mon ami personnel, le capitaine Van Toch. Je prie maintenant le directeur Volavka de vous mettre au courant des résultats que la S.E.P. peut escompter cette année. Les chiffres ne sont pas encore définitifs, mais je vous prierais de ne pas vous attendre à des changements importants d’ici la fin de l’année. Monsieur, vous avez la parole.
— Honorable assemblée, gazouilla M. le Directeur Volavka, puis il continua en prenant de la vitesse : La situation du marché des perles est tout à fait inquiétante. Après l’année dernière où la production de perles était presque vingt fois supérieure à celle de 1925 – une bonne année – le prix des perles a commencé à tomber d’une façon catastrophique avec des pertes allant jusqu’à 65 %. C’est pour cela que le conseil d’administration a décidé de ne pas mettre sur le marché la récolte de perles de l’année courante, mais de la stocker en attendant un nouveau progrès de la demande. Malheureusement, l’an dernier, en automne, les perles sont passées de mode, sans doute parce que les prix avaient tant baissé. Notre filiale d’Amsterdam a un stock de plus de deux cent mille perles qui sont pratiquement invendables à l’heure actuelle.
» Par contre, continua à gazouiller le directeur Volavka, cette année la production de perles a baissé à son tour d’une manière inquiétante. Il a fallu abandonner de nombreux lieux de pêche parce que leur production n’était plus rentable ; les terrains de pêche ouverts il y a deux ou trois ans semblent être plus ou moins épuisés. C’est pourquoi le conseil d’administration a décidé de s’intéresser à d’autres produits des profondeurs maritimes tels que les coraux, les coquillages et les éponges. Il a été en effet possible de ranimer le marché du bijou de corail et d’autres ornements mais, pour l’instant, ce sont plutôt les coraux d’Italie que ceux du Pacifique qui profitent de la conjoncture. Le conseil d’administration examine également les possibilités d’une pêche intensive dans les profondeurs du Pacifique. Le problème est essentiellement celui du transport des poissons sur les marchés européens et américains ; les renseignements que nous avons pris à ce sujet sont loin d’être encourageants. Par contre, poursuivit le directeur en élevant quelque peu la voix, on constate une certaine augmentation du commerce de différents articles accessoires, comme l’exportation de textiles, de batteries de cuisine émaillées, de postes de T.S.F. et de gants vers les îles du Pacifique. Ce commerce est susceptible d’un développement et d’une intensification ultérieures ; dès cette année, le déficit sera relativement négligeable. Mais il est naturellement exclu qu’à la fin de cette année, la S.E.P. paye quelque dividende que ce soit sur ses actions ; c’est pour cela que le conseil d’administration annonce déjà par avance que pour cette fois-ci il renonce à tous tantièmes et primes…
Suivit un silence prolongé et gênant. (De quoi peut avoir l’air, cette île Fanning, se demandait G. H. Bondy. Il est mort comme un vrai marin, ce bon Van Toch. Dommage, c’était un bon gars. Et puis, il n’était pas si vieux… Il n’était pas plus vieux que moi…) Le Dr. Hubka demanda la parole. Nous continuons à citer le compte-rendu de l’assemblée générale de la Société d’Exportations du Pacifique :
Le DR HUBKA demande si l’on n’était pas en train d’assister passivement à la liquidation de la S.E.P.
G. H. BONDY répond que le conseil d’administration a décidé d’attendre d’autres propositions sur ce point.
M. LOUIS BONENFANT critique le fait que la collecte des perles sur les terrains de pêche n’ait pas été confiée à des représentants permanents installés sur les lieux qui auraient contrôlé si la pêche des perles se faisait assez énergiquement et selon toutes les règles de l’art.
Le DIRECTEUR VOLAVKA constate qu’il en avait été question, mais qu’on avait trouvé que les frais de la société seraient alors trop élevés. Il aurait fallu au moins trois cents agents touchant un fixe ; veuillez aussi vous demander comment on pourrait contrôler lesdits agents pour savoir s’ils livraient toutes les perles.
M. H.
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