Lorsqu’il leur vint un fils, celle-ci reporta sur cet enfant son espoir d’une haute fortune, le mit au lycée, le fit travailler elle-même chaque soir. Cependant, un dernier désastre devait déranger ses calculs : Chanteau, qui depuis l’âge de quarante ans souffrait de la goutte, finit par avoir des accès si douloureux, qu’il parla de vendre sa maison. C’était la médiocrité, de petites économies mangées à l’écart, l’enfant jeté plus tard dans l’existence, sans le soutien des premiers vingt mille francs de rente qu’elle rêvait pour lui.
Alors, madame Chanteau voulut au moins s’occuper de la vente. Les bénéfices pouvaient être d’une dizaine de mille francs, dont le ménage vivait largement, car elle avait le goût des réceptions. Ce fut elle qui découvrit un sieur Davoine et qui eut l’idée de la combinaison suivante : Davoine achetait le commerce de bois cent mille francs, seulement il n’en versait que cinquante mille ; en lui abandonnant les cinquante mille autres, les Chanteau restaient ses associés et partageaient les bénéfices. Ce Davoine semblait être un homme d’une intelligence hardie ; même en admettant qu’il ne fit pas rendre davantage à la maison, c’étaient toujours cinq mille francs assurés, qui, ajoutés aux trois mille produits par les cinquante mille placés sur hypothèques, constituaient une rente totale de huit mille francs. Avec cela, on patienterait, on attendrait les succès du fils, qui devait les tirer de leur vie médiocre.
Et les choses furent réglées ainsi. Chanteau avait justement acheté, deux années auparavant, une maison au bord de la mer, à Bonneville, une occasion pêchée dans la débâcle d’un client insolvable. Au lieu de la revendre, comme elle en avait eu un moment l’idée, madame Chanteau décida qu’on se retirerait là-bas, au moins jusqu’aux premiers triomphes de Lazare. Renoncer à ses réceptions, s’enfouir dans un trou perdu, était pour elle un suicide ; mais elle cédait sa maison entière à Davoine, il lui aurait fallu louer autre part, et le courage lui venait de faire des économies, avec l’idée entêtée d’opérer plus tard une rentrée triomphale à Caen, lorsque son fils y occuperait une grande position. Chanteau approuvait tout. Quant à sa goutte, elle devrait s’accommoder du voisinage de la mer, d’ailleurs, sur trois médecins consultés, deux avaient eu l’obligeance de déclarer que le vent du large tonifierait d’une façon puissante l’état général. Donc, un matin de mai, les Chanteau, laissant au lycée Lazare, âgé alors de quatorze ans, partirent pour s’installer définitivement à Bonneville.
Depuis cet arrachement héroïque, cinq années s’étaient écoulées, et les affaires du ménage allaient de mal en pis. Comme Davoine se lançait dans de grandes spéculations, il disait avoir besoin de continuelles avances, risquait de nouveau les bénéfices, de sorte que les inventaires se soldaient presque par des pertes. À Bonneville, on en était réduit à vivre sur les trois mille francs de rentes, si maigrement qu’on avait dû vendre le cheval et que Véronique cultivait le potager.
– Voyons, Eugénie, hasarda Chanteau, si l’on m’a mis dedans, c’est un peu ta faute.
Mais elle n’acceptait plus cette responsabilité, elle oubliait volontiers que l’association avec Davoine était son œuvre.
– Comment ! ma faute ! répondit-elle d’une voix sèche. Est-ce que c’est moi qui suis malade ?... Si tu n’avais pas été malade, nous serions peut-être millionnaires.
Chaque fois que l’amertume de sa femme débordait ainsi, il baissait la tête, gêné et honteux d’abriter dans ses os l’ennemie de la famille.
– Il faut attendre, murmura-t-il. Davoine a l’air certain du coup qu’il prépare. Si le sapin remonte, nous avons une fortune.
– Et puis, quoi ? interrompit Lazare, sans cesser de copier sa musique, nous mangeons tout de même... Vous avez bien tort de vous tracasser. C’est moi qui me moque de l’argent !
Madame Chanteau haussa une seconde fois les épaules.
– Toi, tu ferais mieux de t’en moquer un peu moins, et de ne pas perdre ton temps à des bêtises.
Dire que c’était elle qui lui avait appris le piano ! Rien que la vue d’une partition l’exaspérait aujourd’hui. Son dernier espoir croulait : ce fils qu’elle avait rêvé préfet ou président de cour, parlait d’écrire des opéras ; et elle le voyait plus tard courir le cachet comme elle, dans la boue des rues.
– Enfin, reprit-elle, voici un aperçu des trois derniers mois que Davoine m’a donné... Si ça continue de la sorte, c’est nous qui lui devrons de l’argent en juillet.
Elle avait posé son sac sur la table et en sortait un papier, qu’elle tendit à Chanteau. Il dut le prendre, le retourna, finit par le placer devant lui, sans l’ouvrir. Justement, Véronique apportait le thé. Un long silence tomba, les tasses restèrent vides. Près du sucrier, la Minouche, qui avait mis les pattes en manchon, serrait les paupières, béatement ; tandis que Mathieu, devant la cheminée, ronflait comme un homme. Et la voix de la mer continuait à monter au-dehors, ainsi qu’une basse formidable, accompagnent les petits bruits paisibles de cet intérieur ensommeillé.
– Si tu la réveillais, maman ? dit Lazare. Elle ne doit pas être bien là, pour dormir.
– Oui, oui, murmura madame Chanteau, préoccupée, les yeux sur Pauline.
Tous trois regardaient l’enfant assoupie. Son haleine s’était calmée encore, ses joues blanches et sa bouche rose avaient une douceur immobile de bouquet, dans la clarté de la lampe.
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