Trois cents millions de salamandres ne l’auront plus, ce charme-là. (Rires.)

Je vous l’ai dit : cherchons des voies nouvelles. Tant que vivait mon ami, le capitaine Van Toch, il ne pouvait être question d’imprimer à notre entreprise un autre caractère que ce que j’appellerai le style Van Toch. (Pourquoi ?) Parce que j’ai trop de goût, Monsieur, pour mélanger les styles. Le style du capitaine Van Toch, dirais-je, était celui du roman d’aventure. C’était le style Jack London, Joseph Conrad, etc. Un style désuet, exotique, colonial, presque héroïque. Je ne nie pas que je lui trouvais du charme. Mais après la mort du capitaine Van Toch nous n’avons plus le droit de poursuivre cette aventure juvénile et épique. Ce qui s’ouvre devant nous, ce n’est pas un nouvel épisode, mais une conception nouvelle, messieurs, une tâche pour une imagination nouvelle et fondamentalement différente. (On dirait que vous parlez d’un roman !) Oui, Monsieur, c’est juste. Je m’intéresse aux affaires en artiste. Sans un certain art. Monsieur, vous n’inventerez jamais rien. Si nous voulons que le monde poursuive sa marche, nous devons être poètes. (Applaudissements.) (G. H. Bondy s’inclina.) Messieurs, c’est avec regret que je conclus le chapitre qu’il me sera permis d’appeler vantochien ; nous y avons dépensé ce qu’il y avait en nous-mêmes d’enfantin et d’aventureux. Il est temps de quitter ce conte de fées avec ses perles et ses coraux. Sindbad est mort, Messieurs. La question se pose : que faire à présent ? (C’est justement ce que nous vous demandons !) En bien, Monsieur ; prenez un crayon et écrivez. Six millions, vous y êtes ? Multipliez par cinquante. Ça fait trois cents millions, si je ne me trompe ? Multipliez encore par cinquante. Ça fait quinze milliards, si je ne me trompe ? Et maintenant, messieurs, ayez la bonté de me dire ce que nous allons faire de quinze milliards de salamandres d’ici trois ans. Comment les employer, comment les nourrir, etc. (Eh bien ! laissez-les crever !) Oui, mais ne serait-ce pas dommage, Monsieur ? Ne trouvez-vous pas que chaque salamandre représente une certaine valeur économique, une capacité de travail qui ne demande qu’à être utilisée ? Messieurs, avec six millions de salamandres nous pouvons encore nous en tirer. Avec trois cents millions, ça sera plus difficile. Mais quinze milliards de salamandres, messieurs, voilà qui sera absolument au-dessus de nos forces. Les salamandres dévoreront notre Société. Voilà comment les choses se présentent. (Vous en serez responsables. C’est vous qui nous avez embarqué dans cette histoire de salamandres !)

(G. H. Bondy leva la tête). Cette responsabilité, messieurs, je la prends entièrement sur moi.