Les deux bêtes, voyant la table nette, s’en allèrent sans dire merci, en se léchant une dernière fois.
Pauline s’était levée, et debout devant la fenêtre, elle tâchait de voir. Depuis le potage, elle regardait cette fenêtre s’obscurcir, devenir peu à peu d’un noir d’encre. Maintenant, c’était un mur impénétrable, une masse de ténèbres où tout avait sombré, le ciel, l’eau, le village, l’église elle-même. Sans s’effrayer des plaisanteries de son cousin, elle cherchait la mer, elle était tourmentée du désir de savoir jusqu’où cette eau allait monter ; et elle n’entendait que la clameur grandir, une voix haute, monstrueuse, dont la menace continue s’enflait à chaque minute, au milieu des hurlements du vent et du cinglement des averses. Plus une lueur, pas même une pâleur d’écume, sur le chaos des ombres ; rien que le galop des vagues, fouetté par la tempête, au fond de ce néant.
– Fichtre ! dit Chanteau, elle arrive raide... et elle a encore deux heures à monter !
– Si le vent soufflait du nord, expliqua Lazare, je crois que Bonneville serait fichu. Heureusement qu’il nous prend de biais.
La petite fille s’était retournée et les écoutait, ses grands yeux pleins d’une pitié inquiète.
– Bah ! reprit madame Chanteau, nous sommes à l’abri, il faut laisser les autres se débrouiller, chacun a ses malheurs... Dis, ma mignonne, veux-tu une tasse de thé bien chaud ? Et puis, nous irons nous coucher.
Véronique avait jeté, sur la table desservie, un vieux tapis rouge à grosses fleurs, autour duquel la famille passait les soirées. Chacun reprit sa place. Lazare, sorti un instant, était revenu avec un encrier, une plume, toute une poignée de papiers ; et il s’installa sous la lampe, il se mit à copier de la musique. Madame Chanteau, dont les regards tendres ne quittaient pas son fils depuis son retour, devint brusquement très aigre.
– Encore ta musique ! Tu ne peux donc nous donner une soirée, même le jour de mon retour ?
– Mais, maman, je ne m’en vais pas, je reste avec toi... Tu sais bien que ça ne m’empêche pas de causer. Va, va, dis-moi quelque chose, je te répondrai.
Et il s’entêta, couvrant de ses papiers une moitié de la table. Chanteau s’était allongé douillettement dans son fauteuil, les mains abandonnées. Devant le feu, Mathieu s’endormait ; pendant que Minouche, remontée d’un bond sur le tapis, faisait une grande toilette, une cuisse en l’air, se léchant avec précaution le poil du ventre. Une bonne intimité semblait tomber de la suspension de cuivre, et bientôt Pauline, qui souriait de ses yeux demi-clos à sa nouvelle famille, ne put résister au sommeil, brisée de lassitude, engourdie par la chaleur. Elle laissa glisser sa tête, s’assoupit dans le creux de son bras replié, en plein sous la clarté tranquille de la lampe. Ses paupières fines étaient comme un voile de soie tiré sur son regard, un petit souffle régulier sortait de ses lèvres pures.
– Elle ne doit plus tenir debout, dit madame Chanteau en baissant la voix. Nous la réveillerons pour qu’elle prenne son thé, et nous la coucherons.
Alors, un silence régna. Dans le grondement de la tempête, on n’entendait que la plume de Lazare. C’était une grande paix, la somnolence des vieilles habitudes, la vie ruminée chaque soir à la même place. Longtemps, le père et la mère se regardèrent sans rien dire. Enfin, Chanteau demanda avec hésitation :
– Et à Caen, Davoine aura-t-il un bon inventaire ?
Elle haussa furieusement les épaules.
– Ah bien ! oui, un bon inventaire !... Quand je te le disais, que tu te laissais mettre dedans !
Maintenant que la petite sommeillait, on pouvait causer. Ils parlaient bas, ils ne voulaient d’abord que se communiquer brièvement les nouvelles. Mais la passion les emportait, et peu à peu tous les tracas du ménage se déroulèrent.
À la mort de son père, l’ancien ouvrier charpentier, qui menait son commerce de bois du Nord avec les coups d’audace d’une tête aventureuse, Chanteau avait trouvé une maison fort compromise. Peu actif, d’une prudence routinière, il s’était contenté de sauver la situation, à force de bon ordre, et de vivoter honnêtement sur des bénéfices certains. Le seul roman de sa vie fut son mariage, il épousa une institutrice, qu’il rencontra dans une famille amie. Eugénie de la Vignière, orpheline de hobereaux ruinés du Cotentin, comptait lui souffler au cœur son ambition. Mais lui, d’une éducation incomplète, envoyé sur le tard dans un pensionnat, reculait devant les vastes entreprises, opposait l’inertie de sa nature aux volontés dominatrices de sa femme.
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