Que verrons-nous après? Des Te Deum d'actions de grâces pour le grand nombre de tués, dont d'ailleurs on exagère toujours le chiffre; puis on fera sonner bien haut la victoire, car plus il y a de morts, plus elle est éclatante.... Et ces prières, comment seront-elles reçues par Dieu qui regarde ce spectacle? Ah! mon ami, la vie m'est devenue à charge dans ces derniers temps: je vois trop au fond des choses, et il ne sied pas à l'homme de goûter à l'arbre de la science du bien et du mal.... Enfin, ce ne sera plus pour longtemps!... Mais pardon, mes divagations te fatiguent, et moi aussi.... Il est temps... retourne à Gorky!
—Oh non! répondit Pierre en fixant sur son ami ses yeux effarés, mais pleins de sympathie.
—Va, va! Il faut dormir avant de se battre,—dit le prince André en s'approchant vivement de Pierre et en l'embrassant.—Adieu, s'écria-t-il, nous reverrons-nous? Dieu seul le sait!» Et, se détournant, il le poussa dehors.
Il faisait sombre, et Pierre ne put distinguer l'expression de sa figure. Était-elle tendre ou sévère? Il resta quelques secondes indécis: retournerait-il auprès de lui, ou se remettrait-il en route?
«Non, il n'a pas besoin de moi, et je sais que c'est notre dernière entrevue,» se dit-il en soupirant profondément et en se dirigeant vers Gorky.
Le prince André s'étendit sur un tapis, mais il ne put s'endormir. Au milieu de toutes les images qui se confondaient dans son esprit, sa pensée s'arrêta longuement sur une d'elles avec une douce émotion: il revoyait une soirée à Pétersbourg, pendant laquelle Natacha lui racontait avec entrain comment, l'été précédent, elle s'était égarée, à la recherche des champignons, dans une immense forêt. Elle lui décrivait, à bâtons rompus, la solitude de la forêt, ses sensations, ses conversations avec le vieux gardien des ruches, et elle s'interrompait à chaque instant pour lui dire: «Non, ce n'est pas ça... je ne puis pas m'exprimer... vous ne me comprenez pas, j'en suis sûre!...» Et malgré les protestations réitérées du prince André elle se désolait de ne pouvoir rendre l'impression exaltée et poétique qu'elle avait ressentie ce jour-là.... «Ce vieillard était adorable... et la forêt était si sombre et il avait de si bons yeux!... Non, non, je ne puis pas, je ne sais pas raconter,» ajoutait-elle en devenant toute rouge. Le prince André sourit à ce souvenir, comme il avait souri alors en la regardant: «Je la comprenais alors, pensait-il; je comprenais sa franchise, l'ingénuité de son âme: oui, c'était son âme que j'aimais en elle, que j'aimais si profondément, si fortement, de cet amour qui me donnait tant de bonheur!» Et subitement il tressaillit, en se rappelant le dénouement: «Il n'avait guère besoin de tout cela, «lui»! Il n'a rien vu, rien compris, elle n'était pour «lui» qu'une fraîche et jolie fille qu'il n'a pas daigné lier à son sort, tandis que moi.... Et cependant «il» vit encore, et il s'amuse!...» À ce souvenir, il lui sembla qu'on le touchait avec un fer rouge: il se redressa brusquement, se leva et se remit à marcher.
VIII
Le 6 septembre, la veille de la bataille de Borodino, le préfet du palais de l'Empereur des Français, Monsieur de Beausset, et le colonel Fabvier arrivèrent, l'un de Paris, l'autre de Madrid, et trouvèrent Napoléon à son bivouac de Valouïew. Monsieur de Beausset, revêtu de son uniforme de cour, se fit précéder d'un paquet à l'adresse de l'Empereur, qu'il avait été chargé de lui remettre. Pénétrant dans le premier compartiment de la tente, il défit l'enveloppe, tout en s'entretenant avec les aides de camp qui l'entouraient. Fabvier s'était arrêté à l'entrée, et causait au dehors. L'Empereur Napoléon achevait sa toilette dans sa chambre à coucher, et présentait à la brosse du valet de chambre, tantôt ses larges épaules, tantôt sa forte poitrine, avec le frémissement de satisfaction d'un cheval qu'on étrille. Un autre valet de chambre, le doigt sur le goulot d'un flacon d'eau de Cologne, en aspergeait le corps bien nourri de son maître, persuadé que lui seul savait combien il fallait de gouttes et comment il fallait les répandre. Les cheveux courts de l'Empereur se plaquaient mouillés sur son front, et sa figure, quoique jaune et bouffie, exprimait un bien-être physique.
«Allez ferme, allez toujours!» disait-il au valet de chambre, qui redoublait d'efforts.
L'aide de camp qui venait d'entrer pour faire son rapport sur l'engagement de la veille et le nombre des prisonniers, attendait à la porte l'autorisation de se retirer. Napoléon lui jeta un regard en dessous.
«Pas de prisonniers? répéta-t-il: ils aiment donc mieux se faire écharper?... Tant pis pour l'armée russe!—et continuant à faire le gros dos et à présenter ses épaules aux frictions de son valet de chambre:—C'est bien, faites entrer Monsieur de Beausset, ainsi que Fabvier, dit-il à l'aide de camp.
—Oui, Sire,» répondit ce dernier en s'empressant de sortir.
Les deux valets de chambre habillèrent leur maître, en un tour de main, de l'uniforme gros-bleu de la garde, et il se dirigea vers le salon d'un pas ferme et précipité. Pendant ce temps, Beausset avait rapidement déballé le cadeau de l'Impératrice, et l'avait placé sur deux chaises, en face de la porte par laquelle l'Empereur devait entrer; mais ce dernier avait mis une telle hâte à sa toilette, qu'il n'avait pas eu le temps de disposer convenablement la surprise destinée à Sa Majesté. Napoléon remarqua son embarras, et, feignant de ne pas s'en apercevoir, fit signe à Fabvier d'approcher. Il écouta, les sourcils froncés et sans dire un mot, les éloges que le colonel faisait de ses troupes qui se battaient à Salamanque, à l'autre bout du monde, et qui n'avaient, selon lui, qu'une seule et même pensée: se montrer dignes de leur Empereur, et une seule crainte: celle de lui déplaire! Cependant le résultat de la bataille n'avait pas été heureux, et Napoléon se consolait en interrompant Fabvier par des questions ironiques, qui prouvaient qu'il ne s'était attendu à rien de mieux en son absence.
«Il faut que je répare cela à Moscou, dit Napoléon... À tantôt, au revoir!...» Et, se retournant vers Beausset, qui avait eu le temps de recouvrir l'envoi de l'Impératrice d'une draperie, il l'appela.
Beausset fit un profond salut à la française, comme seuls savaient les faire les vieux serviteurs des Bourbons, et lui remit un pli cacheté. Napoléon lui tira gaiement l'oreille.
«Vous vous êtes dépêché, j'en suis bien aise.... Eh bien, que dit Paris? ajouta-t-il en prenant subitement un air sérieux.
—Sire, tout Paris regrette votre absence,» répondit le préfet.
Napoléon savait parfaitement que ce n'était là qu'une adroite flatterie: dans ses moments lucides, il comprenait aussi que c'était faux; mais cette phrase lui fut agréable, et il lui effleura de nouveau l'oreille.
«Je suis fâché, dit-il, de vous avoir fait faire tant de chemin.
—Sire, je ne m'attendais à rien moins qu'à vous trouver aux portes de Moscou.»
Napoléon sourit et jeta un regard distrait à sa droite.
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