BRINKELAER demande si l’on peut faire confiance aux salamandres pour remettre effectivement toutes les perles qu’elles trouvent et si elles n’en donnent pas à d’autres personnes non envoyées par la Société.
G. H. BONDY constate que c’est pour la première fois que dans cette enceinte on fait publiquement allusion aux salamandres. Jusqu’à présent l’usage voulait que l’on ne mentionnât pas de détails sur la manière dont se faisait la pêche des perles. Il note que c’est précisément la raison pour laquelle on avait adopté l’appellation anodine de Société d’Exportations du Pacifique.
M. H. BRINKELAER demande s’il est interdit de parler ici de choses touchant aux intérêts de la société et qui sont depuis longtemps de notoriété publique.
G. H. BONDY répond que cela n’est pas interdit, mais que c’est nouveau. Il est heureux de constater que désormais il sera possible de parler plus ouvertement. Pour répondre à la première question de M. Brinkelaer, il peut dire qu’à sa connaissance il n’y a pas de raison de douter que les salamandres employées à la pêche de perles soient parfaitement honnêtes et travailleuses. Il faut cependant tenir compte du fait que les terrains de pêche actuels sont épuisés dans une large mesure ou bien le seront à brève échéance. En ce qui concerne de nouveaux terrains, notre inoubliable collaborateur, le capitaine Van Toch, est mort au moment même où il naviguait vers des îles encore inexploitées. Pour l’instant, nous ne pouvons pas le remplacer par un homme ayant la même expérience, la même inébranlable honnêteté et le même attachement à la cause.
Le COLONEL D. W. BRIGHT reconnaît entièrement les mérites du défunt capitaine Van Toch. Attire cependant l’attention sur le fait que le capitaine dont nous regrettons tous la disparition, gâtait trop lesdites salamandres (approbation). Il n’était tout de même pas nécessaire de fournir aux salamandres des couteaux et autres instruments d’aussi bonne qualité que le faisait le défunt Van Toch. Il n’était pas nécessaire de tant dépenser pour leur nourriture. Il serait possible de réduire sérieusement les frais d’entretien des salamandres et d’augmenter ainsi le rapport de nos entreprises (vifs applaudissements).
Le VICE-PRÉSIDENT J. GILBERT est d’accord avec le colonel Bright mais souligne que tant que le capitaine Van Toch était en vie, cela n’était pas possible. Le capitaine Van Toch soutenait qu’il avait des engagements personnels envers les salamandres. Pour diverses raisons, il n’était ni possible ni opportun de passer outre aux désirs du vieux monsieur sur ce point.
KURT VAN FRISCH demande s’il n’est pas possible d’employer les salamandres autrement – et peut-être avec plus de profit – qu’à la pêche des perles. On devrait songer à leur talent naturel – leur talent de castors – pour la construction de digues et autres ouvrages sous-marins. Peut-être serait-il possible de les employer à creuser des ports, construire des môles et accomplir d’autres travaux techniques dans l’eau.
G. H. BONDY annonce que le conseil d’administration se penche énergiquement sur cette question ; il est certain que de grandes perspectives s’ouvrent dans ce domaine. Il dit que le nombre de salamandres appartenant à la Société s’élève à présent à six millions environ ; si l’on compte qu’un couple de salamandres produit annuellement, mettons cent têtards, le nombre de salamandres dont nous disposerons l’an prochain pourra aller jusqu’à trois cents millions ; d’ici dix ans, nous serons en présence de chiffres vraiment astronomiques. G. H. Bondy demande ce que la Société a l’intention de faire de cette immense multitude de salamandres puisque, dès à présent, dans ses fermes d’élevage déjà bondées, elle leur donne du copra, des pommes de terre, du maïs, etc. pour compléter leurs aliments naturels insuffisants.
K. VON FRISCH demande si les salamandres sont comestibles.
K. GILBERT : absolument pas. Leur peau non plus n’est bonne à rien.
M. BONENFANT demande au conseil d’Administration quelles sont donc ses intentions.
G. H. BONDY (se lève) : Messieurs, nous avons convoqué cette assemblée générale extraordinaire pour attirer votre attention sur les perspectives extrêmement défavorables de notre Société qui, permettez-moi de vous le rappeler a été fière, par le passé, d’annoncer des dividendes de 20 % à 23 %, outre de substantielles réserves et des réductions d’impôts. Nous sommes maintenant à un tournant ; la manière d’opérer qui nous a réussi par le passé a abouti à une impasse. Il ne nous reste qu’à chercher des voies nouvelles (fort bien !). C’est peut-être, dirais-je, un signe du destin que notre excellent capitaine et ami J. Van Toch nous ait justement quitté maintenant. C’est à sa personne que se rattachait ce petit commerce de perles, si beau, si romantique et, je le dis franchement, un peu fou. Je considère qu’il s’agit là d’un épisode révolu de l’histoire de notre entreprise ; il avait son charme, pour ainsi dire exotique, mais il n’était pas à sa place dans les temps modernes. Messieurs, les perles ne pourront jamais faire l’objet d’une entreprise de grande envergure, horizontale et verticale. Pour moi, personnellement, cette affaire de perles n’était qu’un petit divertissement (mécontentement). Oui, messieurs, mais un divertissement qui nous a bien rapporté, à vous et à moi. En outre, au début de notre entreprise, les salamandres avaient pour ainsi dire le charme de la nouveauté.
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