Nous sommes moins riches qu’elle, nous ne pouvons lui faire la charité. Aucun de nous ne voudrait gagner sur cette enfant, mais il nous est difficile d’y mettre du nôtre. On replacera les intérêts de ses rentes, on lui doublera presque son capital, d’ici à sa majorité... Mon Dieu ! nous ne remplissons que notre devoir. Il faut obéir aux morts. Si nous y mettons encore du nôtre, eh bien, cela nous portera chance peut-être, ce dont nous avons grand besoin... la pauvre chérie a été si secouée, et elle sanglotait si fort en quittant sa bonne ! Je veux qu’elle soit heureuse avec nous.
Les deux hommes étaient gagnés par l’attendrissement.
– Certes, ce n’est pas moi qui lui ferai du mal, dit Chanteau.
– Elle est charmante, ajouta Lazare. Moi, je l’aime déjà beaucoup.
Mais, ayant senti le thé dans son sommeil, Mathieu s’était secoué et avait de nouveau posé sa grosse tête au bord de la table. Minouche, elle aussi, s’étirait, enflait l’échine en bâillant. Ce fut tout un réveil, la chatte finit par allonger le cou, pour flairer le paquet des titres, dans le carton graisseux. Et, comme les Chanteau reportaient leurs regards vers Pauline, ils l’aperçurent les yeux ouverts, fixés sur les papiers, sur ce vieux registre déloqueté, qu’elle retrouvait là.
– Oh ! elle sait bien ce qu’il y a dedans, reprit madame Chanteau. N’est-ce pas ? ma mignonne, je t’ai montré ça, là-bas, à Paris... C’est ce que ton pauvre père et ta pauvre mère t’ont laissé.
Des larmes roulèrent sur les joues de la petite fille. Son chagrin lui revenait encore ainsi, par brusques ondées de printemps. Elle souriait déjà au milieu de ses pleurs, elle s’amusait de la Minouche qui, après avoir senti longuement les titres, sans doute alléchée par l’odeur, se remettait à pétrir et à ronronner, en donnant de grands coups de tête dans les angles du registre.
– Minouche, veux-tu laisser ça ! cria madame Chanteau. Est-ce qu’on joue avec l’argent !
Chanteau riait, Lazare aussi. Au bord de la table, Mathieu, très excité, dévorant de ses yeux de flamme les papiers qu’il devait prendre pour une gourmandise, aboyait contre la chatte. Et toute la famille s’épanouissait bruyamment. Pauline, ravie de ce jeu, avait saisi entre ses bras la Minouche, qu’elle berçait et caressait, ainsi qu’une poupée.
De crainte que l’enfant ne se rendormit, madame Chanteau lui fit boire son thé tout de suite. Puis, elle appela Véronique.
– Donne-nous les bougeoirs... On reste à causer, on ne se coucherait pas. Dire qu’il est dix heures ! Moi qui dormais en mangeant !
Mais une voix d’homme s’élevait dans la cuisine, et elle questionna la bonne, lorsque celle-ci eut apporté les quatre bougeoirs allumés.
– Avec qui donc causes-tu ?
– Madame, c’est Prouane... Il vient dire à Monsieur que ça ne va pas bien en bas. La marée casse tout, paraît-il.
Chanteau avait du accepter d’être maire de Bonneville, et Prouane, un ivrogne qui servait de bedeau à l’abbé Horteur, remplissait en outre les fonctions de greffier. Il avait eu un grade sur la flotte, il écrivait comme un maître d’école. Quand on lui eut crié d’entrer, il parut, son bonnet de laine à la main, sa veste et ses bottes ruisselantes d’eau.
– Eh bien, quoi donc, Prouane ?
– Dame ! monsieur, c’est la maison des Cuche qui est nettoyée, pour le coup... Maintenant, si ça continue, ça va être le tour de celle des Gonin... Nous étions tous là, Tourmal, Houtelard, moi, les autres. Mais qu’est-ce que vous voulez ! on ne peut rien contre cette gueuse, il est dit que chaque année elle nous emportera un morceau du pays.
Il y eut un silence. Les quatre bougies brûlaient avec des flammes hautes, et l’on entendit la mer, la gueuse, qui battait les falaises.
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