La Maison et le Monde
Rabindranath Tagore
La maison et le monde
Traduit de l’anglais
par F. Roger-Cornaz
Petite Bibliothèque Payot/Documents 61
CHAPITRE PREMIER
RÉCIT DE BIMALA
I
Ma mère, aujourd’hui me revient à la mémoire la trace de vermillon1 qui marquait la raie de votre chevelure, le sari2 que vous portiez, avec sa large bordure rouge, et vos yeux, ces yeux si beaux, si profonds, si paisibles. Ils ont éclairé pour moi le voyage de la vie, comme la première lueur de l’aube, et m’ont donné un viatique d’or à porter tout le long de ma route.
Le ciel qui verse la lumière est bleu, et le visage de ma mère était sombre ; mais elle avait l’éclat de la sainteté, et sa beauté eût fait honte à la vanité des plus belles.
Chacun dit que je ressemble à ma mère. Dans mon enfance, j’en étais offensée ; je m’irritais contre mon miroir ; il me semblait que l’injustice de Dieu enveloppait mon corps, que mes traits obscurs n’étaient pas mon dû, et qu’ils m’avaient été donnés par erreur. Il ne me restait qu’à demander à mon Dieu, en réparation, la grâce de devenir « le modèle de ce qu’une femme doit être », selon la parole d’un poète épique.
Quand je fus demandée en mariage, un astrologue qui consulta ma paume dit :
— Cette jeune fille porte les signes favorables : elle doit être une femme parfaite.
Et les femmes qui l’entendaient s’écrièrent :
Assurément, car elle ressemble à sa mère.
Je fus mariée dans la maison d’un Rajah. Quand j’étais enfant, j’avais lu souvent la description du Prince dans les contes de fées. Mais le visage de mon mari n’était pas de ceux que l’imagination place aisément au pays des merveilles : il était sombre, sombre comme le mien. L’inquiétude où me laissait mon manque de beauté en fut allégée quelque peu ; et, en même temps, une trace de regret s’attarda dans mon cœur.
Mais, quand les apparences échappent à l’examen de nos sens pour entrer dans le sanctuaire de nos cœurs, alors on peut les oublier. Je sais, par l’expérience même de mon enfance, que l’amour est comme l’aspect extérieur de la beauté. Quand ma mère disposait sur le plat de pierre blanche les fruits divers que ses mains aimantes venaient de peler et agitait doucement son éventail pour en écarter les mouches, tandis que mon père s’asseyait pour prendre son repas, cette servitude se confondait en une beauté qui passait au-delà des simples formes. Même dans ma petite enfance, j’en éprouvais le pouvoir qui échappait à toute discussion, à toute incertitude, à tout calcul : c’était de pure musique.
Je me souviens, après mon mariage, quand, au petit jour, je me levais silencieusement pour enlever la poussière3 des pieds de mon mari sans l’éveiller : il me semblait que la marque de vermillon brillait sur mon front comme une étoile.
Un jour, il s’éveilla par hasard et me demanda en souriant :
— Qu’est-ce donc, Bimala ? Que faites-vous ?
Je n’oublierai jamais ma honte d’être découverte. Il aurait pu croire que je cherchais à gagner secrètement du mérite. Mais non, non. Cela n’avait rien à voir avec le mérite ; c’était seulement mon cœur de femme dont l’amour ne pouvait être qu’un culte.
La maison de mon beau-père était d’une noblesse antique et remontait aux jours des Badshahs. Certaines de ses façons venaient des Mongols et des Pathans ; certaines de ses coutumes venaient de Manu et de Parashar. Mais mon mari était tout à fait moderne. Le premier de sa maison, il avait suivi l’Université et passé l’examen du M. A. Son frère aîné était mort jeune, tué par l’ivrognerie, et n’avait pas laissé d’enfants. Mon mari ne buvait pas et ne s’adonnait à aucun vice. Et cette abstinence était si rare dans sa famille que bien des gens la trouvaient presque indécente. Ils jugeaient que la pureté ne convient pas aux favoris de la fortune. La lune a place pour des taches, mais non pas les étoiles.
Les parents de mon mari étaient morts depuis longtemps, et sa vieille grand-mère gouvernait sa maison. Mon mari était la prunelle de ses yeux, le joyau qu’elle portait sur son cœur ; en sorte qu’il ne rencontrait jamais beaucoup de difficulté à passer outre aux antiques usages. Quand il amena Miss Gilby pour m’instruire et me servir de compagne, il s’en tint fermement à son propos, malgré le venin sécrété par toutes les langues de la maison et du dehors.
Mon mari venait de passer l’examen du B. A. et il se préparait au M. A., en sorte qu’il lui fallait demeurer à Calcutta pour suivre les cours de l’Université. Il m’écrivait presque chaque jour, quelques lignes seulement, quelques simples mots ; mais son écriture ferme et ronde semblait me regarder tendrement. Je conservais ses lettres dans un coffret de santal, et je les couvrais de fleurs cueillies dans le jardin.
Alors le Prince des contes de fées avait pâli dans mon souvenir comme la lune au soleil du matin. Mais mon vrai Prince trônait dans mon cœur.
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