Seuls, ses petits cheveux châtains dépeignés par le vent jetaient une ombre sur son front délicat. Et l’esprit de madame Chanteau retournait à Paris, au milieu des ennuis qu’elle venait d’avoir, étonnée elle-même de sa chaleur à accepter cette tutelle, prise d’une considération instinctive pour une pupille riche, d’une honnêteté stricte d’ailleurs, et sans arrière-pensée au sujet de la fortune dont elle aurait la garde.
– Quand je suis descendue dans cette boutique, se mit-elle à raconter lentement, elle était en petite robe noire, elle m’a embrassée, avec de gros sanglots... Oh ! une très belle boutique, une charcuterie tout en marbres et en glaces, juste en face des Halles... Et j’ai trouvé là une gaillarde, une bonne haute comme une botte, fraîche, rouge, qui avait prévenu le notaire, fait poser les scellés, et qui continuait tranquillement à vendre du boudin et des saucisses... C’est Adèle qui m’a conté la mort de notre pauvre cousin Quenu. Depuis six mois qu’il avait perdu sa femme Lisa, le sang l’étouffait ; toujours, il portait la main à son cou, comme pour ôter sa cravate ; enfin, un soir, on l’a trouvé la figure violette, le nez tombé dans une terrine de graisse... Son oncle Gradelle était mort ainsi.
Elle se tut, le silence recommença. Sur le visage endormi de Pauline, un rêve passait, la clarté rapide d’un sourire.
– Et, pour la procuration, tout a bien marché ? demanda Chanteau.
– Très bien... Mais ton notaire a eu joliment raison de laisser le nom de mandataire en blanc, car il paraît que je ne pouvais te remplacer : les femmes sont exclues de ces affaires-là... Comme je te l’ai écrit, je suis allée m’entendre, dès mon arrivée, avec ce notaire de Paris qui t’avait envoyé un extrait du testament, où tu étais nommé tuteur. Tout de suite, il a mis la procuration au nom de son maître-clerc, ce qui a lieu souvent, m’a-t-il dit. Et nous avons pu marcher... Chez le juge de paix, j’ai fait désigner, pour le conseil de famille, trois parents du côté de Lisa, deux jeunes cousins, Octave Mouret et Claude Lantier, et un cousin par alliance, monsieur Rambaud, lequel habite Marseille ; puis, de notre côté, du côté de Quenu, j’ai pris les neveux Naudet, Liardin et Delorme. C’est, tu le vois, un conseil de famille très convenable, et dont nous ferons ce que nous voudrons pour le bonheur de l’enfant... Alors, dans la première séance, ils ont nommé le subrogé tuteur, que j’avais choisi forcément parmi les parents de Lisa, monsieur Saccard...
– Chut ! elle s’éveille, interrompit Lazare.
En effet, Pauline venait d’ouvrir les yeux tout grands. Sans bouger, elle regarda d’un air étonné ces gens qui causaient ; puis, avec un sourire noyé de sommeil, elle laissa retomber ses paupières, sous l’invincible fatigue ; et son visage immobile reprit sa transparence laiteuse de camélia.
– Ce Saccard, n’est-ce pas le spéculateur ? demanda Chanteau.
– Oui, répondit sa femme, je l’ai vu, nous avons causé. Un homme charmant... Il a tant d’affaires en tête, qu’il m’a avertie de ne pas compter sur son concours... Tu comprends, nous n’avons besoin de personne. Du moment où nous prenons la petite, nous la prenons, n’est-ce pas ? Moi, je n’aime guère qu’on vienne mettre le nez chez moi... Et, dès lors, le reste a été bâclé. Ta procuration spécifiait heureusement tous les pouvoirs nécessaires. On a levé les scellés, fait l’inventaire de la fortune, vendu aux enchères la charcuterie. Oh ! une chance ! deux concurrents enragés, quatre-vingt-dix mille francs payés comptant ! Le notaire avait déjà trouvé soixante mille francs en titres dans un meuble. Je l’ai prié d’acheter encore des titres, et voici cent cinquante mille francs de valeurs solides que j’ai été bien contente d’apporter tout de suite, après avoir remis au maître-clerc la décharge du mandat et le reçu de l’argent, dont je t’avais demandé l’envoi par retour du courrier... Tenez ! regardez ça.
Elle avait replongé sa main dans le sac, elle en ramenait un paquet volumineux, le paquet des titres, serré entre les deux feuilles de carton d’un vieux registre de la charcuterie, dont on avait arraché les pages. La couverture, à grandes marbrures vertes, était piquetée de taches de graisse. Et le père et le fils regardaient cette fortune, qui tombait sur le tapis usé de leur table.
– Le thé va être froid, maman, dit Lazare en lâchant enfin sa plume. Je le verse, n’est-ce pas ?
Il s’était levé, il emplissait les tasses. La mère n’avait pas répondu, les yeux fixés sur les titres.
– Naturellement, continua-t-elle d’une voix lente, dans une dernière réunion du conseil de famille, que j’ai provoquée, j’ai demandé à être indemnisée de mes frais de voyages, et l’on a réglé la pension de la petite chez nous à huit cents francs...
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